Histoire d’un « Malgré-Nous » anonyme – Texte trans­mis par Gérard Schutz

Commentaire (0) Les incorporés de force face à leur destin, Témoignages

 

Au cours de ma carrière à la Banque, j’ai pu consta­ter que certains collègues, par leurs réflexions, igno­raient tota­le­ment le cas des « Malgré-Nous », c’est à dire celui des Alsa­ciens et Mosel­lans incor­po­rés de force dans l’ar­mée alle­mande au cours de la 2ème guerre mondiale.

L’oc­ca­sion m’est donnée par l’As­so­cia­tion des Anciens Combat­tants de la Banque de France de vous propo­ser le récit authen­tique, hélas incom­plet, de l’un de ces Alsa­ciens qui, en deux ans, a porté succes­si­ve­ment les uniformes alle­mand, russe, anglais
et pour termi­ner celui du soldat franco-améri­cain.

1 – ANNEXION DE L’ALSACE PAR LES ALLEMANDS 

Aban­don­née par la FRANCE après la défaite de juin 1940, l’Al­sace, proie facile et enviée par les Alle­mands, fut tout simple­ment annexée au « Gross Deutsche Reich » de Hitler.

Après plusieurs inter­ven­tions auprès de celui-ci, le Gaulei­ter Wagner, gouver­neur régio­nal de l’Al­sace, obtint enfin l’ac­cord de mobi­li­ser et d’in­cor­po­rer les Alsa­ciens dans la Wehr­macht par décret du 25 août 1942.

Jour de honte et de colère en Alsace.

Nombreuses furent les évasions en SUISSE et en zone occu­pée.

La réac­tion des nazis fût brutale : menaces de mort pour les repris et dépor­ta­tion des familles concer­nées.

Des repré­sailles de toutes sortes étaient à l’ordre du jour.

Dans un même village, 19 jeunes gens tentèrent l’éva­sion en SUISSE et furent arrê­tés par les gendarmes. Le même jour, les 19 furent fusillés et rendus à leur famille.

Les premières recrues refu­sèrent de porter l’uni­forme alle­mand ; ils furent emme­nés en camions à Schir­meck, camp de redres­se­ment non loin de Stru­thof où, la faim, les tortures et les mauvais trai­te­ments eurent raison de leur résis­tance ; l’en­voi direct sur le front russe était la suprême puni­tion pour ces rebelles.

2 – MOBILISATION DANS L’ARMÉE ALLEMANDE

J’avais 17 ans et demi en février 1943, en classe de termi­nale au lycée de Hague­nau quand me parve­nait l’ap­pel au service prémi­li­taire.

Durant 3 mois, nous étions en instruc­tion aussi bien civique que mili­taire pour nous raison­ner et nous inculquer la disci­pline mili­taire alle­mande.

La même année, au mois de mai, je me trou­vais porteur de l’uni­forme « vert de gris » en Rhéna­nie.

L’ins­truc­tion du soldat alle­mand était parti­cu­liè­re­ment dure et variée.

Une fois le cycle terminé, il n’y avait pour nous Alsa­ciens et Mosel­lans qu’une seule desti­na­tion : celle du front de l’Est.

Au mois de novembre je me trou­vais avec 6 autres cama­rades alsa­ciens en première ligne sur le front central russe dans le secteur de Smolensk.

Notre mot d’ordre était de nous évader dès que l’oc­ca­sion propice se présen­te­rait.

Nous n’avions ni envie, ni raison de nous battre en soldat alle­mand contre un ennemi qui n’était pas le nôtre.

De leur coté, les Russes ne chômaient pas et chaque nuit des haut-parleurs inci­taient les Français à s’éva­der et à rejoindre leurs lignes où ils seraient bien accueillis.

Sous la violence de l’ar­tille­rie russe, après plusieurs attaques infruc­tueuses de l’in­fan­te­rie, nous appre­nions qu’un repli devait s’ef­fec­tuer. 

A cette époque l’ar­mée alle­mande était déjà sur la défen­sive.

3 – ÉVASION POUR REJOINDRE LES RUSSES

C’était le moment que j’avais choisi, avec un autre Alsa­cien, pour tenter notre évasion.

En pleine nuit et profi­tant de la fatigue géné­rale, au lieu de nous replier, nous avions pris la direc­tion oppo­sée vers un village que nous imagi­nions aban­donné.

