Joseph Lantz

Commentaire (0) Famille Lantz

 

Ce texte est un résumé du témoi­gnage écrit que Jo­seph Lantz nous a confié. Voir aussi son récit dans Kocher­sch­bari n°39, 1999, p. 65–69.

Joseph Lantz est né à Hayange (Moselle) le 15 mars 1932. Un après-midi, à la sortie de l’école, un chef de la Hitlerju­gend, colla­bo­ra­teur notoire, lui a donné plusieurs gifles parce qu’il avait refusé de le suivre à une réunion hitlé­rienne[Joseph Lantz a retrouvé la trace de ce person­nage qui ne semble pas avoir été inquiété à la Libé­ra­tion, bien au contraire : pour sa brillante carrière, il a été fait offi­cier dans l’ordre des Palmes acadé­miques en 1992. « Une distinc­tion que j’ai du mal à compren­dre… A médi­ter… » ajoute-t-il.]]. Né dans une famille fran­co­phile ([voir les témoi­gnages de son père et de son frère), Joseph Lantz et sa famille ne pouvaient que subir les foudres des Alle­mands. Le 22 janvier 1943, ils sont réveillés à 3h30 du matin par des SS et conduits en bus à Thion­ville (alors appelé Diden­hof­fen). Vers 8 heures, ils prennent le train en direc­tion de Strie­gau, en Silé­sie. Toujours sous la surveillance d’hommes en arme, ils sont amenés « dans un ancien couvent converti en camp de disci­pline. Strie­gau et son comman­dant faisaient partie d’un commando du camp de concen­tra­tion de Gross Rosen.

L’Obers­turmfüh­rer était debout sur une table et nous criait des insultes (« Vous êtes tous des sales Français – des Schwei­ne­bande, ich werde euch schon klein brin­gen “ ) et nous me­na­çait du camp de concen­tra­tion, qui n’était pas très loin de nous, pour celui qui ne marchait pas droit.

Le camp n° 122

Nous avons été répar­tis dans diffé­rentes chambres ou grandes salles. Il y avait des chambres de 30 à 120 personnes – jeunes, vieux et enfants, tous ensembles. Nous étions 36 personnes pour dormir sur de vieilles paillasses et des lits à trois étages.

Lantz6.jpgJ’avais 11 ans. Nous, les jeunes, devions nous rassem­bler tous les matins à 6 heures. Inter­dic­tion d’avoir quelque chose sur la tête. Par un froid glacial, le Lagerfüh­rer nous parta­geait le travail du camp. Ma mère me donnait deux paires de panta­lons de mon père et je mettais deux paires de chaus­settes pour ne pas avoir trop froid. Nous avions malgré tout très froid ; il y avait beau­coup de neige. Même, qu’un matin, j’avais de la glace après mon zizi, mais je n’osais rien dire à mes parents. Il y avait égale­ment, pour les jeunes, des camions et des wagons à déchar­ger, ainsi que les corvées inté­rieures et exté­rieures du camp, sans oublier les coups de pied au cul et les insul­tes…

Nous avions aussi des jour­nées consa­crées à la chasse aux punaises qui, la nuit, nous suçaient le sang.

Le travail était obli­ga­toire pour tous. Nous étions deve­nus les esclaves du IIIe Reich hitlé­rien.

La toilette se faisait tous ensembles : hommes, femmes et enfants. Pour les WC, il y avait toujours de longues files d’at­tente.

Nous avions aussi des demi-jour­nées d’école pour apprendre les grandes victoires de l’Ar­­mée alle­mande et le tout pour la propa­gande nazie. Quelques fois, nous avions le droit de sortir le dimanche pour aller à l’église. Le curé alle­mand de la ville était gentil avec nous et nous récon­for­tait bien souvent. Il m’au­to­ri­sait même à me confes­ser en français, alors qu’il ne le compre­nait pas.

Avec ce froid, nous avions bien souvent des angines et de fortes fièvres, sans oublier la scar­la­tine et ses érup­tions, ses plaques et les quatre semaines de diète qui nous ont bien affai­blies. Les seuls remèdes et médi­ca­ments étaient des pilules rouges.

Tout notre cour­rier était contrôlé et tous les colis que nous rece­vions de la famille étaient ouverts… et dépouillés des meilleures choses.

Notre vie d’in­car­cé­rés en camps spéciaux prenait forme. Nous étions éton­nés de notre capa­cité d’adap­ta­tion. Notre desti­née aurait pu être pire et notre chance a été de ne pas appar­te­nir à une ethnie vouée à l’ex­ter­mi­na­tion comme les tziganes ou les juifs. Nous étions suscep­tibles d’être encore récu­pé­rables au sein d’une grande Alle­magne.

