Le texte publié ici est un résumé de son témoignage écrit que nous a communiqué son frère, Joseph Lantz.
Jacques Lantz est né en 1925 à Hayange (Moselle). En 1940, à l’école, il évite ses anciens copains, de souche allemande, qui arboraient fièrement une croix gammée à leur boutonnière. Ne fréquentant plus assidûment les cours – et les formations du style Hitlerjugend -, il est convoqué à plusieurs reprises à l’Arbeitsamt. C’est ainsi que, le 28 novembre 1940, Jacques Lantz, âgé de 15 ans, devient apprenti à l’Usine Saint-Jacques, au service des constructions métalliques dans un premier temps.
En 1941, son frère aîné, Eugène, bien décidé à éviter d’être recruté par les Allemands, quitte la Moselle grâce à un réseau de passeurs, puis, après avoir gagné Privas (Ardèche), il rejoint l’Armée française à Bizerte.
Le 15 janvier 1943, vers 3 heures du matin, deux soldats viennent le chercher pour l’intégrer à un convoi en partance pour l’Allemagne ; il se compose presque uniquement d’hommes[[Quelques jours plus tard, une convocation pour être incorporé de force est arrivée à son domicile !]]. Le soir même, le convoi arrive à Bad Blankburg (Thuringe).
« Escortés par des soldats, on nous emmène dans une grande salle de meeting où, sur une paroi, on voit en grand le portrait de Hitler. Des lits superposés en rangée de quatre nous attendent et chacun choisit son emplacement. Premier camp pour nous et surprise ! Un seul endroit pour les toilettes : des sièges côte à côte, sans porte, où l’on faisait la queue pour faire ses besoins et, surtout, le seul endroit où existait une fenêtre pour respirer un peu d’air frais, trop petite pour s’évader. Sur les lits, des sacs de paille et une nourriture dont je ne me rappelle plus les détails.
Environ tous les deux jours, rassemblement bien escorté pour une promenade à l’extérieur. Un détail pour la première sortie dont j’ai souvenance, c’était que tous ceux qui portaient un béret devaient sortir des rangs et retour dans la salle pour une corvée de nettoyage ».
Usines Hermann Gœring
Le 21 janvier, Jacques Lantz apprend que ses parents et ses frères ont également été déportés.
« Dans ce camp de passage, au bout de huit jours et tous les jours, des noms sont appelés pour partir travailler vers des destinations différentes. Mon tour arrive fin janvier (…). Arrivé à Linz, je dois rejoindre un camp 45, puis, le lendemain, rejoindre un poste de travail au garage des usines Hermann Goering ». Quelques jours passent quand il est convoqué dans un bureau des SS. Il y est questionné et refuse de signer un papier stipulant qu’il n’est pas juif. Malgré les preuves qu’il apporte (récitation de prières en latin), il est muté dans un camp de la Jeunesse hitlérienne. Là-bas, chaque matin, les jeunes se lèvent à l’entrée d’un supérieur et crient „ Heil Hitler ! “ le bras tendu. Malgré les risques encourrus, Jacques Lantz reste couché, ce qui provoque la curiosité des autres jeunes gens. Il explique alors qu’il est français et dans quelles conditions il est arrivé dans ce camp. La punition ne se fait pas attendre : il est envoyé dans le camp 49 où il partage une chambre avec d’autres Lorrains[[Ce camp se compose uniquement de baraquements de quatre chambres abritant chacune 16 personnes, avec des lits superposés et un fourneau au centre.]]. Ses compagnons de chambrée viennent de Sainte-Marie-aux-Chênes et de Pierrevillers. Ils sont tous employés à l’usine Hermann Goering. Jacques Lantz est occcupé aux Ateliers centraux comme apprenti soudeur. « Dans cet atelier, je travaille avec des Italiens, des Tchèques, des Ukrainiennes qui étaient aussi soudeurs. On travaillait 12 heures par jour ; une semaine de 6h à 18h et, ensuite, de 18h à 6h, jours de fêtes et dimanche compris ! ». Avec ses copains de chambrée, ils ont des projets de sabotage.
Démêlées avec la Gestapo
Devenu un soudeur qualifié, des travaux toujours plus importants lui sont confiés. « C’était pénible, surtout la nuit quand le sommeil vous prenait, de faire du bon travail ; en plus c’était aux pièces. J’étais conscient du travail mal fait et, surtout, que je devais mettre un poinçon marqué du « L » de mon nom sur les pièces qui étaient donc facilement reconnaissables par la suite. Ce qui m’a valu un jour, à 6 heures du matin[[Après une nuit de travail.]], d’être encadré par deux agents de la Gestapo qui m’emmènent dans un bureau où je suis assis, avec la clarté d’une lampe de bureau dans les yeux jusqu’à 12 heures. Moi, qui attendait de rentrer pour le casse-croûte du matin, le ventre creux. On me laisse ainsi un certain temps et, enfin, on me questionne : « Vous savez que vous n’avez pas bien soudé vos pièces et que c’est du sabotage ». Parlant allemand, je me défends que j’étais fatigué la nuit et que j’allais réparer toutes ces pièces mal faites dans les jours suivants tout en respectant mon travail du jour.
