Suite à la parution de l’article « Les plaies d’Oradour » dans « Le Monde » du 19.2.2013, Marie Goerg-Lieby nous autorise à publier sa réaction qu’elle a adressée à ce journal. Nous l’en remercions bien vivement.
Pour une meilleure appréhension du dossier, nous reproduisons à la suite l’article paru dans « Le Monde » que nous a aimablement transmis Yves Scheeg.
Strasbourg, 24 février 2013
A l’intention de la rédaction en chef
C’est avec attention, étant fille d’une jeune Alsacienne astreinte à 17 ans au Reichsarbeitsdienst (ou RAD, travail paramilitaire obligatoire en Allemagne), nièce d’un oncle incorporé de force dans la Wehrmacht ayant réussi à s’évader courageusement au bout d’un an pour rejoindre les Alliés et combattre une autre année sous l’uniforme français, que j’ai lu l’enquête sur « les plaies d’Oradour » (édition du 19 février ).
Il s’agit d’un article intéressant mais qui m’amène à quelques observations:
-pourquoi uniquement cette immense photo de Robert Hébras, celui qui insulte les Français d’Alsace incorporés de force aussi bien dans la version française de son ouvrage qui s’est vendu avec profit à des milliers d’exemplaires que dans celle en anglais (« so called forcibly ranked« )? Pourquoi pas de photos des Alsaciens André Hugel ou Robert Baillard qui ont vécu la Deuxième Guerre mondiale dans une région sous la botte nazie? L’annexion de fait (obligation de parler allemand et non français notamment sous peine d’internement) est un fait que les journalistes auraient du développer tant il est méconnu.
⁃ le camp de Schirmeck (où Jo, l’ami du Mulhousien Pierre Seel, a été assassiné après avoir été torturé, récit « Moi Pierre Seel, déporté homosexuel » paru chez Calmann-Lévy) est mentionné. Mais pas le camp de concentration du Struthof-Natzweiler dans la même vallée de la Bruche où furent internés 52000 déportés de toute l’Europe et où des Alsaciens ayant tenté de se soustraire à l’incorporation de force en franchissant la frontière suisse furent fusillés. L’Alsace, considérée par les nazis comme allemande, fut la seule région de l’Hexagone meurtrie par un camp de concentration. Il fallait le dire pour évoquer la répression sur l’individu et les familles.
⁃ De façon surprenante, l’historien Philippe Grandcoing estime que « les soldats français qui ont fait la guerre en Algérie étaient aussi des « malgré-nous, cela ne préjuge en rien de leur conduite personnelle au cours des opérations. » Les soldats français qui ont été entrainés dans des guerres coloniales, en Algérie ou ailleurs, portaient l’uniforme de leur pays -la France- et parlaient la langue de leur pays, le français. Il n’y a aucun parallèle à faire avec les jeunes Français d’Alsace et de Moselle obligés de revêtir l’uniforme de la dictature allemande et de parler allemand même quand ils ne connaissaient rien à cette langue! Rien à voir avec des soldats ayant une opinion politique différente de celle de l’État qui les a vus naître! Circonstance encore plus cruelle: parmi les incorporés de force alsaciens (comme Auguste Lohner, un des 13 inculpés alsaciens, titulaire d’une citation à l’ordre du Corps d’Armée pour la campagne 39–40), des milliers s’étaient en 1940 battu dans l’armée française avant d’être jetés dans les rangs de l’armée ennemie, une situation shakespearienne due à la lâcheté du maréchal Pétain.
⁃ Il est admis qu’en 1953 l’Etat français, redoutant une nouvelle vague d’autonomisme, œuvra pour que les Malgré-nous soient amnistiés. Pourquoi alors conclure avec une phrase discutable de l’ouvrage de l’historienne américaine Sarah Farmer, opposant la riche Alsace et le pauvre Limousin? « Prospère et peuplée » l’Alsace? Pas après la guerre : lorsqu’on additionne les soldats tués dans les rangs de l’armée française, les morts en déportation et les victimes de l’incorporation de force dans l’armée allemande, on aboutit pour l’Alsace à un total qui est proportionnellement aux chiffres de la population, trois (3) fois plus élevé que celui des victimes de guerre dénombrées pour l’ensemble de la France*.
