Près de 70 ans après le massacre, Oradour-sur-Glane accueille mercredi les présidents François Hollande et Joachim Gauck, première visite d’un dirigeant allemand dans ce village aux 642 martyrs, symbole des atrocités nazies. En Alsace, dont étaient originaires les treize incorporés de force présents lors des exactions, ce déplacement est diversement apprécié.
En une démarche rappelant l’émouvante poignée de main de François Mitterrand et Helmut Kohl en 1984 près de Verdun, les deux chefs d’État vont arpenter le village fantôme où le 10 juin 1944, 642 personnes, dont 205 enfants, furent tuées par une unité de la Division SS « Das Reich », qui remontait vers le front de Normandie : le pire massacre civil des armées hitlériennes en France.
« L’aboutissement d’un très long travail de fond »
Les présidents doivent prononcer des allocutions au Centre de la mémoire, inauguré en 1999 non loin des ruines, classées monument historique en 1946. Symbole parmi les symboles : ce sont Robert Hébras et Jean-Marcel Darthout, deux des trois survivants (sur six à l’époque) du massacre, qui doivent accompagner Joachim Gauck dans sa visite.
François Hollande a rappelé cette semaine le puissant symbole de la venue de M. Gauck au village, dans le cadre de sa visite d’État en France du 4 au 6 septembre. « Oradour-sur-Glane, pour porter le message, le seul qui vaille : ne rien oublier et être capable, en même temps, de construire l’avenir ensemble. Ce sera une nouvelle démonstration de ce qu’est la force de cette amitié » franco-allemande, a déclaré mardi le président à la Conférence des ambassadeurs. Un « travail permanent de mémoire » qui se poursuivra en 2014 avec le centenaire du début de la Grande Guerre.
La présidence allemande rappelle que la poursuite des relations franco-allemandes, « essentielle pour l’Europe », n’est « pas possible sans vérité historique ».
Cicatrices
La venue à Oradour de Joachim Gauck est perçue comme « l’aboutissement d’un très long travail de fond », estime Richard Jezierski, directeur du Centre de la mémoire d’Oradour. Un « symbole extrêmement fort », pour le maire Raymond Frugier, même s’il concède que la visite pourra être « diversement appréciée » localement.
Pour Robert Hébras, qui dit avoir été longtemps « habité par la haine et la vengeance », la visite de Joachim Gauck est « extrêmement importante […] la suite logique de la construction européenne », et surtout le bon moment. « Avant, ça aurait été trop tôt », reconnaît l’homme âgé de 88 ans.
Restent, aussi, les cicatrices franco-françaises, comme celles liées à la présence, dans l’unité SS d’Oradour, de treise Malgré-Nous, des Alsaciens incorporés de force, et d’un engagé volontaire. Ces Alsaciens, ainsi que sept Allemands, furent jugés et condamnés en 1953 par le tribunal militaire de Bordeaux. L’émotion considérable en Alsace provoqua, quelques jours plus tard, le vote à l’Assemblée d’une loi d’amnistie des incorporés de force, provoquant en contrecoup l’indignation en Limousin.
En 2012, Robert Hébras avait été condamné à un euro symbolique de dommages et intérêts pour avoir parlé, dans un livre sur la tragédie, de « quelques Alsaciens enrôlés soi-disant de force » dans les SS. Robert Hébras s’est pourvu en cassation.
Joachim Gauck, président allemand en quête de réconciliation
Le président allemand Joachim Gauck utilise sa fonction, largement honorifique, pour demander à travers l’Europe que soient pardonnées les fautes de l’Allemagne nazie.
Depuis son élection en mars 2012, Joachim Gauck, 73 ans, qui fut pasteur dans l’ex-RDA, a effectué de nombreux voyages à l’étranger où il a prêché pour la liberté et demandé pardon.
En octobre 2012, il avait rendu hommage aux victimes d’un massacre nazi dans le village tchèque de Lidice, près de Prague, puis il en a fait autant en mars 2013, dans un petit bourg en Toscane, à Sant’Anna di Stazzema.
Le nazisme est intimement lié à son histoire personnelle. Né en janvier 1940 à Rostock, il a connu le IIIe Reich, puis l’occupation de son pays par les Soviétiques. Comme dans beaucoup de familles allemandes après-guerre, les parents du jeune Gauck gardaient le silence sur le régime d’Hitler et ses atrocités.
Pasteur
C’est maintenant avec une grande vigueur que Joachim Gauck souligne la « responsabilité historique » de son pays. « C’est notre pays qui a voulu détruire tout ce qui était européen, toutes les valeurs universelles. Néanmoins, c’est notre pays qui a bénéficié, dès la fin de la guerre, de l’aide et de la solidarité des puissances occidentales victorieuses », avait lancé M. Gauck en février dernier, dans un vibrant plaidoyer pour l’Europe.
Il devint pasteur, comme l’était le père d’Angela Merkel, ce qui lui offrit une certaine liberté à l’intérieur de l’Église luthérienne, malgré la surveillance du régime communiste.
Quand un vent de révolte commença à souffler en RDA en 1989, Joachim Gauck comptait parmi les citoyens engagés, appelant dans ses prêches à Rostock à plus de liberté.