Il s’y trou­vait quelques civils qui s’em­pres­sèrent de nous héber­ger, vu que nous étions armés.

Mon cama­rade d’éva­sion, parlant un peu la langue russe, leur fit comprendre que nous n’étions pas des Alle­mands mais des Français voulant se rendre aux troupes russes.

Le lende­main matin les premières unités de l’ar­mée sovié­tique, déjà préve­nues par nos civils, nous ont accueillis avec de larges sourires et, nous tapant dans le dos, n’ar­rê­tant pas de nous inon­der avec des cris de « Frazouski kara­cho » ce qui veut dire : « C’est bien, les Français ».

En voyant nos bouts de tissus trico­lores, seules justi­fi­ca­tions de notre natio­na­lité, ils écla­taient de rire et les jetaient.

J’ai eu l’im­pres­sion que ces braves russes igno­raient abso­lu­ment ce qu’é­tait la FRANCE

4 – PRISONNIERS DES RUSSES

Après les premiers inter­ro­ga­toires, fouilles et confis­ca­tions de tout ce que nous avions de person­nel, nous étions menés, accom­pa­gnés de deux senti­nelles, d’état-major en état-major et d’in­ter­ro­ga­toire en inter­ro­ga­toire, jusqu’au colo­nel.

Pendant ce trajet, nous étions ainsi expo­sés à toutes sortes de mauvais trai­te­ments de la part des soldats russes montant au front ; des coups sous toutes les formes pleu­vaient sur nous à cause de notre uniforme et les senti­nelles avaient bien du mal à nous mener à notre desti­na­tion.

Lors de nos multiples inter­ro­ga­toires, nous avions beau expliquer que nous étions des enrô­lés de force, que nous étions des évadés de l’ar­mée alle­mande et que nous souhai­tions nous battre avec l’ar­mée du Géné­rale de Gaulle, la méfiance ou l’igno­rance persis­tait dans leur esprit.

Vint le jour où un capi­taine de l’Ar­mée Rouge nous soumet­tait, à son tour, mais en français, à ses ques­tions.

Il nous promet­tait que nous serions diri­gés sur un camp de rassem­ble­ment des français et envoyés vers l’ar­mée de De Gaulle.

Mais dans l’im­mé­diat, comme preuve de nos dires et de notre natio­na­lité, il exige­rait d’ac­com­plir pour lui la mission suivante : l’un de nous, de préfé­rence mon cama­rade parlant un peu le russe, devait s’in­fil­trer derrière les lignes alle­mandes et reve­nir, après espion­nage, dans le camp russe.

S’il refu­sait cette mission, il dit, sortant son pisto­let, qu’il nous fusille­rait tous les deux.

Nous comprîmes, tout de suite, le sens suici­daire d’une telle aven­ture, connais­sant l’ex­trême diffi­culté d’une telle opéra­tion et les risques énormes qu’elle compor­tait aussi bien dans un sens que dans l’autre.

Nombreux furent les prison­niers alle­mands et alsa­ciens à être fusillés au moment de leur capture ou de leur évasion.

Je n’ai jamais revu mon cama­rade ; sa famille, déjà éprou­vée par la perte d’un fils tué au front, n’a jamais eu de ses nouvelles.

Par malheur, le père de l’un de ces « Malgré-nous » s’est tué lors des opéra­tions de démi­nage en 1945.

Après cette sépa­ra­tion, je fus dirigé sur un autre groupe de prison­niers alle­mands, deux autri­chiens et un polo­nais.

Il nous fallait parcou­rir envi­ron 300 km à pied dans la neige et la boue.

Plusieurs jours durant, sans autre nour­ri­ture qu’un bout de pain sec, nous nous traî­nions misé­ra­ble­ment à travers la campagne russe, froide et nue.

Heureu­se­ment un petit camp tran­si­toire était au bout de cette pénible marche.

Aussi­tôt, en tant que français, je fus dirigé sur une baraque avec une quaran­taine de compa­triotes, belges et luxem­bour­geois.

Quelle joie de retrou­ver des gens du pays !

Ils m’an­non­cèrent leur bonheur de partir enfin, dès le lende­main, vers le camp de rassem­ble­ment des français.

Ils étaient dans un état physique lamen­table, et, seul l’es­poir de quit­ter ces lieux les faisait tenir debout.