⁃ * source: « L’Alsace, destin et volonté », de Pierre Pflimlin et René Uhrich, Calmann Lévy, 1963.
Salutations respectueuses,
MARIE GOERG-LIEBY, journaliste
L’article paru dans « Le Monde » du 19.2.2013
C’est l’histoire de deux douleurs, de deux traumatismes collectifs qui se heurtent ; pire, qui tentent de se mesurer. C’est l’histoire d’un drame national qui divise deux régions françaises, l’Alsace et le Limousin. C’est l’histoire d’hommes politiques qui, au nom de l’entente nationale, éditent des principes de responsabilités collectives ou au contraire des lois d’amnistie générale qui ne font qu’enkyster les rancoeurs. C’est l’histoire d’une justice qui se veut de raison et qui est pour cela impuissante face au mal absolu du nazisme.
Une justice qui, depuis près de soixante-dix ans, ne fait que rouvrir les plaies à chaque nouvelle décision. La dernière est récente et toujours pendante devant la Cour de cassation. Comme les autres, toutes les autres, elle n’aura réussi qu’à raviver la colère.
C’est l’histoire d’Oradour-sur-Glane, page tragique de la seconde guerre mondiale. 10 juin 1944 : le régiment Der Führer de la Panzerdivision Waffen SS Das Reich investit ce bourg de Haute-Vienne et massacre 642 personnes, dont 221 femmes et 215 enfants de moins de 14 ans. Parmi la poignée de rescapés, Robert Hébras, fusillé dans une grange, sauvé par miracle du coup de grâce puis de l’incendie allumé par les bourreaux. Sa mère et ses deux soeurs sont mortes, brûlées dans l’église. C’était alors un jeune homme de 18 ans, un être agile, ce qui lui sauva la vie.
Il a aujourd’hui 87 ans. Droit comme un i, il guide toujours des visites dans le labyrinthe des ruines, jusqu’aux murs de la grange où les hommes ont été fusillés, « pour le souvenir mais surtout pour le présent ». Robert Hébras a été récemment décoré en Allemagne et en Autriche pour « son implication passionnée dans le travail de réconciliation ».
« PARMI LES HOMMES DE MAIN, QUELQUES ALSACIENS »
Un rescapé qui se retrouve pourtant en position d’accusé : il a été condamné le 12 septembre 2012 par la cour d’appel de Colmar, après une plainte de l’Association des évadés et incorporés de force (Adeif) des Haut et Bas-Rhin. Un euro symbolique et 10 000 euros de frais de justice aux dépens. Incriminé, un récit qu’il a publié en 1992, Oradour-sur-Glane : le drame heure par heure (CMD).
Dans ce fascicule d’une trentaine de pages, vendu notamment au Centre de la mémoire, à l’entrée du site martyr, il évoquait « parmi les hommes de main, quelques Alsaciens, enrôlés soi-disant de force par les unités SS ». Et plus loin : « Je porterais à croire que ces enrôlés de force fussent tout simplement des volontaires. » C’était là remettre en cause le statut des « malgré-nous », ces jeunes gens des territoires annexés par l’Allemagne en octobre 1940.
Des soldats d’Alsace et de Moselle furent versés dans la Wehrmacht, à partir de la conscription obligatoire de 1942, puis, pour certains, intégrés directement dans des unités SS à partir de 1944, afin de reconstituer des forces décimées sur le front de l’Est. Cent trente mille partirent et 40 000 ne revinrent pas. Il n’est guère de famille au-delà des Vosges qui ne recense un parent dans ce cas. C’est dire si le sujet est à fleur de peau, même chez les jeunes générations.
« Ça suffit ! Nous en avons marre de nous faire agresser par des gens qui ne savent pas », tempête André Hugel, 84 ans, dans son pavillon de Riquewihr (Haut-Rhin), débordant de cartons d’archives sur cette époque. Ce vigneron, membre de l’Adeif, a poussé au dépôt de plainte contre Robert Hébras. Pendant des heures, il raconte l’histoire de sa famille qui est un peu celle de sa région.
