Les malgré-elles, marque dépo­sée depuis 2010

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Des élèves de 3e de Molsheim, dans le cadre d’une mini-entre­prise visant à créer un support multi­mé­dia sur l’in­cor­po­ra­tion de force en Alsace, ont récem­ment été confron­tés à une décou­verte qui, depuis, suscite quelque émoi chez les histo­riens…

Alors que ces jeunes et leur profes­seure char­gée de projet s’as­su­raient de la libre utili­sa­tion des docu­ments réunis au cours de leurs recherches, ils ont été rendus atten­tifs par l’un de leurs parte­naires, le Mémo­rial de l’Al­sace-Moselle, au fait que l’ex­pres­sion « Les malgré-elles » employée commu­né­ment pour dési­gner les Alsa­ciennes incor­po­rées de force sous le IIIe Reich, était dépo­sée à l’Ins­ti­tut natio­nal de la propriété indus­trielle (Inpi) depuis 2010. En clair, c’est devenu une marque, dont la proprié­taire est Annie Barbier.

Vivant à Paris, elle-même fille d’in­cor­po­rée de force, elle est l’au­teur d’un docu­men­taire en 1999, suivi d’un livre deux ans plus tard, qui furent les premiers à mettre en lumière, à travers de nombreux témoi­gnages recueillis, le sinistre destin de ces quelque 15 000 femmes envoyées au Reichar­beits­dienst, au Krieg­shielf­sdienst ou dans la Wehr­macht.

Ces deux produc­tions ont ainsi contri­bué à popu­la­ri­ser l’ex­pres­sion « malgré-elles », conçue alors par l’au­teur par analo­gie avec celle déjà exis­tante de « malgré-nous », qui servait surtout jusque-là à parler des incor­po­rés de force hommes.

La réali­sa­trice, par ailleurs, a co-scéna­risé un télé­film de fiction — égale­ment inti­tulé Malgré-elles — diffusé sur les petits écrans en 2008 ; c ’est juste­ment suite à ce tour­nage qu’elle a pris l’ini­tia­tive de faire enre­gis­trer le terme à l’Inpi, indique-t-elle.

« Pas dans le thème »

En ce début 2015, donc, la profes­seure molshé­mienne a écrit à la proprié­taire de la marque pour savoir si ses élèves pouvaient faire figu­rer la formule « les malgré-elles » dans leurs clés USB (leur projet traite de l’in­cor­po­ra­tion de force en compi­lant témoi­gnages filmés, docu­ments, chan­son, poèmes, etc. ; il est destiné à être vendu à une centaine d’exem­plaires). Réponse : « Non, au motif qu’on n’était pas dans le thème », rapporte l’en­sei­gnante. « Je pense qu’elle a peut-être lu mon mail trop vite… » Mais Annie Barbier motive sa déci­sion : « Je trouve ça très bien d’avoir des projets ; mais là, ce n’était pas oppor­tun, ça n’avait rien à voir avec la déno­mi­na­tion “malgré-elles” ».

Suite à son docu­men­taire et son livre, souligne-t-elle, « ce nom qui n’exis­tait pas aupa­ra­vant a été utilisé tous azimuts ». D’où une volonté de « le proté­ger » de la part de celle qui se sent « un peu la dépo­si­taire de la mémoire de ces femmes » et dit avoir agi ainsi « par respect » pour elles : « Que ressen­ti­raient-elles par exemple si une entre­prise, demain, choi­sis­sait de s’ap­pe­ler comme ça ? »

Limites ?

Ce dépôt de marque (pas sans rappe­ler, dans un tout autre contexte, celui d’« Elsass frei » qui avait provoqué le débat il y a quelques mois) était jusqu’à présent passé inaperçu.

La plupart des spécia­listes aujourd’­hui inter­ro­gés, décou­vrant du même coup son exis­tence, évitent de s’aven­tu­rer sur le terrain juri­dique et privi­lé­gient un point de vue histo­rique. Comme Marlène Anstett, éminente connais­seuse du sujet, qui indique « préfé­rer person­nel­le­ment à cette expres­sion [ malgré-elles ] celle d’in­cor­po­rées de force, car c’est une qualité qui a été, de fait, accor­dée ».

Idem pour l’his­to­rien Nico­las Mengus, l’un des premiers à avoir eu vent du refus opposé aux élèves et à s’en être ému ; lui va plus loin, esti­mant que ce cas « pose la ques­tion des limites de la propriété intel­lec­tuelle et de savoir jusqu’où on peut aller pour s’ap­pro­prier des termes d’usage courant ou histo­rique. Si par exemple je dépo­sais Wehr­macht ou nazi et que j’en inter­di­sais ensuite l’usage ? », inter­roge-t-il.
Dans le monde de la mémoire régio­nale, d’autres person­na­li­tés se montrent aussi très critiques sur les raisons qui, selon elles, auraient pu conduire l’in­té­res­sée, sur un sujet aussi sensible, à vouloir « priva­ti­ser » cette expres­sion. Mais Annie Barbier s’en défend et l’as­sure : « Si un histo­rien souhaite faire des recherches, bien sûr qu’il est libre d’uti­li­ser cette notion. Le nom malgré-elles est dispo­nible ; n’im­porte qui peut l’uti­li­ser, en me deman­dant l’au­to­ri­sa­tion ».

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