Du 25 au 27 février 2008, une délégation du Conseil Général du Bas-Rhin, sous la conduite du président Philippe Richert, s’est rendue à Tambov et à Kirsanov pour rendre hommage aux incorporés de force qui ont transité en ces lieux et remercier les autorités russes pour leur efficace collaboration. Cela a aussi été l’occasion de rencontrer deux survivants du camp de concentration de Tambov-Rada et des représentants d’associations patriotiques qui faisaient partie de cette délégation.
Pouvez-vous décrire votre arrivée au camp de Tambov-Rada ?
Je suis arrivé au camp de Tambov après le 13 janvier 1944. Je m’étais évadé de l’Armée allemande à Baranovichi, dans la zone de marais du Pripet. Les Russes m’ont invité à rester avec eux, jusqu’au jour où leur capitaine, un ancien de l’ambassade soviétique à Paris, a apprit qu’il y avait un projet de transfert des Français évadés et m’a conseillé de me rendre au camp de rassemblement de Tambov afin que je puisse rejoindre la France Libre. Comme j’étais le seul Français parmi cette unité, un soldat russe m’a été affecté pour me conduire jusqu’à Moscou, puis Tambov. Je me suis donc présenté tout seul à la porte du camp, toujours accompagné par le soldat. Je pensais que ce serait un camp de transit, puisqu’il était prévu de nous rapatrier. En fait, j’y ai passé sept mois très durs jusqu’à ma libération le 7 juillet 1944, avec le convoi des « 1500 ». J’ai ensuite intégré l’Armée française en Algérie. Lors du soulèvement de Sétif, en 1945, j’ai été blessé à l’œil gauche. Finalement, j’ai retrouvé mes foyers le 13 août 1945, après deux ans d’absence. Mes parents avaient été mis au courant de mon évasion par le message de la BBC suivant : « Jeannette va bien » et par le service de renseignements soviétique grâce au capitaine russe. Ils apprirent que j’étais en Algérie avant même que je n’y sois arrivé !
Quand je suis arrivé à Tambov, j’étais en possession d’un certificat au nom de Benedict Johann. J’ai alors demandé aux Russes de changer et de retrouver mon vrai nom : Benoît Jean. Les Russes m’ont alors pris pour un volontaire de la LVF ! S’en est suivit deux jours de cauchemars. Au bout de ce temps, ils m’ont laissé rejoindre les autres prisonniers, car ils avaient, dirent-ils, vérifié toutes mes déclarations.
Emile Roegel et Jean Benoit (à droite), deux rescapés du camp n°188, lors du dépôt de gerbe sur les lieux d’inhumation des prisonniers morts à Tambov. Jean Benoît dira de sa captivité : « On ressentait de la tristesse. On disait : « Regarde le ciel bleu et les nuages. On a les mêmes en Alsace et on les reverra ».
Quelle est la première image qu’évoque Tambov pour vous ?
Celle qui m’est venue et qui m’a beaucoup émue, c’est lorsque le journaliste de la télévision russe m’a posé des questions. Ca a été comme un flash d’images fortes. Je me vois avec des corps dénudés devant une fosse où on les met. Cette froideur, cette nudité peut-être. C’est ce qui m’a sauté à la figure. Ca m’a foutu en l’air. A l’époque, je supportais cela par soumission, par obligation. C’était insupportable. On les mettait pieusement dans la fosse, mais ils étaient nus. Et on les mettait directement en terre, sans cercueil, ni linceul.
Ce que j’ai ressenti, ce n’était pas de l’émotion, c’était de la panique. C’est le lieu qui fait ça : il vous renvoie brutalement les images du passé. J’ai failli m’écrouler : plus de 60 ans après, je me tenais peut-être au-dessus de cette fosse !
Tambov, c’était la survie. Certains sont morts, certains sont rentrés. Nous n’étions pas maltraités, mais nous étions des numéros zéro. Ce n’était pas un camp d’extermination, mais un camp de survie. Ceux qui désiraient ardemment rentrer sont rentrés, ceux qui disaient que jamais ils ne reverraient leur pays sont morts. Je n’ai jamais été aussi croyant qu’à Tambov. Sans aucune foi, on ne peut s’accrocher à rien.
Tambov est une brûlure inextinguible. On vit avec Tambov chaque jour de notre vie. Pendant 10 ans, rien ne fonctionnait chez moi et encore, j’ai eu la chance de faire partie des « 1500 » !
Notre combat pendant toutes ces années d’après-guerre a été de retrouver la paix en nous et de retrouver la paix avec nos disparus, ainsi que de nous réconcilier avec la Russie. C’est ce qui est entrain de se passer. Aujourd’hui se pose surtout le problème de la transmission de la Mémoire. Pour perpétuer le souvenir de notre vécu, les associations de « Malgré-Nous » se regroupent. Ainsi, en ce qui concerne les Anciens de Tambov, nous souhaitons passer le flambeau aux plus jeunes en associant les fils et descendants d’anciens prisonniers. Par ailleurs, un fils d’un ancien de Tambov, Freiburger, est entrain de travailler à un film pour le cinéma qui abordera le destin de « Malgré-Nous ».
Pourquoi, selon-vous, n’y a-t-il pas eu d’autres libérations de prisonniers avant la fin de la guerre ?
On a toujours parlé de cette histoire d’uniformes russes brûlés par les « 1500 » lorsqu’ils ont rejoint l’Armée française, ce que les Russes auraient considéré comme un affront. Je n’y crois pas, car je ne l’ai pas vu. Cependant, il y a effectivement eu un incident de ce genre, mais du fait de prisonniers polonais libérés par Staline.
On sait que, dès 1942 (avant même qu’il n’y ait un incorporé de force à Tambov), il y avait une entente entre la France et la Russie pour échanger des prisonniers. Quand les « 1500 » ont été libérés, les journaux d’Alger nous traitèrent de bolcheviques et préconisaient de nous enfermer à nouveau ! (NB: Ces faits sont également évoqués dans un « Rapport concernant le rapatriement des ex-prisonniers alsaciens et lorrains de l’URSS », juillet 1944, p.8–9 (Centre historique des Archives nationales, section du XXe, sous série F9).).