Son grand-père, qui en 1915 priait « pour le succès de la France » quand ses deux fils se battaient dans les troupes du Kaiser. Son père, maire de Riquewihr avant la seconde guerre mondiale, qui avait donné un morceau de son écharpe tricolore à un autre fils, Georges, enrôlé sur le front de l’Est « sous l’uniforme de l’ennemi » et qui finira le conflit dans les rangs de la France libre. André Hugel parle, parle sans fin de ces vies écartelées. « Nous, les Alsaciens, nous ne serons jamais considérés comme des citoyens à part entière. Nous sommes forcément des nazis. Je ne supporte plus ces mensonges. »
« Robert Hébras aurait voulu nous faire déchoir de la nationalité française qu’il ne s’y prendrait pas autrement », affirme également Jean-Paul Bailliard, dans sa maison de Bischoffsheim, d’où l’on voit au loin la cathédrale de Strasbourg. Président de l’Adeif du Bas-Rhin, cet homme de 89 ans a été incorporé de force dans la Wehrmacht en avril 1943 et envoyé sur le front de l’Est, où il a été blessé en 1944. Soigné en Allemagne, il s’enfuit dans un costume chipé dans une teinturerie et se rend aux troupes alliées. Après la guerre, il intègre l’armée française, combat en Indochine puis participe au programme militaire nucléaire du pays, prenant sa retraite avec le grade de général.
Ce monsieur à l’exquise politesse rappelle les pressions sur les familles de ceux qui désertaient, les réfractaires fusillés et les Alsaciens qui étaient internés au camp « de rééducation » de Schirmeck (Bas-Rhin), en raison de leur hostilité au nazisme. « L’Alsace a payé un très lourd tribut à cette guerre, plaide-t-il. Aujourd’hui, nous sommes doublement victimes, car nous avons souffert et nous sommes mis dans le camp des bourreaux. »
Des Alsaciens étaient présents à Oradour-sur-Glane, au milieu des 120 à 200 SS qui commirent les exactions. Quatorze furent jugés par un tribunal militaire à Bordeaux du 12 janvier au 13 février 1953, dont un engagé volontaire, dès 1941, le sergent Georges-René Boos, qui prit une part active au massacre. Le rôle exact des 13 incorporés de force alimenta largement le procès de Bordeaux et la polémique se poursuit aujourd’hui. Pour mémoire, parmi les victimes figuraient également 48 réfugiés d’Alsace-Lorraine dont 39 venus de la commune mosellane de Charly, rebaptisée depuis Charly-Oradour.
TOLLÉ EN LIMOUSIN
André Hugel justifie la plainte contre Robert Hébras : « Je ne veux pas que ces treize garçons passent pour l’éternité pour des assassins. » Le tribunal de grande instance de Strasbourg avait débouté l’Adeif en octobre 2010. Il expliquait que « le livre ne se présente nullement comme une oeuvre historique mais comme un témoignage ». La cour d’appel de Colmar a jugé au contraire que « l’incorporation de force est une vérité historiquement et judiciairement établie » et que l’auteur avait « outrepassé les limites de la liberté d’expression ».
« La cour a estimé qu’il n’avait pas été témoin des incorporations forcées et que donc ce qu’il disait à ce sujet ne pouvait être assimilé à un témoignage », décrypte Lilyane Anstett, l’avocate de l’Adeif. Cette Lorraine installée à Strasbourg, petite-fille d’un résistant, pensait hériter d’un dossier ordinaire de propriété littéraire. « Je n’imaginais pas qu’il pouvait y avoir une telle violence, avoue-t-elle. J’ai été traitée de criminelle pendant les audiences. »
La condamnation du rescapé d’Oradour a provoqué un tollé en Limousin. Un comité « Justice pour Robert Hébras » a été immédiatement créé. Bernadette Malinvaud, sa présidente, annonce plus de 600 adhésions et plus de 1 600 messages de sympathie. « Il en est venu d’Alsace, dont plusieurs d’anciens résistants ; l’un d’eux a ajouté : « Ne citez surtout pas mon nom, je serais obligé de quitter la région. » » Fort de ces soutiens, le condamné a décidé, le 12 janvier, de se pourvoir en cassation.
Principal argument : « La première édition [en 1992] avait suscité des remous en Alsace ; pour les rééditions qui ont suivi [en 2004], j’avais, dans un souci d’apaisement, supprimé ces quelques mots ; une nouvelle réédition, en 2009, s’est faite par erreur à partir des typons de cette première édition sans que j’aie été consulté ; je n’avais d’ailleurs pas signé de bon à tirer. » Ce sera donc à la Cour de cassation de dire la loi, à défaut peut-être de dire ce qui est juste.