Leur chef, un Luxem­bour­geois, dut se bagar­rer dur avec les auto­ri­tés russes pour obte­nir mon inscrip­tion sur la liste du convoi.

Toute la nuit je passais, à nouveau, à l’in­ter­ro­ga­toire, ayant provoqué la modi­fi­ca­tion de leur « comp­ta­bi­lité ».

Mais qu’im­por­tait, je n’avais nulle envie de rester seul avec les prison­niers alle­mands dans cet endroit où la chance de survie était quasi­ment nulle.

Je ne peux m’em­pê­cher de décrire la scène du seul repas la soupe.

Elle était servie dans une cuvette à anses, aussi sale à l’ex­té­rieur qu’à l’in­té­rieur.

Ce liquide repré­sen­tait la ration d’en­vi­ron 20 prison­niers, réunis en cercle.

Chacun avait droit à deux gorgées, et, croyez moi, une fois les deux mouve­ments accom­plis, on se char­geait vigou­reu­se­ment de vous arra­cher la « soupière ».

C’était le tour du voisin et ainsi de suite.

Le départ de ce camp eut effec­ti­ve­ment lieu le lende­main comme prévu.

Un grand traî­neau, chargé de ravi­taille­ment (des sacs de millet et de pain rassis), nous accom­pa­gnait à desti­na­tion du fameux camp de rassem­ble­ment des Français.

Pendant le voyage, nous avions droit de temps à autre à quelques morceaux de pain et à un seau d’eau où il fallait, avec une vieille boîte de conserve complè­te­ment rouillée, puiser quelques gorgées.

Les sacs de millet embarqués au départ furent l’objet de troc, effec­tué entre les gardiens et les civils.

Pendant les arrêts prolon­gés, il y en eut deux, nous étions dans un hall de gare; dans nos uniformes alle­mands nous étions expo­sés aux injures, menaces et crachats de la popu­la­tion civile qui avait tant souf­fert de l’oc­cu­pant alle­mand.

La nuit du 24 décembre nous fûmes parqués dans un sous-sol en béton de la gare d’Orel.

Sans lumière, remplis de tris­tesse, nous pensions aux Noël de chez nous, quelques sanglots se faisaient entendre.

5 – LE CAMP DE TAMBOW

Enfin, le 28 décembre, on nous annonçait que nous étions arri­vés à notre camp de rassem­ble­ment, celui de Tambow, ville située à 400 km au sud-est de Moscou.

Pleins d’es­poir et presque avec joie, nous avons traversé la forêt de 6 km qui nous faisait décou­vrir plusieurs rangées de barbe­lés, de mira­dors dans un éclai­rage surpuis­sant.

A part une petite maison à l’en­trée, nous n’aper­ce­vions aucun bâti­ment et pour cause les baraques étaient enfouies sous terre.

Après une heure d’at­tente, de palabres entre les divers respon­sables et une fouille géné­rale en pleine nuit, les portes du para­dis s’ou­vraient….

Comp­tage et recomp­tage, sans boulier c’était pénible.

Tiré par un cheval, un grand traî­neau, chargé de cadavres entas­sés pêle-mêle, prenait la direc­tion de la sortie du camp.

Peu après, nous étions diri­gés vers le sauna et la désin­fec­tion.

Nous y apprîmes, par des coif­feurs impro­vi­sés, que c’étaient les morts du camp évacués ainsi et enter­rés en fosse commune sous quelques bran­chages de sapin à l’ex­té­rieur du camp.

Nous étions avides de rensei­gne­ments quant à l’or­ga­ni­sa­tion du camp et à la manière d’y survivre.

Très vite, nous nous rendîmes compte que les condi­tions de déten­tion étaient lamen­tables.

Logés dans des baraques en bois enter­rées aux deux tiers avec une seule lucarne dans le toit comme source d’éclai­rage, nous dormions sur deux étages de bat-flanc de telle façon que si l’un se retour­nait toute la rangée devait faire le même mouve­ment.

Il y avait des baraques à huit bat-flancs abri­tant jusqu’à quatre cents hommes à la fois.

A côté de la porte d’en­trée était installé un poêle qui devait chauf­fer la baraque.

Il marchait unique­ment au bois (vert le plus souvent), denrée qui abon­dait dans les envi­rons.