Je n’ai pas besoin de mentionner le ton avec lequel on me parlait, ni le nombre de fois où l’on voulait me faire avouer que c’était du sabotage et que je méritais d’être envoyé au Arbeitslager qui était encore pire que le camp de concentration, car on avait aperçu ce qui se passait pour ceux-là.
J’ai été libéré pour 12 heures et les copains de la chambre se demandaient ce qui m’était arrivé. Il faut savoir que, pendant la nuit, un jeune SS manchot, car blessé de guerre, circulait dans tout l’atelier pour surveiller ceux qui dormaient ou ne travaillaient pas. Il venait voir dans nos cabines des soudeurs et même essayer de flirter avec des jeunes Ukrainiennes, soudeuses comme nous.
Malgré cela, on s’organisait entre soudeurs : il y avait une galerie de câbles souterrains qui était cachée près de nos cabines et alors, à tour de rôle, la nuit, on pouvait se coucher recroquevillés contre les parois. Les anciens nous disaient « Gare aux rhumatismes que tu vas avoir », mais nous, les jeunes, on s’en foutait. Mais, aujourd’hui, on se rappelle ; les conséquences sont là (…).
Sabotages
Etant soudeur chevronné fin 1944, je dois souder des tourelles de char « Tigre ». Cela consistait à souder les joints des tourelles en deux parties d’une épaisseur de 150 mm environ de chaque côté, de part et d’autre, avec des électrodes en inox de 6 mm de diamètre. Je recevais le nombre d’électrodes équivalant au travail à effectuer. Or, je m’acquittais de mon travail en mettant des bouts de ferraille dans le fonds des chanfreins et, ainsi, récupérer une électrode à chaque fois ». Ces électrodes étaient ensuite transformées en bagues par quatre personnes différentes, dont Jacques Lantz, puis échangées contre du pain. « Si cela avait été découvert, c’était le camp de travail où les hommes ne résistaient pas longtemps, tellement c’était atroce à voir ce qu’ils subissaient ; pire que le camp de concentration de Mathausen dont le camp de Linz était le camp annexe (…)[[Jacques Lantz a eu l’occasion de voir ces prisonniers rentrer de leur travail ; « celui qui s’écroulait de fatigue était fusillé de suite et les autres prisonniers devaient l’emporter ». Quant aux détenus de Mathausen, il avait des échos de leur internement car ils venaient travailler dans les mêmes ateliers, sous la surveillance étroite de SS et de kapos.]].
Ce sabotage n’était pas le seul qu’on réalisait. Je peux évoquer les travaux que l’on faisait dans notre chambre, grâce au matériel que chacun, suivant ses possibilités et l’endroit où il travaillait, pouvait se procurer ». Jacques Lantz et ses camarades fabriquent également des bougies pour les troquer contre de la nourriture. Echanger sa ration de cigarettes permet aussi d’améliorer l’ordinaire. C’est une question de survie.
« Durant notre séjour, j’ai connu bien des étrangers de toutes nations, des Français STO et des déportés, qui mangeaient de la craie ou d’autres denrées qui procuraient de la température. Ils se rendaient ainsi à l’hôpital (Lazaret) et pouvaient rester une journée ou deux sans travailler. Mon cas a été différent car, effectivement malade avec de la température, je suis mis comme étranger dans une chambre, dans les mêmes conditions que les autres. Or deux jours, puis trois jours avec un besoin de me rendre au WC et faire du sang, on me donne du charbon à manger, un médicament sans autre indication. Le jour suivant – je comprenais l’allemand, mais j’étais un Français comme les autres pour eux -, le docteur dit à son infirmier : « Foutez le dans une chambre seule, comme cela personne ne le verra crever ». Je me suis dit : « Ah non ! Je ne crèverai pas ! » et j’ai bien prié, pris mes médicaments, charbon et autres que l’on me donnait. Je suis resté ainsi, toujours à faire du sang, puis cela s’est amélioré ». Un de ses camarades, Pierrot, venait chaque jour lui apporter des victuailles pour l’aider à reprendre des forces. Dès le lendemain de sa sortie de l’hôpital, Jacques Lantz s’est remis au travail.
