Regards d’his­to­riens sur les incor­po­ra­tions de force

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La ques­tion de l’in­cor­po­ra­tion de force des Alsa­ciens-Mosel­lans est consi­dé­rée en France comme une étude régio­nale. Or cette réalité avait une dimen­sion euro­péenne. Une jour­née d’étude a réuni les 5 et 6 octobre de nombreux histo­riens français, slovènes, polo­nais, luxem­bour­geois et alle­mands dans le cadre du 70e anni­ver­saire des funestes décrets d’août 1942 à l’ori­gine des 130 000 Alsa­ciens-Mosel­lans inté­grés sous la contrainte dans les armées du IIIe Reich et de 40 000 morts et dispa­rus.

A l’is­sue de ce colloque où les contri­bu­tions ont été présen­tées en français et en alle­mand, chacun se féli­ci­tait de l’am­biance construc­tive ayant régné le vendredi dans un amphi­théâtre de la MISHA (Mission inter-univer­si­taire des sciences de l’Homme) à Stras­bourg, puis le lende­main au Mémo­rial de l’Al­sace-Moselle à Schir­meck. A deux réserves près: les univer­si­taires français ( Alfred Wahl, Chris­tian Baechler, Jean-Laurent Vonau, Marie-Claire Vitoux, Cathe­rine Maurer, Frédé­ric Stroh, Jean-Noël Grand­homme et Claude Muller) venaient exclu­si­ve­ment d’Al­sace ou de Moselle; le sort des femmes incor­po­rées de force au RAD et KHD n’a pas été évoqué, comme l’a relevé Marlène Anstett qui prépare le premier mémoire de master sur les incor­po­rées de force alsa­ciennes. Il est vrai que le programme était déjà très consé­quent!

Depuis 1999, le Mémo­rial DIZ (Doku­men­ta­tion und Infor­ma­tions­zen­traum) Torgau, sur le site d’une prison mili­taire du IIIe Reich, orga­nise chaque année des colloques avec le Mémo­rial « Roter Ochse » de Halle/Saale une jour­née d’étude consa­crée aux diffé­rents aspects du système judi­ciaire de la Wehr­macht, en parti­cu­lier des lieux de déten­tion de Torgau et de Halle. En 2012, cette jour­née d’étude a eu lieu en Alsace sur le thème « l’in­cor­po­ra­tion de force dans les terri­toires annexés au IIIe Reich ». Le travail en commun d’his­to­riens de plusieurs pays était une étape atten­due depuis long­temps. Qui se pour­sui­vra en 2013, avec une jour­née d’étude prévue au Luxem­bourg.

Malgré eux 2012, malgré-nous 1942

En Alle­magne, les décrets d’août 1942 furent au centre d’une contro­verse entre juristes, mili­taires et hommes poli­tiques, divi­sés sur l’op­por­tu­nité de faire porter l’uni­forme alle­mand à des hommes n’étant pas « Reich­san­gehö­ri­gen », citoyens du Reich. Des inter­ro­ga­tions balayées par la néces­sité de palier la perte de soldats sur le front Est et aussi de germa­ni­ser au plus vite les nouveaux terri­toires annexés. L’Al­sace-Moselle, certes, mais aussi le Luxem­bourg, la Pologne, la Slové­nie. Pour légi­ti­mer cette viola­tion de l’ar­ticle 23 de la Conven­tion Inter­na­tio­nale de La Haye qui inter­dit de faire porter les armes à des natio­naux dans le cadre d’opé­ra­tions de guerre contre leur pays, « tout un arse­nal juri­dique avait été mis en place ». Après la Libé­ra­tion, le trau­ma­tisme de l’in­cor­po­ra­tion de force perdura, avec des démarches mémo­rielles diffé­rentes d’un terri­toire à l’autre. Le Luxem­bourg, un Etat natio­nal confronté inté­gra­le­ment à cette mesure nazie, prit rapi­de­ment des mesures de répa­ra­tion. Alors que l’in­com­pré­hen­sion autour des Malgré-nous à Paris ou Oradour-sur-Glane touche encore l’Al­sace et la Moselle. Et qu’en Pologne, la mémoire a été confi­née à la sphère fami­liale, le régime commu­niste ayant choisi de culti­ver la haine de l’Al­le­magne et donc de jeter le discré­dit sur les incor­po­rés de force (de 200 000 à 450 000, le chiffre le plus élevé d’in­cor­po­rés de force dans tous les terri­toires annexés) même long­temps après 1945. En Alle­magne, la mémoire des incor­po­rés de force étran­gers a béné­fi­cié tardi­ve­ment de la recon­nais­sance, à l’ins­tar des déser­teurs de la Wehr­macht passant du statut de traîtres à celui de victimes du nazisme.