« CE N’EST PAS À LA JUSTICE DE TRANCHER »
Les historiens se sont saisis de la querelle. Philippe Grandcoing, jeune docteur en histoire contemporaine et enseignant en khâgne à Limoges, dénonce dans le jugement de Colmar « la confusion qui règne encore aujourd’hui en France entre histoire et mémoire. L’enrôlement forcé de dizaines de milliers d’Alsaciens et de Mosellans sous l’uniforme allemand est une réalité historique d’ordre sociologique. Il n’induit pas que tous les Alsaciens aient été des incorporés de force, ni qu’ils se soient tous comportés correctement. Il y a eu aussi des Alsaciens qui ont fait le choix d’une collaboration militaire avec les nazis, comme d’autres Français. Une règle prévaut dans le droit français : la responsabilité individuelle. En s’appuyant sur une vérité mémorielle collective, et non sur la réalité de la biographie de chacun des participants au massacre, la justice d’aujourd’hui a oublié ce principe ».
L’historien poursuit : « Les soldats français qui ont fait la guerre en Algérie étaient aussi des « malgré-nous », cela ne préjuge en rien de leur conduite personnelle au cours des opérations. Ce n’est pas à la justice de trancher dans une affaire où chacun des porteurs de mémoire a sa propre part de vérité. » Jean-Laurent Vonau, professeur d’histoire du droit à l’université de Strasbourg, dit à peu près le contraire. « Ces treize n’avaient aucune raison ni aucune envie d’être là-bas. Oradour est un crime de guerre commis à partir d’un autre crime de guerre, l’incorporation forcée. Lorsque vous refusez de reconnaître cette évidence, c’est purement et simplement du négationnisme. »
Enfant, cet homme a connu une aïeule qui attendit jusqu’à son dernier souffle l’improbable retour de son fils, disparu sur le front de l’Est. Aujourd’hui vice-président du conseil général du Bas-Rhin chargé de la mémoire, il est l’auteur d’un livre édité en 2004 par une maison strasbourgeoise, Le Procès de Bordeaux, les Malgré- Nous et le drame d’Oradour, une plongée dans les archives de l’instruction qui a connu un franc succès en Alsace. « Inutile de dire que vous ne trouverez pas mon livre à Oradour », regrette-t-il.
A ses côtés, dans les locaux du conseil régional d’Alsace, Alphonse Troestler, délégué à la mémoire régionale, sort un vieux calepin strié de balles. Il appartenait à un « malgré-nous » dont il montre la photo, un gamin qui avait tenté de se rendre pendant la bataille de Normandie. « Il a été abattu par les Alliés », explique-t-il. Tant d’autres ont subi le même sort. Les désertions étaient risquées, car les résistants ou les Américains ne faisaient pas forcément bon accueil à ces soldats, a fortiori s’ils combattaient sous l’uniforme SS, explique-t-il.
Alphonse Troestler porte le prénom d’un oncle qui déserta deux fois de la Wehrmacht, fut deux fois repris, avant de mourir sur le front de l’Est. « Les Alsaciens ont appris l’histoire de France, mais les Français n’ont jamais appris l’histoire de l’Alsace. Comme le disait Charles Péguy, quand on a vendu son frère, il vaut mieux ne pas en parler. » « Je constate qu’on parle des Alsaciens et pas des Français d’Alsace », renchérit Jean-Laurent Vonau.
RUINES ACCUSATRICES
Témoin contre témoin, historien contre historien, souffrance contre souffrance. La querelle dure ainsi depuis soixante-dix ans. Elle a été attisée par les atermoiements de la justice et de la politique . Le procès de Bordeaux de 1953 en a été le paroxysme. Les condamnations des « malgré-nous » présents lors du massacre enflammèrent l’Alsace avant qu’une amnistie votée une semaine plus tard par le Parlement ne sème la colère en Limousin.
