Trois ques­tions à Jean-Laurent Vonau : L’Al­le­magne d’aujourd’­hui nie-t-elle le crime de l’in­cor­po­ra­tion de force ?

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De nombreux docu­ments offi­ciels (archives du Bureau des Archives des Victimes des Conflits Contem­po­rains à Caen, cartes de rapa­trie­ment, statuts de l’As­so­cia­tion des Déser­teurs, Evadés et Incor­po­rés de Force du Bas-Rhin, etc.) attestent que l’in­cor­po­ra­tion de Français dans la Wehr­macht et la Waffen-SS est une « dépor­ta­tion mili­taire ». Pourquoi n’est-elle plus consi­dé­rée comme telle de nos jours ?

La déno­mi­na­tion de « déporté mili­taire » ne corres­pon­dait pas exac­te­ment à la situa­tion. Un déporté a un statut parti­cu­lier qu’on lui a conféré pour les pensions, les accès à la retraite, etc. On ne pouvait pas calquer le cas des incor­po­rés de force sur celui des indi­vi­dus qui avaient été incar­cé­rés dans les camps de concen­tra­tion. En effet, un déporté est privé de liberté, alors qu’un incor­poré de force est certes privé de sa liberté d’être un mili­taire de tel ou tel pays, mais il n’est pas privé d’une certaine liberté de mouve­ment. Il faut aussi souli­gner que les dépor­tés ont aussi refusé que ce terme soit décliné pour tous les cas de victimes du nazisme, dont les incor­po­rés de force. Tout ceci explique pourquoi la déno­mi­na­tion de « déporté mili­taire » a été aban­don­née.

L’en­rô­le­ment forcé d’étran­gers dans l’ar­mée de l’Al­le­magne nazie a été jugé comme un crime de guerre lors des procès de Nurem­berg. Après guerre, le chan­ce­lier Willy Brandt a exprimé la posi­tion de l’Al­le­magne à ce sujet. Quelle était-elle ?

Le procès de Nurem­berg s’est tenu dès le mois de novembre 1945 et jusqu’en 1946, donc très rapi­de­ment après la guerre. A ce moment-là, tous les prison­niers de guerre et tous les incor­po­rés de force n’étaient pas rentrés. A l’époque, on n’a pas pu appré­hen­der toute la dimen­sion de ce crime contre l’hu­ma­nité qu’est l’in­cor­po­ra­tion de force. Elle a donc été quali­fié de crime de guerre, même si Edgar Faure, procu­reur adjoint pour la France au Tribu­nal de Nurem­berg, avait parlé d’un crime contraire à l’hu­ma­nité.
Après réflexion et analyse, je suis persuadé que nous sommes en présence d’un véri­table crime contre l’hu­ma­nité. En effet, un crime de guerre est loca­lisé, isolé et se déroule dans des circons­tances précises qui font que les lois de la guerre ne sont plus respec­tées. A l’in­verse, un crime contre l’hu­ma­nité est un crime qui est orga­nisé par un état. Ainsi, l’in­cor­po­ra­tion, pour­tant illé­gale, a été mise en place par l’état natio­nal-socia­liste avec conseils de révi­sion, rôle d’en­rô­le­ment, etc. C’est toute l’ad­mi­nis­tra­tion alle­mande qui a œuvré. De plus, cette incor­po­ra­tion s’est géné­ra­li­sée et a perduré dans le temps, de 1942 à 1944/1945. Enfin, elle n’a pas été un cas isolé : elle a concerné l’en­semble des Alsa­ciens et des Mosel­lans, mais aussi les Luxem­bour­geois, les Belges d’Eu­pen-Malmédy, les Slovènes, etc.
L’in­cor­po­ra­tion de force s’ins­crit donc dans une poli­tique d’en­semble, ce qui lui donne d’autres propor­tions qu’un crime de guerre. Rien que pour l’Al­sace, elle a concerné 100 000 indi­vi­dus dont près de 30 000 ne sont pas rentrés. C’est consi­dé­rable ! Et pour­tant personne ne s’est plongé dans la quali­fi­ca­tion juri­dique de cette affaire, surtout avec le recul néces­saire pour effec­tuer une analyse juri­dique. Cela me laisse pantois, car il y avait des incor­po­rés de force à la Faculté de Droit, mais aucun n’a jamais cher­ché à quali­fier ce qu’ils avaient enduré.
Aujourd’­hui, l’Al­le­magne recon­naît l’in­cor­po­ra­tion de force, mais nie par ce biais le crime de guerre, a fortiori le crime contre l’hu­ma­nité. Le chan­ce­lier Willy Brandt était plus proche de notre type d’ana­lyse. C’était son état d’es­prit. N’a-t-il pas osé s’age­nouiller devant le monu­ment aux Morts de Varso­vie ? Il recon­nais­sait ainsi offi­ciel­le­ment la faute de l’Etat alle­mand.