Etudes compa­ra­tives

Peter Quad­flieg (Univer­sité d’Aix-la-Chapelle, Alle­magne) insista sur les dispa­ri­tés dans l’in­cor­po­ra­tion de force telle que vécue en Belgique (Eupen-Malmédy et les cantons belges de l’Est), en Alsace et Moselle ainsi qu’aux Luxem­bourg: en Belgique, l’oc­troi de la natio­na­lité alle­mande avait été salué par la popu­la­tion « qui dans sa majo­rité saluait la réin­té­gra­tion à l’em­pire alle­mand » tandis qu’en Alsace-Moselle et au Luxem­bourg, l’at­tri­bu­tion de la natio­na­lité alle­mande « devaient servir à l’in­té­gra­tion de ces terri­toires sous admi­nis­tra­tion civile à la Grande Alle­magne ». Pour l’his­to­rien « les véri­tables simi­li­tudes étaient dans la lutte d’après guerre pour l’ob­ten­tion d’une réha­bi­li­ta­tion sociale et d’une pension ».

Ryszard Kacz­ma­rek (Univer­sité de Kato­wice, Pologne) est le premier et seul histo­rien polo­nais à avoir publié un livre sur les incor­po­rés de force de son pays. Certes la Pologne comp­tait une grande mino­rité alle­mande (600 000 personnes sur 10,13 millions de Polo­nais) et la coopé­ra­tion de citoyens polo­nais avec les Alle­mands n’était pas margi­nale. Mais tous les incor­po­rés de force polo­nais dans la Wehr­macht voire dans la Waffen-SS n’étaient pas volon­taires et la « Sippen­haft » (loi permet­tant l’ar­res­ta­tion de toute la parenté) pesait sur les réfrac­taires et les évadés.

Damijan Gustin (univer­sité de Ljubljana, Slové­nie) évoqua la victoire alle­mande sur le royaume de Yougo­sla­vie et le choix des nazis d’éri­ger les régions slovènes du Nord (Styrie et Haute Carniole) en terri­toire sous admi­nis­tra­tion civile, avec octroi de la natio­nale alle­mande en février 1942 et l’in­tro­duc­tion du service mili­taire. La propa­gande (rappel de la tradi­tion austro-hongroise d’avant 1918) et menaces abou­tirent à l’in­cor­po­ra­tion de 80 000 personnes. Près de 39 000 hommes servirent dans la Wehr­macht, la majo­rité dans des unités de combat sur le front de l’Est et en France.
La Résis­tance slovène réus­sit à inté­grer un grand nombre de conscrits et aussi des incor­po­rés dans l’ar­mée alle­mande (plus de 3000, malgré les menaces de mort planant sur eux). Les auto­ri­tés alle­mandes dépor­taient les familles des réfrac­taires dans des camps de concen­tra­tion puis en 1944 dans un camp spécial à Stern­tal (Strnisce).

Miros­law Wecki (Univer­sité de Kato­wice, Pologne) a mis en avant « la vaste palette d’at­ti­tude des familles face à l’in­cor­po­ra­tion de force, de l’ac­quies­ce­ment au fata­lisme et au rejet). La Résis­tance à l’in­cor­po­ra­tion de force se mani­fes­tait par des chants patrio­tiques polo­nais lors du départ, des évasions sur le front Ouest, des suicides aussi. En 1943–44, un groupe de parti­sans polo­nais était consti­tué de fuyards de la Wehr­macht, obli­gés de se cacher en forêt, dépen­dant des villa­geois pour les alimen­ter et harce­lant des troupes régu­lières pour trou­ver des armes.

Emile Roegel, ancien incor­poré de force stras­bour­geois: « les Polo­nais vivaient une posi­tion très diffi­cile, il y avait des parti­sans polo­nais, sovié­tiques et ukrai­niens sur leur terri­toire: Jean-Jacques Remet­ter, le dernier Malgré-nous alsa­cien à être rentré, avait juste­ment rejoint un de ces groupes, mais pas le mieux placé poli­tique­ment après guerre. Il y avait à Tambov une grande propor­tion de ces incor­po­rés de force polo­nais évadés de la Wehr­macht et d’autres, faits prison­niers par l’URSS en 1939. Des centaines ont fait le même trajet que les 1500 partis de Tambov pour rejoindre la France Libre et ont rejoint l’ar­mée du géné­ral Anders. »

