Parmi les meilleures façons de connaître l’histoire des tragédies du XXe siècle, il y a les biographies familiales. Celle de l’écrivain Joël Egloff est à la fois émouvante et magistrale.
« En mémoire de mon père » est-il écrit en exergue de ce voyage littéraire qui s’adresse en le tutoyant tendrement au père, commence et se termine près de Saint-Avold en Moselle. Un territoire lorrain qui a connu trois guerres en moins d’un siècle :« On n’a jamais vraiment dormi tranquille. Toujours une guerre à craindre, à faire ou à oublier. »
Le livre lui est en mouvement. Va et vient entre les souvenirs familiaux et une rigoureuse documentation. Va et vient entre ironie mordante, acuité historique et vraie sensibilité . Vis à vis de la mère de l’auteur, âgée de 8 ans en 1939. Vis à vis du père, gamin de 13 ans « grandi à l’étroit entre la ligne Maginot et la frontière, coincé entre deux pays, deux langues, deux guerres ». Le garçon va à l’école de la République plus guerrière que pacifique, apprend à chanter « Sambre et Meuse » et la Marseillaise avec « ces féroces soldats » qui font la fierté de la nation. Mais les nuages s’amoncellent à l’horizon et c’est le départ forcé vers la France de l’intérieur « contrée lointaine et mystérieuse » où les deux familles lorraines n’ont jamais mis les pieds. C’est donc la réalité historique vue à hauteur d’enfants de la classe populaire qui apparaît. Des gosses qui se rappellent les trains à bestiaux, destination inconnue, les insultes « boches ! » lancés depuis les terrils des mines de Liévin où le grand-père maternel doit travailler. Pour le gamin et sa famille d’agriculteurs, c’est la campagne : les réfugiés alsaciens sont dans la belle voiture conduite par le châtelain de Usson-sur-Poitou qui les amène non pas vers son château mais dans une dépendance habitée par des rats. Et au final, les « féroces soldats » n’empêchent pas les hordes d’ennemis d’envahir le pays ! La patrie devient « Vaterland » comme en 1870. Les deux familles sont revenues, trop de heimweh et puis de toute façon les Allemands sont partout…La tribu maternelle est à Valmont devenu Valmen, l’autre à Folschwiller devenu Folschweiler. On y parle le « platt » la langue régionale même si la guerre s’installe. Et instille dans le nouveau décor « un étalage de rapaces et de svastikas » L’adolescent devient apprenti électricien. Jusqu’au jour où sa sœur Juliette lui apporte l’ordre de mobilisation dans le RAD, le service paramilitaire du IIIe Reich. C’est le début de l’engrenage. Qui va le broyer encore plus que d’autres car il est né en 1926 et sera, comme la moitié de cette classe d’âge en Alsace et Moselle, destiné aux SS. D’autant qu’il a les cheveux clairs, les yeux bleus, la taille haute. La 1ère division SS s’est fait ratiboiser en Normandie, l’ogre a besoin de chair fraiche, même trop jeune et sans expérience. Il a 17 ans quand on lui tatoue son groupe sanguin sur le bras gauche.
On suit le Malgré nous et ses 18 ans en Hongrie, dans la terrible bataille des Ardennes puis séquestré dans un camp de prisonniers. Pendant ce temps en Moselle, les Américains sont reçus dans la maison de la famille maternelle. Metz est libéré en novembre 1944 mais les esprits et les âmes mettront infiniment plus de temps à l’être . Joël Egloff le rappelle dans ce récit authentique et palpitant.
Marie Goerg-Lieby
« Ces féroces soldats » , 235 pages, 20,50 € éditeur Buchet Chastel