„ Scheiss Hitler “

Mon père, déser­teur de la Première Guerre mondiale, avait toujours la hantise d’être un jour décou­vert. Grave­ment blessé au bras en Russie (…), il ne pouvait pas faire de gros travaux, mais devais nettoyer les WC du camp – le plus sale des travaux.

Notre maman était obli­gée d’al­ler travailler en ville pour nettoyer les écoles. Je l’ac­com­pa­gnais bien souvent ; les jeunes nous crachaient dessus. C’était très sale – ils le faisaient exprès (…). [Elle] avait bien souvent la parole coura­geuse (…), mais aussi très dange­reuse pour sa famille. Lors d’une convo­ca­tion par le Sturmfüh­rer, à propos de son travail dans les écoles, pour saluer en entrant dans le bureau, elle dit „ Scheiss Hitler “ (« Merde Hitler ») à voix basse[[Le salut „ Heil Hitler ! “ était obli­ga­toire pour entrer dans le bureau du Sturmfüh­rer.]]. Le Sturm­füh­rer l’apos­tro­pha aussi­tôt : „ Was haben sie gesagt ? “ (« Qu’a­vez-vous dit ? »). Mère lui répon­dit aussi­tôt : „ Ich habe es zu schnell gesagt und habe „ Heiß Hitler “ gesagt “ (« J’ai parlé trop vite et j’ai dit Chaud Hitler »). A moitié convaincu, le Sturmfüh­rer lui répon­dit mécham­mant : „ Noch einmal solche Worte und die ganze Fami­lie Lantz kommt nach Gross Rosen ! “ (« Encore une fois de telles paroles et toute la famille Lantz se retrou­vera à Gross Rosen ! »).
Maman est tombée pendant son travail ; ce jour-là, j’étais avec elle pour l’ai­der. Elle avait perdu beau­coup de sang et il n’y avait personne pour nous aider. Elle est restée sans soins. En arri­vant à l’hô­pi­tal, le méde­cin nous a dit qu’il était en attente d’un mort et qu’il n’y avait pas de place pour elle.

Mon petit frère était souvent malade, mais les pilules rouges étaient données pour toutes les infec­tions. L’in­fir­mière passait tous les jours dans les chambres. C’était une grande perche, avec une voix perçante, et très méchante. On disait : « Atten­tion ! Voilà la guêpe qui arrive ! ».

Nous étions quatre copains toujours ensembles pour travailler. C’est dans ces longs couloirs, en cachette, sur des caisses, que j’ai appris à jouer à la belote. Nous nous sommes fait prendre par le Lagerfüh­rer et avons reçu une bonne correc­tion : gifles, coups de pied au cul et menaces.

Nous avions aussi confec­tionné une carte bleu-blanc-rouge avec une photo. Nous avons détruit ces cartes par peur des repré­sailles, mais, malgré tout, nous conti­nuions à jouer à la belote et à parler en français.

Trans­fert au camp 220

Lantz4.jpgLe Lager 220 à Striegau. (Coll. particulière)Après un an de priva­tion et de travail dans le camp 122, nous avons démé­nagé dans un autre camp, encore plus pauvre et plus froid. C’était le sinistre camp 220 avec des baraques et une instal­la­tion précaire et sale[[ Ce camp se trou­vait à proxi­mité de la gare de Strie­­gau.]]. On voyait tous les jours passer les pauvres concen­tra­tion­naires. Ils marchaient péni­ble­ment avec leurs sabots dans leurs habits rayés. Nous avions encore bien de la chance de ne pas être parmi ces malheu­reux. Notre Obers­turmfüh­rer nous menaçait bien souvent de Gross Rosen.

Nous, les jeunes, nous avions toujours les mêmes corvées et travaux dans ce camp qui était entouré de barbe­lés. Les condi­tions de vie dans ce camp étaient des plus mauvaises en raison de son instal­la­tion précaire, du manque d’hy­giène et de chauf­fage. La nour­ri­ture était insuf­fi­sante et non appro­priée aux enfants qui y vivaient avec leurs parents et leurs grands-parents[[L’or­di­naire était parfois amélioré par des pommes vertes ou des pommes de terre que les jeunes rappor­taient en cachette de leurs travaux dans les champs.]].
Toutes les nuits, nous enten­dions de gros avions (…) passer au-dessus de nous. Nous pouvions voir la clarté des bombar­de­ments au loin et nous savions que c’étaient les Amé­­ri­­cains. Nous avons été bombar­dés deux fois dans nos baraques et nous avions juste le temps de nous cacher sous nos lits. Le bruit des canons de l’Ar­mée russe se rappro­chait tous les jours. Mon père ne voulait pas être li­bé­ré par les Russes : il se souve­nait de la guerre de 14–18 et savait ce qu’ils pouvaient fai­­re…

