LETTRE DE MON JARDIN

Commentaire (1) Actualité, Billet d'humeur, Opinion

 

Vendredi Saint, le 10 avril 2020

 

Je suis un orphe­lin d’in­cor­poré de force. Je n’ai jamais connu mon père disparu à la fron­tière lituano-polo­naise. Personne ne sait s’il a reçu une sépul­ture (*).

Orphe­lin de la Seconde Guerre mondiale, j’ai été élevé par mes grands-parents à la campagne. Comme eux, je suis devenu agri­cul­teur. Ma mère fut oblige de se placer comme domes­tique à Stras­bourg, chez de riches bour­geois qui avaient fui la France à la veille de la guerre pour se planquer à Madère. Ils n’ai­maient pas les incor­po­rés de force qu’ils consi­dé­raient au pire comme des « colla­bos », au mieux comme de pauvres types.

Je n’ai pas eu la chance de faire des études. J’ai été l’école de mon village. Grâce à l’ins­ti­tu­teur, j’ai appris à connaître et à aimer la langue et la litté­ra­ture françaises. Monsieur le curé m’a fait cadeau d’une partie de sa biblio­thèque lorsqu’il est entré en maison de retraite. J’adore lire.

Orphe­lin sans fortune, je suis un homme simple à l’au­tomne de sa vie. Je me pose beau­coup de ques­tions et je me demande pourquoi depuis des décen­nies, nos reven­di­ca­tions ne sont pas prises en compte par l’Al­le­magne, d’au­tant plus que nos pays sont récon­ci­liés. Nos diri­geants se rencontrent plusieurs fois par an. La télé­vi­sion nous montre des embras­sades et des congra­tu­la­tions sans fin.

Nous ne récla­mons que nos droits. Aux lende­mains de la guerre, nous n’avons reçu ni aide, ni allo­ca­tion. Nous avons grandi grâce au travail et à l’amour de nos familles. Je ne m’at­tar­de­rai pas sur l’in­dem­nité déri­soire versée à ma mère par la FEFA : 1384 euros pour la perte d’un époux.  Cela ne consti­tue pas une indem­ni­sa­tion, mais une aumône. 

Notre problème ne se limite pas à un problème finan­cier.

Depuis quelle temps, des voix se sont élevées pour deman­der à l’Al­le­magne de recon­naître l’in­cor­po­ra­tion de force comme crime contre l’hu­ma­nité. Des hommes poli­tiques alle­mands nous ont apporté leur soutien, néan­moins Madame la chan­ce­lière Angela Merkel fait la sourde oreille à nos légi­times reven­di­ca­tions.

Au rythme où les choses avancent, je me dis que, bien­tôt, nous serons les seuls dépor­tés « mili­taires » à ne pas avoir obtenu justice. Les homo­sexuels, les juifs, les résis­tants, les tziganes ont été recon­nus victimes du nazisme et dédom­ma­gés. Ce qui n’est que justice.

Je ne suis qu’un paysan. Je ne comprends pas la poli­tique et les hommes poli­tiques. Quelque chose m’échappe. Je n’ignore pas que nos élus qui siègent à Paris et à Stras­bourg sont confron­tés à de multiples problèmes : le chômage, l’im­mi­gra­tion, le terro­risme isla­mique, les euro­bonds et main­te­nant le coro­na­vi­rus. Ils n’ont pas le temps de s’oc­cu­per de nous. Ils ont d’autres prio­ri­tés.

A l’heure de la retraite, je cultive mon jardin et je soigne mes arbres frui­tiers.

Les livres sont les fidèles compa­gnons de ma vieillesse. Mon auteur préféré est Jean de La Fontaine. Ses fables sont de véri­tables leçon de vie, telle la moral des animaux malades de la peste ; « selon que vous serrez puis­sant ou misé­rable, les juge­ments de cour vous rendront blanc ou noir ».

J’ap­pré­cie égale­ment Molière. Tartuffe est toujours actuel.

J’ai mes rituels. Le soir, j’achève ma jour­née par la lecture et le musique. J’ai prévu de relire quelques pages d’Anti­gone de Jean Anouilh. Pour Anti­gone, il existe des lois natu­relles supé­rieures au loi de la Cité. Et j’écou­te­rai ma chan­son préfé­rée d’Edith Piaf : « Les trois cloches ».

L’injus­tice nous frappe. J’ai la foi et je ne perds pas l’es­poir. Après chaque Vendredi Saint, il y a un dimanche de Pâques. Bien­tôt nous chan­te­rons le Magni­fi­cat : « Il renverse les puis­sants de leurs trônes, Il élève les humbles ».

Jules Romains, « L’ode génoise » :

« Je suis né de petits gens / gagnant peu pour beau­coup de peine. / Mes aïeux ont tiré de la terre / plus de blé qu’ils n’ont eu de pain. / Nous sommes de peuple menu / que l’Etat ramasse à poignées. / Mille de nos jours en tas / paie­raient une nuit de catin ».

 

Aloïs GERNELLE (**)

 

(*) Dans Anti­gone, Jean Anouilh nous dit que l’ab­sence de sépul­ture était la plus terrible sanc­tion aux yeux des habi­tants de la Grèce antique. 

(**) Person­nage fictif.

 

One Response to LETTRE DE MON JARDIN

  1. wintz dit :

    bonjour
    je suis petit-fils de Malgré-nous alsacien.
    comme vous, je ressens un profond décalage entre le monde politique et le reste de l’univers réel.
    je suis aussi un amoureux autodidacte de la littérature.
    bien que je sois né en 1970, la disparition de mon aïeul, charles Wintz, à Tambov probablement, continue de hanter notre inconscient familial, quelque part entre les plus jeunes, diplômés et européens, les anciens qui ont changé au moins trois fois de nationalité et ne se sont pas pour autant perdus.
    je ne peux rien vous apporter qu’un court témoignage de fraternité d’une génération vers l’autre (j’approche la cinquantaine).
    le « fantôme » de mon grand-père a été transmis à nos enfants. quelles étranges racines. iront-nous à tambov, un jour ?
    en tout cas, votre Antigone m’évoque Simplicius, celui de Grimmelshausen.
    ma grand-mère a refusé jusqu’au bout de déclarer son mari comme mort et donc de toucher une petite pension (de l’état français!).
    bon courage, sans trop d’illusion.
    p.s. : je vous recommande Giono et Monteverdi, deux artistes de talent .

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