Christophe Sturtzer a reconstitué le parcours de son grand-père, Émile Badina, Malgré-Nous revenu en septembre 1945 dans son foyer haguenovien. Il souhaite transmettre son histoire à la veille des 80 ans de l’incorporation de force des Alsaciens et Mosellans dans la Wehrmacht.
Parfois, l’actualité réveille des souvenirs. On ouvre alors les vieilles malles pour en extraire des documents jaunis. C’est le cas du Haguenovien Christophe Sturtzer. À l’approche des 80 ans de l’incorporation de force des Alsaciens-Mosellans dans l’armée allemande, le 25 août 1942, le quadragénaire a découvert le parcours tragique de son grand-père, et de tant d’autres.
« Il ne nous a jamais fait le récit de ces années de guerre, de ce qui lui est arrivé. Ce n’est que récemment que j’ai ressorti de vieux documents, comme sa carte de rapatrié, et que j’ai entrepris des recherches. Je veux transmettre son histoire. On parle beaucoup des Malgré-Nous disparus, mais peu de ceux qui sont revenus et ont essayé d’oublier, comme lui. »
Émile Badina, grand-père maternel de Christophe Sturtzer, naît le 1er février 1927 à Haguenau. Il est un enfant quand la guerre éclate. En 1942, Alsaciens et Mosellans doivent rejoindre les rangs de l’armée allemande sous menace de représailles. Le Reich, sentant sa chute inéluctable, force des hommes de plus en plus jeunes à quitter leurs foyers.
Il sera encore fait prisonnier par l’armée russe
Alors que les villes alsaciennes sont libérées une à une, un dernier convoi de Haguenoviens part le 20 novembre 1944. Émile Badina est à son bord pour le RAD, abréviation de Reichsarbeitsdienst, ou « service de travail du Reich ». Il a 17 ans, et est fils unique de cultivateurs du Hundshof, lieu-dit au nord de Haguenau. Aucun document ne spécifie à quoi il était employé.
À son décès, la famille reçoit un courrier de Robert Brobeck, de Schweighouse-sur-Moder, ancien compagnon d’infortune disparu en 2020, affirmant qu’ils étaient ensemble au RAD à « Teichhof près de Lichtenau ». Des recherches sur internet apprennent à Christophe Sturtzer qu’il existait bien un camp qui fabriquait des munitions dit « Teichhof » à Hessig Lichtenau, au sud-est de Kassel.
D’autres actes tapés à la machine à écrire révèlent que le 20 mars 1945, Émile Badina quitte le RAD pour intégrer la Wehrmacht. Il sera soldat au Granadierwerfer Ersatz und Ausbildung Komp 519, positionné à Fulda. Les dates se mélangent et se contredisent, mais il sera encore fait prisonnier par l’armée russe mi-mai 1945 à Karlsfeld, détenu à Dresden, interné par les Américains à Bamberg…
Ironie des dates
Il regagne son foyer en septembre. « Ma mère m’a raconté qu’il a dû citer les villages autour de Haguenau pour prouver aux Américains qu’il était Alsacien ! », se souvient son petit-fils. Les tampons et notes griffonnées sur sa carte de rapatrié, à moitié effacés par le temps, laissent deviner les péripéties de son retour. Elle mentionne même une bicyclette reçue en décembre 1946 !
On peut noter l’aberrante ironie des dates. Émile Badina a été incorporé dans la Wehrmacht quatre jours après que sa propre ville, Haguenau, ne soit définitivement libérée le 16 mars 1945. L’Armistice du 8 mai 1945 était déjà signé quand il a été fait prisonnier, ballotté entre Russes et Américains. Sans compter que le jeune Alsacien a encore dû effectuer le service militaire français pendant deux ans.
Des décennies sont passées avant que le sort de ces Alsaciens et Mosellans partis contre leur gré combattre sous drapeau allemand ne soit étudié. En 1984 seulement, peu après avoir pris sa retraite, Émile Badina entame les démarches pour que soit reconnue sa qualité d’incorporé de force. Les documents en possession de Christophe Sturtzer dévoilent un nouveau parcours semé d’embûches.
Son grand-père tente d’abord en juillet d’obtenir un certificat de ses services de guerre auprès des archives du gouvernement militaire français de Berlin, qui lui répond par la négative, justifiant de l’absence de traces le concernant. En septembre, il réunit des témoignages de compagnons d’infortune et obtient une attestation d’incorporation de force signée du maire de Haguenau.
Le 15 février 1985, le secrétariat d’État aux anciens combattants lui répond avoir bien réceptionné sa demande et le prévient, son instruction risque d’être longue. « Depuis l’officialisation du versement de l’indemnité aux incorporés de force par le Gouvernement de la République fédérale d’Allemagne, mes services ont connu une affluence considérable de ce type de demandes. »
Casse-tête administratif
En effet, ce n’est que deux ans plus tard, le 27 mars 1987, soit 43 ans après que l’adolescent a été arraché à sa famille, qu’Émile Badina reçoit sa reconnaissance officielle d’incorporé de force. Et seul son temps dans la Wehrmacht est pris en compte, du 20 mars 1945 au 23 août 1945, sans son service préalable dans le RAD.
Le casse-tête administratif n’est pas fini. Entre autres démarches, son indemnisation est accordée en janvier 1990. Il reçoit 1 600 F, qui s’ajoutent aux 7 500 F déjà perçus. La fondation dite Entente franco-allemande lui écrit froidement : « Vous aurez ainsi été rempli de vos droits dans la répartition de 250 millions de DM versés à notre fondation au titre de l’accord franco-allemand du 31 mars 1981. »