En 2016, l’Auswär­tiges Amt (Bureau des Affaires Etran­gères) de Berlin ne semble plus parta­ger cette opinion, alors que, d’après vos recherches, l’in­cor­po­ra­tion de force devrait être défi­nie comme crime contre l’hu­ma­nité. Cette atti­tude de l’Al­le­magne actuelle ne revient-elle pas à légi­ti­mer l’an­nexion crimi­nelle de l’Al­sace et de la Moselle françaises par les nazis en 1940 et, de fait, le crime de l’in­cor­po­ra­tion de force ?

C’est évident ! Si l’Al­le­magne actuelle consi­dère que l’in­cor­po­ra­tion de force n’est pas un crime en soi, cela voudrait dire que les nazis avaient le droit de le faire. C’est tout simple­ment légi­ti­mer l’an­nexion de fait de l’Al­sace et de la Moselle au IIIe Reich ! C’est très grave d’adop­ter cette posi­tion qui est d’ailleurs tout à fait nouvelle : jusqu’ici le gouver­ne­ment alle­mand n’avait jamais osé nier l’illé­ga­lité de l’an­nexion des dépar­te­ments français. Aujourd’­hui, au contraire, l’Al­le­magne tendrait à recon­naître le bien fondé de cette annexion tota­le­ment illé­gale et ce malgré les protes­ta­tions, dès 1940, du gouver­ne­ment de Vichy et, par la voie des ondes, de Londres.
Nous sommes là en présence d’un scan­dale inter­na­tio­nal qui n’a pas eu l’écho en Alsace et en Moselle qu’il aurait dû avoir. Cela me laisse songeur, car je trouve qu’on perd le fil de cette affaire. Il y a de moins en moins d’an­ciens et de moins en moins de protes­ta­tions ou , quand il y en a, elles ne sont pas soute­nues.

Le 25 août 2017 marquera le 75e anni­ver­saire du décret d’in­cor­po­ra­tion de force. Cette date devrait être commé­mo­rée dans toutes les communes alsa­ciennes et mosel­lanes. Un effort parti­cu­lier a été fait pour les derniers survi­vants de 14–18, alors pourquoi ne pas faire aussi un effort pour les derniers incor­po­rés de force ? Parmi les actions envi­sa­geables, il pour­rait être proposé un dépôt de gerbe à titre tout à fait excep­tion­nel. Ce serait le dernier carat pour faire quelque chose de reten­tis­sant.

Côté français, il n’y a rien à redire. Le président de la Répu­blique, Nico­las Sarkozy, s’est offi­ciel­le­ment prononcé le 8 mai 2010 à Colmar. C’est du côté alle­mand que le problème se pose : comment les incor­po­rés de force peuvent-ils espé­rer une recon­nais­sance si l’Al­le­magne ne recon­naît pas le crime ? Si, 75 ans plus tard, l’in­cor­po­ra­tion de force n’est pas consi­dé­rée comme un crime, l’Al­le­magne peut-elle repro­duire un jour cette même erreur ? Que les Alsa­ciens-Mosel­lans aient été sur le front ouest ou sur le front est importe peu, car ils ont été victimes d’un crime orga­nisé par un état. En cela, ce crime se rapproche de la Shoah ou de l’éli­mi­na­tion des malades mentaux. Ces trois crimes ont été plani­fiés par un état. Ils ne sont pas des crimes de guerre, mais des crimes contre l’hu­ma­nité.

Propos recueillis par Nico­las Mengus

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