Vers la liberté

Le 12 février 1945, aban­don­nés par nos gardiens, nous avons pris la fuite. Notre maman a pris une char­rette à quatre roues près de la gare de Strie­gau. Après avoir aban­donné le plus gros de nos bagages, nous sommes partis avec quelques affaires. Mon petit frère sur la char­rette, je marchais devant avec mon père et maman pous­sait derrière. Nous avons marché ainsi pendant deux jours et deux nuits, dans le froid du mois de février, sans avoir à manger. Nous nous sommes repo­sés sur les bancs des églises restées ouvertes. C’était la débâcle ; il y avait même des Alle­­mands qui fuyaient.
Après un regrou­pe­ment, nous avons repris un nouveau convoi de wagons. Nous avons passé cinq jours et cinq nuits toujours sans rece­voir à manger. Tout le monde sortait lors des arrêts pour cher­cher un peu de pain. Mon père était allé trop loin et a manqué le départ. Il a mis deux jours pour nous retrou­­ver[[Durant ce laps de temps, Jacques Lantz a été témoin, dans une petite gare, du fait suivant : un groupe de personnes s’en prenait à un SS en fuite. En s’ap­pro­chant, il a reconnu le Lagerfüh­rer Hampel de Strie­gau. Mal­­gré tout ce que ce dernier avait fait subir à sa famille, il est inter­venu en sa faveur, indiquant que ce SS n’était qu’un exécu­tant.]]. Notre mère, partie elle aussi, a dû prendre le train en marche et s’est retrou­vée dans le dernier wagon. Sans nouvelles de nos parents, conso­lés par les autres, nous avons attendu le prochain arrêt pour la retrou­ver.

Notre voyage a duré sept jours à partir du départ de Strie­gau, sans ravi­taille­ment. Nous étions tous affa­més, assoif­fés et exté­nués. Il y avait encore des soldats alle­mands, mais plus ces SS en armes (…). Après neuf jours, nous sommes arri­vés en Bavière, le 21 février 1945 (…). Nous avons été répar­tis en plusieurs groupes et villages. Notre groupe compre­nait 68 personnes – adultes et enfants. C’était un petit village appelé Zenting. Nous étions rassem­blés dans une grande salle de danse qui était recou­verte de paille avec un chemin au milieu. Comme il n’y avait pas beau­coup de place, nous dormions comme des sardines : l’un la tête en bas, l’autre en haut et le tout bien mélangé !

Nous étions toujours encore sous contrôle alle­mand, mais sans SS. Nous faisions à manger nous-mêmes en allant cher­cher des pissen­lits ; les gens du village disaient que nous mangions de l’herbe. Mon père partait tous les jours cher­cher de quoi manger, c’est ainsi qu’il a rencon­tré une famille bien gentille et compré­hen­sive.

Fils de culti­va­teurs, mon père s’est proposé d’ai­der cette famille qui a bien voulu de nous (…) et a pris le risque de nous accueillir. Le père était à la guerre et la mère s’oc­cu­pait d’une petite ferme. Le fils avait 14 ans et il y avait une petite fille de 10 ans (…). Mon père sortait dans les champs avec les bœufs et moi, j’ai­dais le fils à nettoyer les bêtes et ­l’é­cu­rie. Nous sommes rapi­de­ment deve­nus des amis et j’eus la chance de pouvoir dormir avec lui dans un vrai lit. Il s’ap­pe­lait Joseph comme moi. C’est là que nous avons pris nos premiers repas et nos premières forces. On mangeait tous ensembles sans assiettes et dans une même poêle. Nous mangions notre première viande depuis deux ans : une bonne chou­croute avec du lard bien gras que je mor­­dais à pleines dents !

Bien des souve­nirs me restent de ces Bava­rois qui sont, par la suite, restés nos amis et que je n’ou­blie­rai jamais.

Nous avons égale­ment eu la surprise de revoir notre deuxième grand frère, Jacques, qui avait réussi à s’en­fuir du camp de Linz (…).

Retour et décep­tion

Après trois mois, le prin­temps est arrivé et notre libé­ra­tion tant atten­due aussi, grâce aux troupes améri­caines. C’était le 28 avril (…). Les aînés du camp étaient allés attendre les Améri­cains (…) avec notre drapeau et ainsi proté­ger le village de la destruc­tion. Une semaine après, nous avons commencé à parler du retour vers la France et avons préparé ce qu’il nous restait comme bagages (…).