Il fut élu député du premier parti politique libre de RDA, l’alliance citoyenne Neues Forum, en mars 1990, lors des premières élections libres de ce pays qui allait s’unir le 3 octobre à la RFA.
C’est dans l’Allemagne réunifiée qu’il a gagné une indiscutable aura, en tant que responsable de 1990 à 2000 des archives de la Stasi, la police politique de l’ex-RDA qui avait constitué des dossiers sur des millions d’Allemands de l’Est.
Questions à Jean-Laurent Vonau (*) : « Un terrain miné »
L’avis de l’historien Jean-Laurent Vonau sur cette visite « historique ».
« C’est une démarche extrêmement importante. Tous les Alsaciens seront surtout attentifs à ce que dira Joachim Gauck. C’est de ce côté-là qu’il y a un point d’interrogation. À Colmar, le 8 mai 2010, Nicolas Sarkozy avait reconnu le crime de guerre de l’incorporation de force. Je suis convaincu que François Hollande ne fera pas moins. En revanche, l’incorporation de force n’a jamais été reconnue comme un crime de guerre du côté allemand. Si le président allemand analyse le crime d’Oradour, il me paraît évident qu’il dise deux mots de l’incorporation et de son caractère criminel. Il ne peut pas parler des Alsaciens sans l’évoquer. »
C’est tout de même un geste de réconciliation ?
« L’indemnité versée par l’Entente franco-allemande visait à aplanir les difficultés qui pourraient surgir dans le cadre franco-allemand mais il ne s’agit pas d’une reconnaissance du crime de l’incorporation de force commis par les Allemands. Nous sommes face à un paradoxe. Les Alsaciens ont demandé au président de la République français de reconnaître l’incorporation de force alors que ce sont les Allemands qui en sont les auteurs. Qu’on le veuille ou non, la continuité de l’État implique d’accepter cet héritage. La reconnaissance de ce crime par une haute personnalité est d’autant plus importante que la réconciliation franco-allemande ne peut pas se faire sur le dos des Alsaciens. »
« Un déplacement de tous les dangers » dites-vous. Pourquoi ?
« Nous attendons dans les prochains jours la décision de la Cour de cassation concernant l’ouvrage de Robert Hébras qui continue de nier l’incorporation de force. Ne pas en parler renforcera M. Hébras. Dire quelque chose de travers ajoutera de l’eau au moulin des négationnistes. C’est un déplacement que je comprends assez mal. Je n’aimerais pas que la décision prise à Oradour influence la Cour. Cette visite n’est pas forcément opportune. Si le président allemand reconnaît le crime de guerre d’Oradour, il doit y ajouter celui de l’incorporation de force. Sa démarche est honorable mais semée d’embûches. »
RECUEILLI PAR F. BY
(*) Historien, auteur du livre « Le procès de Bordeaux – Les Malgré-Nous et le drame d’Oradour » (Éditions du Rhin), également conseiller général du canton de Soultz-sous-Forêts (Bas-Rhin)
Philippe Richert : « Un signe fort vers l’amitié »
« Nous avons connu avec Oradour des moments de grande tristesse suite à cet épisode les plus ignobles de la guerre », dit Philippe Richert, président de la Région Alsace. « Nous savons comment le Limousin et l’Alsace ont été opposés. Les plaies ont cicatrisé, le dialogue est présent. J’ai fait venir le maire d’Oradour pour lui montrer l’espace dédié au drame de sa commune au Mémorial de l’Alsace-Moselle. J’étais dans l’église d’Oradour lorsque Mgr Doré a fait son homélie. »
« Au-delà de la visite du président Hollande, la venue de Joachim Gauck est un nouveau moment qui, je l’espère, sera l’occasion de consolider cette amitié. Et de montrer que des peuples qui se sont entre-tués peuvent se comprendre et construire un chemin vers la paix », poursuit M. Richert. « Il s’agit d’une ardente exemplarité par rapport à ce qui se passe dans d’autres régions du monde, comme en Syrie ou au Liban. »
« L’engagement en faveur de la paix doit être fort. La visite de cet homme d’État peut être un signe fort pour progresser dans le sens de l’amitié. »
René Gall, un malgré-nous « outré »
René Gall, président délégué de l’Association des évadés et incorporés de force du Bas-Rhin, se dit « outré » et « offusqué » par la visite de Joachim Gauck à Oradour, mais surtout par la présence à ses côtés de Robert Hébras que l’association a attaqué en justice.
« Je ne sais pas ce que le président allemand cherche », s’interroge l’ancien incorporé de force qui, à 87 ans, se dit aujourd’hui incapable de pardonner à l’Allemagne la douleur qu’elle lui a infligée : « Je peux me souvenir, mais je ne peux pas pardonner ». René Gall espère toutefois que Joachim Gauck « interviendra pour rétablir la vérité sur les Malgré-Nous », qu’« il parle des incorporés de force » et qu’« il fera quelque chose pour nous ».
Mais la plaie reste ouverte. René Gall n’a « jamais digéré » les propos de Robert Hébras, et estime que certaines blessures entre Alsaciens et Limousins « ne guériront jamais ». « On subit les malheurs et en plus on nous fait un procès. Ça nous révolte », dit-il.
* Voir également : http://limousin.france3.fr/2013/08/31/oradour-sur-glane-la-tres-longue-reconciliation-309995.html