Enterré au nom de la raison d’Etat, figé dans le silence comme les ruines accusatrices du bourg, le ressentiment couve toujours, l’affaire Hébras le démontre. Sur les plaies d’Oradour, l’acrimonie ambiante pousse à toutes les dérives. En Alsace, sur Internet notamment, des théories scabreuses commencent à remonter. Les femmes et les enfants morts dans l’église auraient été victimes de l’explosion d’un stock d’armement laissé par les maquisards dans le clocher. Un certain Charles Buch, un « malgré-nous » incorporé dans la division SS Das Reich, reprend ce scénario qui fut avancé au lendemain d’Oradour par la propagande nazie.
« La mort des femmes et des enfants est donc bien un accident involontaire qu’on a tout simplement romancé afin de pouvoir le mettre sur le dos des « malgré-nous » », écrit Charles Buch dans un mémoire qui circule très librement en Alsace. Il parle même du « soi-disant massacre » de l’église. Les hommes, réunis dans d’autres lieux, auraient ensuite été tués dans l’affolement.
Aux gens d’Oradour de crier cette fois à la falsification et au négationnisme. « Il suffit de visiter les ruines pour voir que c’est absurde, dit Robert Hébras. Le clocher n’a jamais explosé, il est toujours là soixante-dix ans après ; ce sont les voûtes qui se sont effondrées sous l’effet de l’incendie », et, ajoute-t-il, le déroulement des faits suffit à démolir cette argutie : « L’église a brûlé après 17 heures, alors que le massacre des hommes et les incendies dans le bourg avaient commencé dès 15 heures. »
L’historien Jean-Jacques Fouché, maître d’oeuvre de la création en 1999 du Centre de la mémoire d’Oradour, cite des preuves de la préméditation signées de la main de Heinz Lammerding, général de la division Das Reich qui ordonna l’expédition. Dans son livre, baptisé sobrement Oradour, réédité en 2012 (éd. Liana Levi), il rappelle que les témoins SS ont admis qu’ils avaient fait exploser eux-mêmes l’église et donnent le nom de l’artificier, Gnug.
Et voilà dans ce contexte passionnel qu’un nouvel épisode judiciaire s’ouvre, en Allemagne. Le parquet de Dortmund diligente depuis plusieurs mois une enquête sur le massacre, sur la base de nouvelles pièces découvertes dans les archives de la Stasi.
Elles ont permis de retrouver la trace de six SS survivants qui auraient participé aux exactions. Des perquisitions ont été effectuées à la demande du procureur Andreas Brendel. Des enquêteurs se sont rendus en janvier à Oradour, sur la scène de ce crime de guerre, imprescriptible en droit allemand. Le Limousin, trop échaudé dans le passé, n’ose espérer que ce procès aboutisse.
Quelle que soit l’issue de cette procédure outre-Rhin, il n’est pas sûr qu’elle suffise à mettre fin à l’affrontement franco-français. La visite en 1998 de Roland Ries, maire de Strasbourg et fils d’un « malgré-nous » à Oradour, fut suivie d’autres cortèges officiels. En 1999, à l’inauguration du Centre de la mémoire, une délégation alsacienne était conduite par Philippe Richert (UMP), alors sénateur du Bas-Rhin, et Catherine Trautmann, ministre de la culture de Lionel Jospin et ex-maire de Strasbourg.
Le maire de la commune de Haute-Vienne, Raymond Frugier, s’est également rendu en Alsace en 2004. « Les jumelages sont nombreux entre communes limousines et communes alsaciennes, en souvenir de l’accueil fait aux réfugiés de l’exode de 1939–1940 », constate Bernadette Malinvaud, du comité « Justice pour Robert Hébras ». Des voyages scolaires sont également organisés pour que les générations futures raboutent enfin les deux histoires. Mais les esprits ne s’apaisent pas aussi facilement. Pour Jean-Laurent Vonau, « il faut d’abord que chacun accepte de comprendre le drame de l’autre ».
« Faites entrer les coupables ! »
« Un mauvais procès qui ne laissa qu’amertume. » L’historien alsacien Jean-Laurent Vonau décrit ainsi le procès de Bordeaux qui se déroula en 1953. C’est là au moins un point de vue partagé en Alsace et en Limousin, mais pour des raisons inverses.
