Un livre des éditions des Paraiges paru dans la collection Terre d’entre-deux retrace le parcours infernal d’un malgré-nous du pays de Sarrebourg sur le front russe et en captivité soviétique.
Il y a soixante-quinze ans, lorsqu’est proclamée la fin de la guerre le 8 mai 45, le malheur des prisonniers malgré-nous alsaciens-lorrains croupissant dans les conditions indescriptibles des camps d’URSS comme celui de Tambov allait rester inchangé pour encore trois mois concernant les plus ‘chanceux’. Le dernier Alsacien, oublié dans un camp de prisonniers de guerre allemands, ne rentrera qu’en 1955. Beaucoup ne reviendront pas. Diplômé de lettres et d’histoire, ancien professeur du collège Pierre-Messmer de Sarrebourg, Michel-F. Henry a raconté dans un ouvrage intitulé « L’impossible retour de Tambov » édité aux Paraiges l’histoire de Bernard Scherrer, ancien malgré-nous décédé le 28 mai 2015. A partir des souvenirs de Bernard Scherrer, complété par ceux d’un compagnon d’infortune, l’auteur a reconstitué fidèlement dans un récit écrit à la première personne le drame vécu de manière semblable par des milliers de Mosellans.
Génération sacrifiée
Bernard Scherrer était originaire du village de Voyer, près d’Abreschviller. Les chapitres introductifs décrivent les souvenirs d’une enfance et d’une adolescence insouciante dans une campagne lorraine paisible où l’histoire fera brutalement irruption : « Nous ne possédions pas la radio et les événements qui s’emballaient en Europe ne nous intéressaient pas. Notre information venait essentiellement des adultes autour de la table familiale. Nous entendions parler de Hitler et d’événements qui nous semblaient bien lointains. Nous ignorions que ces événements allaient nous broyer et que notre vie, nos pensées, notre avenir allaient nous échapper : rien ne nous avait préparés aux horreurs que nous allions vivre et auxquelles, malgré-nous, nous allions participer au risque de perdre notre âme » En septembre 1942 Bernard est d’abord envoyé au Reichsarbeitsdienst (RAD, service du travail obligatoire) pour trois mois. Près de Fulda il vissera des détonateurs sur des obus. Incorporé de force dans la Wehrmacht le 15 janvier 43, et après un mois de classes à Ingolstadt, il est envoyé sur le front oriental en Ukraine. Il sera affecté au génie, qui était chargé notamment de faire sauter les ponts et de poser des mines. Un job dangereux. Mais qui semblait donner plus de chances de survie que dans l’infanterie.
Sur le front
Là-bas, « le plus horrible était ces vagues de soldats mongols que les Soviétiques envoyaient à l’assaut de nos positions dans le but unique de faire sauter les mines qui auraient pu détruire leurs chars. Leurs officiers leur promettaient toutes exactions possibles sur les vaincus : butin, vols et viols, droit au meurtre, etc. Cela nous terrorisait et nous poussait alors à résister pour ne pas tomber dans leurs mains. Mais les premières vagues de Mongols disparaissaient très vite, massacrées par les mines anti-personnel que nous avions placées sur le parcours. » Là-bas « nous nous sentions abandonnés de Dieu. Mais la foi qui m’avait été donnée par ma famille reprenait le dessus et, lorsque le doute s’insinuait en moi je me surprenais à prier et je me sentais mieux. Oui, c’est en Russie que j’ai appris à prier. »
En captivité
Les Soviétiques connaissaient la situation des Alsaciens-Lorrains puisqu’ils larguaient des tracts (reproduits dans le livre) adressés à ces « Français, fils de la belle Alsace » les incitant à déserter en leur faisant miroiter un transfert vers les forces de De Gaulle. Un leurre ! Les déserteurs furent traités de la même manière que les prisonniers de guerre. Quand Bernard fut pris en juin 1944, et après une longue marche vers Moscou où l’on exhibe les prisonniers sous les quolibets de la population, s’ensuivit « un effroyable voyage (en wagons à bestiaux) qui dura cinq jours pendant lesquels nous n’eûmes à manger que du pain dur et du lard; nous avions cru que le tonneau d’eau serait de temps en temps rempli à l’occasion des arrêts du train: ce ne fut jamais le cas et nous mourrions de soif dans des wagons surchauffés ». Les besoins étaient faits comme on pouvait. Les wagons n’étaient ouverts aux arrêts que pour en extraire les cadavres que les gardiens jetaient sur le quai. On transfère Bernard dans divers camps du sud de l’URSS. Dysenterie, pneumonie, typhus, tuberculose, paludisme sont fréquents. Paradoxalement, c’est une tuberculose qui sauvera la vie de Bernard. Il est envoyé dans un sanatorium pour prisonniers en Géorgie. Une femme médecin élevée dans la sainte Russie d’avant, heureuse d’avoir l’occasion de parler la langue de Molière, cachera « le petit Français » et veillera sur lui jusqu’à la fin de la guerre. Alors qu’avec d’autres Alsaciens-Lorrains il se croyait dans le train du retour vers la liberté, une terrible déception l’attend : à Rada on les fait descendre. Direction le sinistre camp de Tambov. Là-bas, c’est l’enfer. « La nourriture était insuffisante et infecte : une soupe claire et un hareng pour quatre. Il fallait rester les quatre mêmes ensemble, car celui qui avait eu la tête du hareng ne tenait pas à l’avoir quatre jours de suite s’il changeait de groupe. » Au bout de trois, quatre mois, on l’autorise enfin à rentrer. Même durant l’interminable voyage de rapatriement jusqu’à l’entrée en zone britannique en Allemagne occupée les Lorrains ne furent guère mieux traités qu’en captivité, si ce n’est qu’ils étaient libres de sortir des wagons aux arrêts pour se dégourdir les jambes. Le 11 septembre 1945 Bernard retrouve enfin les siens, amaigri, épuisé, malade, désespéré, à peine reconnaissable.
Odieux troc
Sur les 14000 Alsaciens-Lorrains qui séjournèrent à Tambov, deux mille périrent de maladie, d’épuisement et de faim. Que s’était-il passé entre le 8 mai et leur libération ? Un odieux marchandage. « Nous ignorions que Staline nous avait laissés sortir d’URSS qu’à condition que les Occidentaux lui livrent les Cosaques installés à Lienz, en Autriche (ayant choisi de combattre au côté des Allemands par anti-bolchevisme, ndlr) et les prisonniers de guerre soviétiques. De nombreux prisonniers russes livrés aux Soviétiques furent exécutés ou enfermés dans des camps : Staline avait déclaré qu’il n’existait pas de prisonniers politiques mais seulement des traitres. » Le livre est préfacé par le Dr. Federman, psychiatre à Strasbourg, qui éclaire le lecteur sur le stress post-traumatique dont furent victimes les incorporés de force et leurs familles. Tambov est « le symbole de l’enfermement psychologique de ces victimes de l’histoire ». Un livre de 115 pages, illustré, de lecture facile et agréable, qui devrait figurer dans toutes les bibliothèques de Moselle, vendu au prix de quinze euros. Les frais de port sont actuellement offerts par l’éditeur. Chèque et commande à l’adresse des éditions des Paraiges, 4 rue Lançon 57000 Metz – contact@editions-des-paraiges.eu – 06 60 02 39 22.