Le retour, drapeau haut, en camion était égale­ment pénible ; nos cœurs étaient lourds, mais libé­rés… Après deux jours passés à Nu­rem­­berg, couchés dans des couloirs sur des cou­­ver­tures, nos repas consti­tués de con­­ser­ves, nous avions hâte de rentrer. Nous avons pris un long train de wagons à bestiaux avec de la paille… et toujours avec notre drapeau (…). Le voya­ge a duré encore cinq jours et cinq nuits. Nous avons traversé l’Al­le­­ma­gne en sens in­ver­se et rencon­tré beau­coup de ruines et de misère.

Nous sommes arri­vés à Metz le 22 mai 1945. Nous avons été accueillis froi­de­ment (…). Le 23 mai 1945, nous sommes arri­vés à la gare de Hayange (…). Il ne nous restait que quel­ques petits colis que nous portions à la main, mais je crois que, grâce à Dieu, nous nous sommes retrou­vés tous les six, bien faibles, mais surtout heureux d’être ensembles (…). Mon grand frère Eugène, rentré depuis deux mois et prévenu de notre arri­vée, vînt à notre rencontre. Or, l’aper­ce­vant de loin, Jacques envoya notre plus jeune frère à sa rencontre. Eugène ne le reconnu pas et le repoussa. Vous voyez le tableau !

Nous étions bien arri­vés chez nous, mais il ne nous restait plus rien : plus un drap, la cave avait été vidée, tout était parti. Il fallait re­com­­men­cer à zéro (…). Nos voisins étaient tous indif­fé­rents envers nous. Nous nous sentions gênés par rapport aux autres. Notre père avait bien reçu quelques subven­tions et habille­ments du centre de rapa­trie­ment, mais à voir ceux qui étaient restés chez eux, nous étions bien des imbé­ciles et des pauvres oubliés de la guerre (…).

Le 24 mai 1945 – sans avoir de repos après ce long retour -, moi et mon frère sommes retour­nés à l’école. Nous étions des oubliés, de pauvres garçons amai­gris, très timides. Nous n’avions rien à dire. Nous étions re­pous­­sés et reje­tés par les autres, bien plus forts que nous. L’ins­ti­tu­teur ne m’a pas de­man­dé pourquoi j’étais un nouveau venu…
A l’école, malgré notre grand retard, nous étions toujours encore parmi les moyens. En partant en 1943, mon père avait emporté un livre de lecture en français et nous faisait très souvent écrire les tables de multi­pli­ca­tion. Mis à part l’or­tho­gra­phe… le grand handi­cap de notre vie scolaire et profes­sion­nelle : nous avons terminé nos études à 14 ans.

Je me souviens aussi que, ne sachant pas écrire sans fautes les dictées (je faisais plus de 50 fautes), l’ins­ti­tu­teur se faisait un malin plai­sir à nous taper sur les doigts pour chaque faute d’or­tho­graphe ! Nous n’osions rien dire à la maison. C’est à l’école, mais plus encore à l’ap­pren­tis­sage que nous avons le plus souf­fert de notre handi­cap : nous subis­sions les moque­ries des profes­seurs et des cama­rades de clas­se…

A 16 ans, sans diplôme et sans quali­fi­ca­tion, c’est bien là que nous avons réalisé qu’on nous prenait pour des imbé­ciles. Notre éduca­tion a été confisquée au profit de travaux pour le IIIe Reich. Le hasard nous a guidé, bien plus que la volonté, nous les jeunes de 12 à 16 ans, les resca­pés en 1945. Je rêvais d’une autre vie après l’école. A cause de ce manque de savoir, j’ai souvent été péna­lisé dans ma vie quoti­dienne.

Pour conclure, je voudrais ajou­ter que, lorsque nous sommes reve­nus, nous n’avions pas envie de parler. Nous préfé­rions regar­der en avant et penser au lende­main. Nous avons laissé derrière nous les camps, les longs voyages et les mauvais souve­nirs. Nous voulions seule­ment oublier. Et main­te­nant, 60 ans après, le passé nous revient avec ce qui se passe aujourd’­hui : guerres, exclu­sions, etc. Il faut regar­der vers l’ave­nir, vers l’Eu­rope et la paix dans le monde. Il ne faut surtout pas garder de la haine ou entre­te­nir un esprit de vengeance : il faut pardon­ner sans toute­fois oublier ».

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