Vingt-deux hommes sont là, à l’ouverture des débats, le 12 janvier, des exécutants pour l’essentiel. Les principaux responsables sont absents, soit tués en Normandie, comme le commandant Adolf Diekmann, qui dirigea l’opération sur le terrain, soit bien à l’abri en Allemagne, comme le général Heinz Lammerding, qui ordonna le massacre et mourut paisiblement dans son lit en 1971.
Au bout d’une instruction à la fois longue et bâclée, quatorze Alsaciens et huit Allemands sont dans le box : cette (dis)proportion choque l’Alsace. Le tribunal appuie l’accusation sur le principe d’une loi votée en septembre 1948, appelée « loi Oradour ». Ce texte institue la culpabilité collective dans les crimes de guerre. Sur ce principe, les accusés peuvent donc difficilement échapper à une sanction puisqu’ils étaient sur la scène tragique. « Faites entrer les coupables », se trompe même le président un jour d’audience.
Deux condamnations à mort et des peines de cinq à douze ans de prison sont prononcées le 13 février, à 2 h 10 du matin. Absents, quarante-quatre accusés allemands sont également condamnés à la peine de mort par contumace mais ne seront jamais réellement inquiétés.
Le Limousin s’insurge contre la clémence du verdict, notamment envers les Alsaciens. « Une injure aux morts d’Oradour », titre la presse régionale, d’autant que le massacre du 10 juin est la pire, mais pas la seule, des tueries perpétrées par la division Das Reich dans sa traversée de la région. La veille, le 9 juin, elle a pendu 99 otages aux balcons de Tulle (Corrèze) et envoyé en déportation 149 hommes dont 101 ne reviendront pas. Elle a fusillé 67 civils à Argenton-sur-Creuse (Indre).
En Alsace, c’est l’indignation. Le verdict contre les « malgré-nous » est perçu comme une « offense collective ». Le glas sonne dans toute la province, le monument aux morts de Strasbourg est recouvert d’un crêpe noir. Les maires des deux départements appellent à la grève administrative, l’évêque, les pasteurs, le grand rabbin, demandent une révision du procès, les parlementaires protestent. Députés du Limousin et d’Alsace s’affrontent à Paris. Sous cette pression, le 19 février 1953, une loi d’amnistie est votée en faveur des « malgré-nous », au nom de la réconciliation nationale. Les accusés sont aussitôt libérés. Quelques mois plus tard, les Allemands seront remis en liberté à leur tour. Georges-René Boos, le seul Alsacien volontaire, condamné à mort à Bordeaux, peine commuée en prison à vie, sera à son tour élargi en 1958 et disparaîtra dans la nature.
L’Alsace se réjouit de cette amnistie. Le Limousin, lui, s’enflamme, manifeste, parle de « trahison d’Etat ». La municipalité d’Oradour renvoie sa croix de guerre, l’Association des familles de victimes sa Légion d’honneur, le village décide d’ériger son propre mémorial, de couper toutes relations avec le pouvoir, et de lui refuser toute commémoration officielle. Les noms des quatorze ex-SS alsaciens et la liste des députés qui ont voté l’amnistie sont placardés aux entrées du village.
Au-delà de la région, c’est la France entière qui est perturbée. Dans Le Monde du 20 février 1953, Hubert Beuve-Méry signe l’éditorial « Une victoire de Hitler ». « Fallait-il jeter un manteau de silence, sinon d’oubli, sur l’odieux massacre… L’honneur n’avait et n’a rien à faire dans ce débat, sinon par le jeu combiné de raisonnements mal conduits et de sentiments exaspérés… »
Pourquoi avoir décidé cette amnistie vécue en Limousin comme du mépris et une volonté d’oubli ? L’historien Jean-Jacques Fouché avance une explication : « C’est une nouvelle configuration qui s’impose : le monde est en pleine guerre froide, il importe de tourner au plus vite les pages de la guerre et de la collaboration. Le mouvement d’amnistie est déjà bien avancé pour les anciens « collabos », il s’agit de reconfigurer un consensus contre la « menace communiste ». » Plus crûment, l’historienne américaine du drame, Sarah Farmer, affirme que l’Assemblée nationale « préféra s’aliéner une région pauvre et rurale qui ne constituait aucune menace pour l’unité nationale plutôt que de provoquer l’agitation permanente d’une région prospère et peuplée ».
Georges Châtain et Benoît Hopquin