Dans le département de la Manche, à Gouville-sur-Mer – commune située à 12km de Coutances -, entre le 20 et le 28 juillet 1944 sur le chemin de mon domicile, j’ai conversé avec deux soldats. Ils étaient sous l’uniforme allemand. J’avais 9 ans. Voici ce dont je me souviens très approximativement.
C’est un des deux soldats qui m’adressa la parole en me disant, dans un français, qui, si je ne m’abuse était sans accent :
– Tu n’es pas à l’école ?
– Non, il n’y a plus d’école depuis le 6 juin, car les Américains sont débarqués.
– Ça, on le sait bien, mais travailles-tu bien en classe… ? Et de me poser l’un et l’autre et sans accent, des questions sur ce que j’avais appris.
Ils connaissaient, les mêmes chansons que moi, les mêmes contes, les mêmes récitations… !
Je ne puis dire combien cette rencontre dura ! Ce dont je me souviens, c’est mon étonnement et aussi d’avoir couru jusqu’à mon domicile en imaginant mille choses.
En arrivant à la maison, remplie de réfugiés venus du nord de notre département, je racontais à mon père la rencontre que je venais de faire avec ces soldats parlant si bien le français…. ! Et sachant surtout les mêmes choses que moi…. ?!?!
Probablement pour être entendu de toutes les personnes présentes dans la pièce commune, mon père éleva la voix et dit : « Ce ne sont pas des Allemands, ce sont des Alsaciens. Des pauvres gars, ils sont plus français que nous. Ils ont été mis dans les pattes des Boches par Pétain et Laval » !! Il parla aussi des collaborateurs, du marché noir et aussi de différents faits auxquels je n’entendais pas grand chose.
Dominé par les effets que les propos de mon père eurent sur moi, je repartis chez Jean-Baptiste Ybert, au village du Hamelet, où les deux soldats en limite de sa cour m’avaient parlé.
J’entrais ; personne de la famille Ybert. C’était, je suppose, l’heure de la traite. Mais dans la pièce, située à droite en entrant, devant l’âtre, assis comme pour se chauffer les pieds, était un de ces soldats. Il était en tenue de guerre (comme nous disions). Son fusil était appuyé sur le jambage de la cheminée. Son casque était pendu à son bras gauche. Je voyais le soldat de dos.
L’été au bord de la mer, nous marchions toujours pieds-nus. Il ne dut pas m’entendre, mais moi je l’entendis fredonner une chanson « Sérénade sans espoir » que Rina Ketty avait fait connaître. Cette chanson, mon frère la chantait aussi. Agé de 21 ans, mon frère, le 17 juillet 1944, partit avec cinq compagnons, sur une barque de pêche, rejoindre par la mer les Américains. Ils débarquèrent en un lieu, situé au dessus de la ligne de front, dans la presqu’île du Cotentin.
Je m’approchais du soldat. Je vis qu’il avait les yeux inondés de larmes alors qu’il fredonnait toujours.
Me suis-je approché ? Je ne puis me le rappeler. Ce dont je me souviens, c’est qu’il me pressa contre lui et aussi que j’avais la main gauche dans son casque. Au fond du casque, était quelque chose de moelleux, des gants de laine peut-être ?
Combien durèrent ces instants ? Quelques minutes, il me semble ! Un camion s’arrêta devant la cour. Le soldat se précipita et monta à l’arrière.
Le camion allait en direction du front situé depuis plusieurs jours entre Lessay et La Haye-du-Puits, soit à 15 ou 20 km de Gouville-sur-Mer.
Jamais nous ne revîmes les deux soldats. Mon père disait : « Ils ont été changés de secteur, ils parlaient avec les gens ». Leur absence m’affectait. J’ai toujours pensé qu’ils avaient été tués et aussi que mon père ne voulait pas me voir en peine.
Le soldat qui m’étreignit, était, il me semble, plus jeune que mon frère. Donc, il ne pouvait avoir un fils de mon âge. Quelques années plus tard, et surtout au moment et après le procès de Bordeaux, j’ai pensé et je pense encore que cet incorporé de force avait un petit frère de mon âge, et qu’il l’avait vu en moi. Alors, si je pense juste, ce petit frère est aussi le mien, c’est donc lui ou sa famille que je recherche.
Nous ne connaissions ni le prénom, ni le nom, ni l’unité à laquelle appartenaient ces soldats, cependant je caresse l’espoir d’avoir un jour – et ce n’est pas un rêve de gosse – une rencontre avec la ou les familles de ces deux Malgré-Nous et donc de satisfaire un désir vieux de 55 ans : faire la connaissance de mon « frère Alsacien ».
Mon père savait beaucoup sur l’Alsace, non parce qu’en 1917–1918 il avait été face à des « Français d’Alsace » disait-il, mais parce que d’une tranchée à une autre ils parlaient et échangeaient.
De plus, à Gouville-sur-Mer était un épicier : Monsieur HARTMANN, un Alsacien. Il rendit d’immenses services pendant l’Occupation. Ne parlait-il pas le français, l’alsacien et l’allemand? Après la guerre et jusqu’à la fin des années 50, Monsieur HARTMANN était aussi taxi. Il est probablement allé terminer sa vie en Alsace. Avait-il des enfants ?
En 1945 ou 1946, en été, Madame HARTMANN me demanda d’amener son neveu à la plage. Son neveu avait à peu près mon âge. Il ne parlait pas un mot de français. Ce dont je me souviens c’est qu’il riait facilement de nos facéties. Nous sommes allés plusieurs fois à la plage. Nous y retrouvions les autres enfants de nos âges et restions de longs moments à jouer.
Et si, ce neveu de Monsieur et Madame HARTMANN lisait ces lignes …… ?!?!
Jean BÉZARD
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