La fumée déga­gée par cet engin enva­his­sait souvent l’in­té­rieur des baraques et le mélange avec l’hu­mi­dité du sol en terre battue déve­lop­pait une odeur âcre et moisie, s’ac­cro­chant aux habits et aux habi­tants.

Des para­sites, tels que puces et poux, se plai­saient dans ce milieu et consti­tuaient, à présent, nos enne­mis les plus redou­tables.

Les condi­tions d’hé­ber­ge­ment dans ce camp de rassem­ble­ment des Français étant plus que déplo­rables, nous espé­rions y trou­ver un ravi­taille­ment et une nour­ri­ture à un meilleur niveau.

Hélas, là aussi, ce fut la grosse décep­tion pour ne pas dire la catas­tro­phe….

Deux fois par jour, nous avions droit à un bol de liquide avec quelques feuilles de choux gelés.

Après cette « soupe » et à midi seule­ment, en guise de plat de résis­tance, était servie une bouillie de millet, appe­lée « kacha », de la contre-valeur de deux cuille­rées de soupe pour le volume.

Le matin un morceau de pain ou ce qui du moins y ressem­blait, nous était distri­bué.

C’était en somme notre seul repas solide de la jour­née.

Il n’y avait pas d’eau potable dans le camp ; la soupe restait le seul liquide absorbé pendant toute la durée de la capti­vité.

Après une période de trois semaines et pour lutter contre la vermine, nous étions diri­gés vers le sauna.

Nos vête­ments étaient soumis à une désin­fec­tion dans la vapeur.

Pendant la durée de ce procédé, nous rece­vions à tour de rôle, dans une cuvette, l’équi­valent de deux à trois litres d’eau chaude pour nous permettre de faire notre toilette et, éven­tuel­le­ment, laver un mouchoir pour ceux qui possé­daient encore cet article.

Nous nous séchions autour d’un poêle en fonte en atten­dant que nos vête­ments nous reviennent.

Cela n’em­pê­chait pas nos para­sites de proli­fé­rer.

Dans de pareilles condi­tions, nous étions rapi­de­ment tombés physique­ment et mora­le­ment à un niveau très bas.

Les efforts à four­nir dans les diffé­rents comman­dos de travail étaient pratique­ment au-dessus de nos forces et de nos possi­bi­li­tés.

Et, pour­tant, grâce à des menaces et puni­tions, certains arri­vaient à accom­plir les normes pres­crites par les Russes.

Pour beau­coup les comman­dos des écluses, de la forêt, de la tourbe et la corvée de latrines en hiver étaient l’équi­valent d’une condam­na­tion à mort.

Pendant les mois d’hi­ver surtout, sous des tempé­ra­tures moyennes de moins 30°, les pertes en hommes ne cessaient de croître.

Dysen­te­rie, gelures, pneu­mo­nies et autres faisaient des ravages.

A l’ex­trême limite de leurs forces, les malades étaient emme­nés vers un hôpi­tal, où pratique­ment sans soins et médi­ca­ments très peu en réchap­paient.

Tous les matins les chefs de baraque devaient annon­cer le nombre de morts décé­dés dans la nuit.

Une moyenne de six à huit morts par baraque pendant ces mois de froid était consi­dé­rée comme normale.

Dépouillés de leurs vête­ments, ils étaient entas­sés dans une baraque spéciale et, la nuit, le sinistre traî­neau les ramas­sait pour leur faire fran­chir une dernière fois la porte du camp pour rejoindre les centaines, voire les milliers de leurs cama­rades dans la fosse commune.

Personne n’a jamais su le nombre exact de ces victimes ; on a annoncé le chiffre de plus de cinq mille.

Nul n’ira jamais fleu­rir ce coin de forêt perdu dans l’im­men­sité russe où tant d’in­no­cents reposent pour toujours, victimes de la faim, des souf­frances, du froid, du déses­poir pour une cause qui n’était pas la leur.

Prison­niers pour toujours dans une terre étran­gère qu’ils avaient espé­rée hospi­ta­lière et frater­nelle.

De nouveaux arri­vants comblaient les vides de sorte que les effec­tifs du camp semblaient toujours à leur maxi­mum, envi­ron deux mille prison­niers.

Survivre ainsi, dans un pays hostile, sans Croix Rouge, sans colis, sans aucune nouvelle, ne connais­sant plus la date, igno­rant l’heure du jour et le jour de la semaine, rele­vait presque de l’ex­ploit !