Ils étaient également contraints de procéder à des réparations comme celles de hauts fourneaux percés à la suite d’un bombardement ou de wagons citernes mitraillés par des avions. Dans ce dernier cas, Jacques Lantz a effectué des travaux de soudure à l’intérieur d’une citerne sans savoir ce qu’elle avait contenu ! Mais, à l’époque, un mort de plus ou de moins, quelle importance ?
Jacques Lantz se souvient, avec émotion, du bombardement du 25 juillet 1944 qui avait fait 200 morts environ « dont un jeune de notre chambre qui était avec son père ». Il devait en connaître encore une vingtaine. « Subir des bombardements, il faut les avoir vécu pour en parler. Surtout ceux avec des bombes à retardement qui sautent devant vous, quand on ne s’y attend pas (…), lorsque l’alerte est terminée ». Le jour, lui et ses camarades redoutaient les bombardements des Anglais et des Américains et, la nuit, ceux des Russes.
« Pour tous ceux qui ont vécu et subit des bombardements, il faut savoir que, tous les jours depuis ce 25 juillet 1944, le moral de tous était au plus bas. A chaque départ au travail, on se disait « Adieu » et à la grâce de Dieu. D’ailleurs, à l’heure actuelle, je suis allergique aux sirènes et je sursaute à chaque fois que des Mirages passent au-dessus de moi ! Je suis encore traumatisé aujourd’hui.
En fuite
Pour terminer mon témoignage, je voudrais encore parler de notre nourriture et de notre vie au camp. Il existait une baraque qui servait pour faire la toilette. Des robinets au-dessus d’un long bac pour se laver, se raser ; pas de douche, ni de baignoire. C’était aussi là que l’on faisait la lessive de ses frusques. Partout où je voyais un chiffon – je n’étais pas le seul – il servait pour emballer mes pieds dans mes sabots en bois. C’est ainsi qu’un jour j’ai pris la doublure de ma veste et des manches pour m’en servir. Des WC, je n’en parle pas, car pas très propres, ni au camp, ni à l’usine.
Comme nourriture, nous avions toutes les semaines nos tickets „ Morgen “, „ Mittag “ et „ Abend “. Il nous fallait aller au réfectoire où se trouvait la cuisine et, pour „ Morgen “, on recevait, un jour, 1/2 boule, soit une livre de pain noir, avec un petit carré de beurre et une cuillère de confiture. Le lendemain, c’était la moitié, soit 1/4 de boule et du beurre. A midi, une louche de rutabaga ou autre chose qu’on devinait dans notre gamelle, et le soir autant. Souvent, en tournée de nuit, on dormait et ne mangeait pas à 12h, alors, le soir, on avait deux louches avec le ticket „ Mittag “ et „ Abend “. Certains vendaient les „ Mittag “ pour des cigarettes. Lorsqu’on trouvait un morceau de viande dans la gamelle, c’était une Sondermeldung, un « spécial flash ». De même, on se déplaçait vers d’autres Lager pour goûter leur menu avec les mêmes tickets. Par exemple, les Lager où il y avait beaucoup d’Italiens avaient des pâtes comme casse-croûte. Pour travailler, il fallait s’organiser avec son pain. Très souvent, comme soudeur, on avait une tôle épaisse sur laquelle on soudait jusqu’au moment où elle était chaude : on grillait légèrement le pain avec un peu de moutarde qu’on pouvait acheter car on avait, tous les mois, une petite rétribution pour notre travail ».
Jacques Lantz se remémore aussi la calamité que représentent les punaises ainsi que les ruses employées pour aller manger des Stammgerich – des menus sans carte – ou pour se rendre dans des abris réservés aux Allemands. Pendant tout ce temps, il a pu correspondre avec sa famille détenue à Striegau. Profitant des avancées américaine et russe, il attend de toucher sa solde et ses cartes de ravitaillement pour s’enfuir. « Au départ de Linz, avec des trains de banlieue, je pars vers Passau, une ville assez importante. Mais, grâce à Dieu, la gare avait été bombardée (…) : le train s’arrête bien avant la gare et je puis donc emprunter des chemins à travers la colline pendant toute la journée pour enfin arriver au village de Zenting » où il a la joie de retrouver ses parents. « Deux jours après, avec les autres jeunes de ce camp, nous avons été au-devant des troupes américaines en leur assurant que la voie est libre pour rentrer dans le village ».
Un mois plus tard, la famille Lantz est conduite en camions américains à une gare, puis, en wagon à bestiaux, jusqu’à Metz. Après une nuit en centre d’hébergement et une visite médicale, les Lantz obtiennent leur carte de rapatriés et prennent le train jusqu’à Hayange où ils retrouvent le fils aîné qui les attendait.