… de ceux qui ont souffert…
Ils n’ont pas seulement été tués, éliminés de manière atroce loin de chez eux, disparus à jamais, ou torturés, enfermés dans des camps de la mort ou des camps de prisonniers où ils sont morts de faim ou de maladie… Ils ont été contraints par la force à endosser l’uniforme ennemi, tout simplement parce qu’ils étaient alsaciens, ou mosellans… Et qu’il avait le non choix d’accepter ça ou de voir leurs familles déportées… Non ils ne pouvaient pas s’enfuir, non ils ne pouvaient pas refuser, la vie des leurs était dans la balance. Certains se sont mutilés, pour échapper… D’autres, plus nombreux qu’on imagine se sont suicidés, avant ou pendant. A l’époque, se suicider, c’était honteux. On commence à peine à en parler… Ceux qui sont revenus vivant de cet enfer, sont restés silencieux. Certains commencent à peine à parler, ils sont vieux. Ils ont toujours pensé que personne ne peut comprendre. Que ça dépasse ce qu’un humain peut imaginer… Même eux se demandent comment ils ont pu vivre ça…
« Ils ont été les plus malheureux de ceux qui ont souffert »
Il arrive que l’on soit ému en lisant un livre, un texte ou en regardant un film. Emue aux larmes, oui ça m’arrive. Pour la première fois de ma vie j’ai été émue ainsi en lisant le Journal Officiel. Oui, le Journal Officiel. Un certain nombre de numéros datant de 1946 à 1953, qu’on trouve en ligne sur Internet, ceux notamment qui rapportent les débats à l’Assemblée nationale, et qui parlent de ce qui est arrivé aux Français alsaciens, incorporés de force dans l’armée nazie, pendant la deuxième guerre mondiale. Des vieilleries de l’ancien temps ? Pas du tout. La vraie vie des gens qu’on malmène, la trahison de l’Etat qui abandonne une partie de son peuple à l’ennemi comme ça se passe parfois pendant les guerres… La trahison des partis politiques, après les guerres, pour gagner des voix, des élections, du pouvoir… L’abandon par la France de notre région. L’abandon de 130 000 hommes qui ont dû endosser l’uniforme de l’ennemi nazi. 30 000 d’entre eux ont été tués. 10 000 autres ont disparu ; des milliers de familles ne savent toujours ni où, ni comment. Pendant la guerre, la gauche leur conseillait de s’enfuir avant d’être incorporés, la droite leur conseillait de se laisser incorporer et de s’enfuir après. Dans les pages du JO, on trouve tout. La description de ce qu’était pour les Alsaciens l’ambiance dans notre région. L’enfer. Tout cela je le savais déjà. Ce qui m’a émue c’est que dans les années qui ont suivi la guerre, ces choses-là avaient été reconnues, en haut lieu, officiellement. En haut lieu, officiellement, sur les bancs de l’Assemblée nationale, et devant les députés, on parlait des Alsaciens en les respectant et en reconnaissant qu’ils avaient été de vraies victimes de l’extrême barbarie nazie. Et ça, personne jamais ne me l’avait dit.
Ainsi le 27 janvier 1953, le rapporteur de la commission de la justice et de la législation s’exprime devant les députés en disant : « Je n’ai pas la possibilité de vous retracer ici ce que fut le calvaire douloureux de l’Alsace de 1940 à 1945. Il serait bon pourtant que tous les Français sans exception connussent tout ce que coûta à l’Alsace de deuils et de souffrances, sa fidélité à la France. Mais il faut ouvrir ici une page au moins, la plus douloureuse peut-être de l’histoire de cette époque : celle qui a trait à la mobilisation de force des Alsaciens en 1942. (…).
Je laisse ici la parole au colonel Daubisse, commissaire du gouvernement près le tribunal militaire de Strasbourg, requérant contre le gauleiter Wagner :
« Seule » dit-il, « la contrainte pouvait avoir raison de ces entêtés. Le gauleiter Wagner entra dans cette voie, prudemment d’abord, par le détour de l’Arbeitsdienst –service de travail obligatoire. Tous les jeunes gens, hommes et femmes, peuvent être appelés au service du travail obligatoire.
« La journée la plus néfaste pour toute l’Alsace fut celle du 26 août 1942. Robert Wagner réalise ce jour-là le plan caressé depuis longtemps. L’ordonnance du 25 août sur le service obligatoire dans l’armée allemande fut promulguée au même journal que l’ordonnance du 24 août sur la nationalité allemande : ‘en vertu des pouvoirs qui me sont conférés par le führer j’ordonne ce qui suit : le service militaire obligatoire dans l’armée allemande est introduit en Alsace….
Cette ordonnance du 25 août 1942 qui institue le principe du service obligatoire en Alsace, fut suivie de toute une série d’ordonnances très nombreuses à la suite desquelles furent peu à peu incorporées toutes les classes de 1908 à 1927. Le résultat fut la fuite en masse.
Déjà le 28 août 1942, trois jours après l’ordonnance dont je viens de vous donner connaissance, les Dernières Nouvelles de Strasbourg disaient : « Nous insistons tout particulièrement sur le fait que franchir illégalement la frontière est une tentative de suicide ». Je prends ce texte dans le réquisitoire présenté par M Edgar Faure* au tribunal militaire international de Nuremberg lorsqu’il a accusé les Allemands d’avoir violé l’âme alsacienne.
« La considération du risque personnel, que ce fut celui d’être tué à la frontière ou celui d’être condamné à mort ne pouvait pas être suffisante pour faire accepter par les Alsaciens et par les Lorrains l’obligation militaire. Aussi les nazis ont-ils recouru à la seule menace qui pourrait avoir de l’efficacité : c’est la menace de représailles sur les familles. (…)
« Ainsi », continue M Edgar Faure, « la déportation de familles était prescrite non pas même pour punir une insoumission définitive, mais pour sanctionner le défaut de présentation au Conseil de révision. »
« Certes ces mesures abominables » dit plus loin M Edgar Faure : « obligation de la dénonciation, sanctions atteignant les familles, ont permis aux autorités allemandes de réaliser l’enrôlement des Alsaciens… Enrôlement qui eut pour beaucoup d’entre eux, des conséquences fatales et qui fut pour tous, une épreuve particulièrement tragique ». (…)
Ils ont été véritablement les plus malheureux de tous ceux qui ont souffert. »
En 2010 un président est venu dire à Colmar le 8 mai qu’il « fallait qu’un président de la République vint dire aux Français ce que fut le drame de l’Alsace et de la Moselle ».
Maintenant il reste au Président de la République, la charge de dire les mêmes choses, à Paris, pour que tout le monde entende bien, et que cette histoire, la nôtre, soit racontée comme il le faut, dans tous les manuels d’histoire, et dans toutes les écoles de France.
* procureur général adjoint français au Tribunal militaire international de Nuremberg
Source : http://anna-1.blogs.nouvelobs.com/archive/2015/04/17/ils-ont-ete-les-plus-malheureux-560716.html