Malgré les nombreuses demandes adres­sées par les diri­geants du camp, par l’in­ter­mé­diaire du commis­saire poli­tique, au Géné­ra­lis­sime Staline, notre espoir de sortir de cet enfer s’ame­nui­sait de plus en plus.

Et pour­tant, le jour du débarque­ment des Alliés, le 6 juin, notre moral remonta.

L’es­poir d’une fin rapide des hosti­li­tés et, par là, notre rapa­trie­ment renais­sait dans nos cœurs.

Une tour­nure tout autre allait s’of­frir à nous, du moins, pour mille cinq cents d’entre nous.

Au cours de ce même mois de juin 1944, nous avons eu la surprise de la visite au camp de Tambow du Géné­ral Petit, atta­ché mili­taire à l’am­bas­sade de Moscou.

Une impo­sante délé­ga­tion de civils et de mili­taires, dont le Géné­ral Petrov, passait en revue ces malheu­reux français presqu’ou­bliés.

Dans un garde à vous rigou­reux et dans un silence absolu, nous regar­dions avec fierté l’uni­forme du géné­ral français, qui, sans un mot, regar­dait ces deux mille « Malgré nous » en haillons d’uni­formes alle­mands.

Nous aurions tant souhaité lui faire part de nos malheurs et de notre désir de sortir de là.

Hélas, le « proto­cole » n’au­to­ri­sait sans doute pas qu’un Français parle à d’autres Français sur cette terre étran­gère.

La délé­ga­tion repar­tit, la décep­tion et le déses­poir s’ins­tal­lèrent à nouveau au camp.

Au tout début du mois de juillet, le bruit d’un prochain départ du camp s’ins­tal­lait comme un événe­ment sensa­tion­nel à travers nos baraques.

Scep­tiques et méfiants, nous avions du mal à croire pareille éven­tua­lité.

Et pour­tant voilà que mille cinq cents noms sont annon­cés à l’ap­pel.

Ordre nous est donné de nous débar­ras­ser de nos loques pour­ries en échange de l’uni­forme russe, tout neuf.

Il est impos­sible de décrire la joie qui enva­his­sait le camp.

Les mille cinq cents, les plus valides, parmi les deux mille prison­niers français allaient quit­ter ce cauche­mar pour être rapa­triés en France.

6 – LE TRANSIT VERS L’ARMÉE BRITANNIQUE

Le 7 juillet 1944, ce fut le grand départ de Tambow, en rang par trois, drapeau trico­lore en tête, enca­drés par quelques soldats russes, nous partîmes vers la gare de Tambow.

Un dernier regard, non pas de nostal­gie, mais vers ceux qui n’étaient pas jugés aptes physique­ment pour le voyage.

Leur seul espoir de survie s’éva­nouis­sait en nous voyant nous éloi­gner des barbe­lés.

Parmi eux, très peu ont survécu et ont pu béné­fi­cier du rapa­trie­ment suivant, en août 1945, donc, treize mois après notre départ.

Sous la conduite d’un capi­taine et d’une dizaine de sous-offi­ciers français, l’em­barque­ment dans les wagons fut rapi­de­ment effec­tué et toujours sous la surveillance armée des Russes.

Ce fut un trajet long, fati­guant et pénible, mais nous débor­dions de bonheur.

Heureux de quit­ter les condi­tions inhu­maines de déten­tion et de vie concen­tra­tion­naire du camp.

Malgré le peu de contact avec l’es­corte française, nous nous sentions déjà en semi liberté.

La direc­tion du convoi était plein sud, passant à Rostov, Kras­no­dar près de la mer Noire.

Des arrêts fréquents, souvent de plusieurs heures, ralen­tis­saient notre progres­sion, et, aussi long­temps que nous n’avions pas quitté le terri­toire sovié­tique, une certaine appré­hen­sion nous habi­tait.

Nous traver­sions la région du Caucase, avec l’El­brouz en toile de fond, et Bakou au bord de la mer Caspienne.

A partir de là, la sécu­rité du trans­port fut renfor­cée : des soldats sovié­tiques, mitraillette au poing, montaient sur la loco­mo­tive, précé­dée elle-même d’un wagon lesté de sacs de sable.

Dans la région monta­gneuse de l’Azer­baïdjan une seule ligne de chemin de fer, souvent mena­cée et sabo­tée, condui­sait, en effet, vers Tabriz, terme de notre périple en chemin de fer.

Des camions mili­taires (G.M.C.), d’ori­gine améri­caine, nous prirent en charge et nous menèrent dans des condi­tions épou­van­tables, après trois jours, à travers les hauts plateaux, aux abords de Téhé­ran.

Nos condi­tions physiques, déjà peu brillantes au départ, ne s’étaient guère amélio­rées, au contraire ; les membres rompus par les innom­brables cahots, dans des posi­tions incon­for­tables au possible, l’es­to­mac retourné par les soupes rances, seule nour­ri­ture pendant le voyage, le manque de sommeil.

Tel était l’état des mille cinq cents volon­taires venus de Russie pour combattre dans l’ar­mée française.

Voyant l’ex­trême fatigue des premiers débarquant des camions un méde­cin capi­taine, chargé de nous accueillir, se préci­pi­tait au secours des deux premiers pour les soute­nir, invi­tant les autres à le suivre.

Comme un seul trou­peau les 1.500 se ruèrent à la suite du méde­cin mili­taire, au grand regret et éton­ne­ment des Russes qui avaient l’in­ten­tion de nous faire défi­ler avant de nous remettre à la délé­ga­tion française

7 – CONVALESCENCE ET RETOUR VERS LES TERRES FRANCAISES

Quel bonheur enfin et quel soula­ge­ment pour nous tous d’avoir quitté défi­ni­ti­ve­ment le « para­dis » sovié­tique et d’être à nouveau rede­ve­nus des « hommes » !

C’était le 22 juillet 1944, jour de mes 19 ans.

Quel magni­fique cadeau d’an­ni­ver­saire.

Jamais plus beau cadeau ne pourra m’être fait à l’oc­ca­sion de mon anni­ver­saire.

Lors de la visite médi­cale, mon poids était alors de 39 kg.

Partant de 80 kg au moment de mon incor­po­ra­tion, la cure d’amai­gris­se­ment s’avé­rait plus qu’ef­fi­cace en dix sept mois.

Le fait de savoir que désor­mais plus rien de semblable ne pour­rait nous arri­ver, de savoir que nous étions à nouveau en contact avec des respon­sables ayant le souci de nous soigner et de nous guérir était haute­ment béné­fique aussi bien sur notre moral que sur notre état physique.

Au repos complet, sous des tentes avec 50° de chaleur, notre orga­nisme déré­glé se soumet­tait sage­ment aux soins médi­caux, sani­taires, à la nour­ri­ture et aux bois­sons adap­tées à notre état.

Au bout de huit jours, un résul­tat posi­tif fut constaté pour le plus grand nombre des rapa­triés.

Malgré ces soins inten­sifs quelque trois cents de nos cama­rades présen­tèrent des troubles plus sérieux et durent être hospi­ta­li­sés.

Après ces quelques jours de conva­les­cence et de réadap­ta­tion à une vie plus régu­lière, malgré la grosse chaleur régnant dans ce pays au mois de juillet, notre itiné­raire de rapa­trie­ment se pour­sui­vit.

Revê­tus dès notre arri­vée à Téhé­ran de l’uni­forme colo­nial britan­nique, convoyés dans des camions anglais, nous nous diri­geâmes vers la Pales­tine à travers le désert de Syrie en passant par Hama­dan et Bagdad.

Nous fîmes étape en plein désert dans un village de tentes britan­niques où nous fûmes en admi­ra­tion devant l’or­ga­ni­sa­tion et le confort exis­tants.

Notre convoi se diri­gea ensuite vers Haïfa où nous atten­dait un autre camp de tentes sous les oliviers à proxi­mité de la Médi­ter­ra­née.

Nous vivions à présent un rêve, le contraste si intense dans un temps rela­ti­ve­ment court, nous parais­sait irréel.

Trop long­temps plon­gés dans un total déses­poir, nous réali­sions avec peine l’ex­trême bonheur qui nous était offert.

Nous restions sous surveillance médi­cale et béné­fi­cions d’un régime de conva­les­cence appro­prié, dans un climat merveilleux.

C’était fantas­tique de se sentir renaître !

Nous serions tous restés quelques semaines de plus dans cet endroit char­mant mais le but de la mission de rapa­trie­ment était de nous rame­ner en terre française.

C’est ainsi qu’a­près trois semaines de repos nous avons embarqué
sur un énorme paque­bot néer­lan­dais trans­por­tant des troupes alliées en permis­sion en Pales­tine et les rame­nant en Italie sur les champs de bataille.

Dans un convoi, escorté par des bâti­ments de guerre, nous longeâmes la côte égyp­tienne, en parti­cu­lier le port d’Alexan­drie.

Ces précau­tions étaient prises contre d’éven­tuelles attaques de sous-marins alle­mands.

Une escale était faite à Tarente et deux jours plus tard le « Ville d’Oran » nous débarquait dans le port d’Al­ger.

C’était le 29 août 1944.

Une impor­tante délé­ga­tion mili­taire, musique, Croix Rouge, nous accueillaient sur les quais de débarque­ment.

C’était l’unique fois qu’un contin­gent de français volon­taires venant de l’Est était ainsi reçu et pour cause.

Nous fûmes diri­gés sur Maison Carrée en quaran­taine.

C’était là que le 2ème Bureau procé­dait aux enquêtes tradi­tion­nelles et à la mise à jour de nos situa­tions.

Quelques temps après, une dernière période de conva­les­cence nous était octroyée à Tenes, petite ville en bordure de mer, où pendant trois semaines nous profi­tâmes du repos et d’une surali­men­ta­tion.

8 – LES COMMANDOS D’AFRIQUE ET CAMPAGNE D’ALSACE

Ayant retrouvé, en grande partie, notre équi­libre physique et moral nous étions à présent prêts pour rejoindre les diverses unités de l’ar­mée française qui recru­tait des volon­taires.

C’est ainsi que les « Comman­dos d’Afrique », unité de para­chu­tistes et de choc était en quête de deux cents recrues.

Il y en eut plus de six cents à se présen­ter.

J’étais le cinquième sur la liste.

A partir de là, une nouvelle vie commençait.

Engagé volon­taire pour la durée de la guerre, je partais dans ma nouvelle unité à Staoueli d’abord et ensuite en bord de mer dans une vieille forte­resse du nom de Sidi-Ferruch.

Faisant suite au chapitre précé­dent, celui de la capti­vité et du rapa­trie­ment, mais n’ayant plus rien d’ex­cep­tion­nel ni d’in­so­lite, voici succinc­te­ment le récit des événe­ments vécus jusqu’à l’ar­mis­tice.

Engagé dans les comman­dos d’Afrique, sous les ordres du colo­nel Bouvet, et, portant à présent l’uni­forme franco-améri­cain, j’ai suivi la forma­tion d’en­traî­ne­ment de para­chu­tiste.

L’ins­truc­tion dans cette disci­pline fut, hélas, inter­rom­pue par le départ inopiné des Améri­cains.

L’en­sei­gne­ment des combats et des attaques surprises, spécia­li­tés des unités de choc, fut pratiqué quoti­dien­ne­ment à un degré très poussé.

Dès le 17 novembre 1944, notre unité rejoi­gnit la FRANCE où, à Aubagne, furent consti­tuées les diverses sections.

Fin décembre, c’était Belfort et dans l’at­tente de la bataille de Colmar nous étions canton­nés dans les Vosges.

Faisant à présent partie de la 25ème divi­sion aéro­por­tée, notre groupe fut dési­gné à percer l’ac­cès sud de la poche de Colmar par l’at­taque sur Cernay.

C’était le 21 janvier 45, dans 45 cm de neige, sans camou­flage, nous présen­tions des cibles idéales au bataillon de chas­seurs bava­rois, soli­de­ment installé en face de nous, abrité dans une forêt.

Sous un violent tir de barrage de tous calibres, mais surtout de mortiers 88, les dégâts dans nos rangs s’avé­raient inquié­tants.

Harce­lés sur les flancs par des chas­seurs bava­rois, équi­pés de la tenue d’hi­ver et sur skis, nous étions menaces d’en­cer­cle­ment.

Aussi la solu­tion de se replier de ce terrain à décou­vert et de rega­gner la forêt, point de notre départ, fut-elle la plus logique.

L’ar­ri­vée de blin­dés en renfort fut le signal de la contre attaque et, rela­ti­ve­ment protégé derrière les chars notre groupe gagnait à nouveau, du terrain.

C’est à ce moment là que, marchant sur une mine en bois et malgré l’épais­seur de la neige, je fus grave­ment blessé.

9 – BLESSURE, CONVALESCENCE ET RETOUR AU PAYS

Tran­sporté sur un char dans l’école de Burn­haupt, centre provi­soire de soins, je me rendis compte que mon pied gauche avait été arra­ché.

Je ne souf­frais pas physique­ment sur le moment, mais sachant que pour moi la guerre et, peut-être, ma vie se termi­naient là, j’étais assailli par une multi­tude de pensées et de souve­nirs : ma famille à 100 km de là, n’ayant eu aucune nouvelle depuis mon évasion sur le front russe, le film de mes souf­frances en capti­vité, de notre libé­ra­tion etc. provoquant le coma.

A mon réveil, et après plusieurs trans­fu­sions, j’ai été trans­porté en ambu­lance à l’hô­pi­tal d’Hé­ri­court.

Mal soigné et quasi­ment aban­donné, j’ai eu la chance d’avoir été trans­féré après trois jours à l’hô­pi­tal améri­cain de Besançon.

C’est là que je fus opéré et soigné pendant un mois dans une atmo­sphère de propreté impec­cable.

Seul français parmi une cinquan­taine d’amé­ri­cains, il m’est diffi­cile, encore aujourd’­hui, d’ima­gi­ner une qualité d’hé­ber­ge­ment et de soins supé­rieurs à ceux dont j’ai profité pendant ces quatre semaines.

J’en garde­rai le meilleur souve­nir et une profonde grati­tude envers ce person­nel.

Après cette période je faisais partie d’un convoi Croix Rouge de grands bles­sés de guerre à desti­na­tion de Mont­pel­lier.

Mon cas ne néces­si­tait plus de soins parti­cu­liers et j’étais auto­risé à sortir.

Durant mes deux mois de conva­les­cence dans cette ville, j’ai vu et vécu ce que les habi­tants ont su appor­ter à « leurs » bles­sés.

Inou­bliable, la façon avec laquelle ces gens riva­li­saient entre eux, à qui gâte­rait le plus et le mieux « son » blessé.

Je leur garde ma plus profonde recon­nais­sance.

Je fus libéré de l’hô­pi­tal de Mont­pel­lier pour le 1er mai 1945.

Ma famille avait été préve­nue, entre temps, de mon destin et atten­dait, avec impa­tience, mon retour.

A mon arri­vée il y a eu autant de larmes de joie que de compas­sion.

Me voir reve­nir vivant après presque deux années de sépa­ra­tion et, sans nouvelles, et, me voir muni d’un pilon pour compen­ser
mon pied manquant fut un choc énorme.

J’ai été démo­bi­lisé en octobre de la même année.

Il me fallait me réadap­ter à la vie civile et surtout envi­sa­ger mon avenir.

C’était alors, encore, la période où tout le monde fêtait la fin de la guerre et du grand cauche­mar.

Les bals, inter­dits pendant la guerre, consti­tuaient la distrac­tion essen­tielle.

J’avais 20 ans… mais je n’étais plus jeune.

Physique­ment inca­pable de parti­ci­per à ces réjouis­sances, je restais bien souvent seul et j’ai connu bien des moments de déses­poir.

Il est diffi­cile et pénible de dire les ressen­ti­ments éprou­vés quoti­dien­ne­ment.

Se sentir inca­pable, inutile, aban­donné, gêné, dimi­nué en face de situa­tions igno­rées jusqu’a­lors consti­tue une épreuve terrible et plus doulou­reuse que la bles­sure elle-même.

Et c’est le hasard qui fit? qu’un jour? je fus contacté par un voisin, alors contrô­leur à la Banque de France, pour me propo­ser de me présen­ter comme candi­dat stagiaire à l’Ins­ti­tut d’Émis­sion.

J’y ai passé 38 années et j’ai le senti­ment d’avoir rempli mon contrat et accom­pli mon devoir.

Si ce récit peut avoir quelque valeur docu­men­taire pour certains, je voudrais rappe­ler que bien des passages, évoquant des souve­nirs doulou­reux, ont suscité des serre­ments de cœur et que c’est unique­ment dans le but que l’As­so­cia­tion des Anciens Combat­tants de la Banque voudra lui réser­ver que je l’ai rédigé.

Qu’il serve à priori à l’in­for­ma­tion de certains mal rensei­gnés, et que , surtout, nos géné­ra­tions futures, enfants et petits enfants, ne connaissent plus jamais pareilles folies.

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