Frédé­ric Stroh (Univer­sité de Stras­bourg) a expliqué « la Résis­tance à l’Ouest-Eupen-Malmédy, Luxem­bourg, Moselle et Alsace ». Les incor­po­rés de force d’Al­sace et de Moselle ont contri­bué selon l’ADEIF en 1945 «  à saper l’ef­fort de guerre alle­mand »: simu­la­tion de mala­die (« Il y eut quatre fois plus d’Al­sa­ciens que de Badois réfor­més pour débi­lité mentale ! »), auto-muti­la­tion, fuite et déser­tion: « Les réfrac­taires et déser­teurs repré­sentent 7,1% des incor­po­rés de force belges, 22,6% de Luxem­bour­geois et 20% des Alsa­ciens-Mosel­lans. Les procé­dures judi­ciaires concernent 38 Alsa­ciens en janvier 43 et 548 en septem­bre…. 40 000 hommes arri­vèrent à s’ex­tir­per et 15 000 après guerre ont fait une demande de carte de réfrac­taires. »
Les réseaux de passeurs prennent des risques. « Dans la prison mili­taire de Torgau, 101 prison­niers sont luxem­bour­geois et 131 Alsa­ciens-Mosel­lans, ceci pour ceux connus nomi­na­ti­ve­ment, mais il y en avait davan­tage. En 1944, 2635 Alsa­ciens ont été jugés pour déser­tion par le Tribu­nal mili­taire du Rhin supé­rieur à Baden-Baden ». Mais la ques­tion des moti­va­tions se pose pour défi­nir qui était résis­tant… Marcel Schweit­zer, de Schil­ti­gheim, a été exécuté à Torgau après avoir clamé son paci­fisme, comme de nombreux Témoins de Jeho­vah. Une certi­tude pour l’his­to­rien: « Les actes indi­vi­duels doivent aussi être inté­grés au concept de Résis­tance dans les terri­toires annexés. »
L’his­to­rien relève que les Luxem­bour­geois ont lancé les 31/08 et 1/09/1942 une grève géné­rale au lende­main de la promul­ga­tion des décrets sur l’in­cor­po­ra­tion de force: 20 Luxem­bour­geois sont exécu­tés, un millier de familles trans­plan­tées, des élèves reti­rés à leurs parents et placés en insti­tu­tion, 40 hommes en camp de concen­tra­tion. En Belgique, un grand nombre de réfrac­taires mani­fes­tait « une résis­tance passive » . Globa­le­ment il pense qu’il faut « élar­gir la notion de résis­tance telle que défi­nie par Pierre Labo­rit – inten­tion de résis­ter en s’ins­cri­vant dans un cadre collec­tif, passage à l’ac­tion, fran­chir la limite de ce qui est permis, poser un acte trans­gres­sif – car l’an­nexion par un Etat tota­li­taire n’était pas une occu­pa­tion »

Michael Viebig, Mémo­rial « Roter Ochse de Halle/Saale », Alle­magne: Le centre péni­ten­tiaire de Halle/ Saale était un lieu d’exé­cu­tion au service de la justice civile et mili­taire entre 1942 et 1945. Un millier de déte­nus de 26 pays y étaient déte­nus. Au total 573 condam­na­tions à mort furent exécu­tées dans la prison ou le bois voisin, par déca­pi­ta­tion (guillo­tine), pendai­son ou pelo­ton d’exé­cu­tion, Le site fut utilisé prin­ci­pa­le­ment par la justice de la Wehr­macht et avant tout par le Reichs­krieg­sge­richt (RKG), tribu­nal mili­taire suprême. Diffé­rents actes de résis­tance sont docu­men­tés comme à l’en­contre des Mosel­lans Nico­las Gret­ten (1920–1944) et Jules Reltien (1921–1944) ou de l’Al­sa­cien Theo­dore Gerhards, 1900–1943 (dont plusieurs enfants ont assisté au colloque), de Margue­rite Fuhr­mann et Marcel Kopp, accu­sés d’es­pion­nage comme membres d’un réseau de passeurs dans la région de Saverne.

Jean-Noël Grand­homme (Univer­sité de Stras­bourg) brosse le tableau de la mémoire de l’in­cor­po­ra­tion de force en France: « Pendant 10 ans, les asso­cia­tions se battent pour le retour des dispa­rus (plus de 10 000 hommes non-rentrés) mais se heurtent à l’iner­tie de l’URSS et l’in­dif­fé­rence gênée des auto­ri­tés françaises. Puis c’est le combat pour les compen­sa­tions finan­cières et enfin les reven­di­ca­tions mémo­rielles. Le débat semble aujourd’­hui apaisé avec deux décla­ra­tions du président Sarkozy, à Paris en 2009 puis à Colmar en 2010. »

Norbert Franz (Univer­sité de Luxem­bourg) a expliqué que l’en­rô­le­ment de force des Luxem­bour­geois avait fait de ceux-ci des victimes de guerre aux yeux du gouver­ne­ment fédé­ral alle­mand. Alors que les incor­po­rés de force eux-même se voient plutôt comme victimes du nazisme. Une exigence de recon­nais­sance morale qui s’était concré­ti­sée – exclu­si­ve­ment pour les victimes de persé­cu­tion raciale – par des indem­ni­tés consé­quentes. Mais la posi­tion de la RFA reste de dire « non »: « En tant qu’his­to­rien, je me situe à un autre niveau du débat. L’en­rô­le­ment de force des Luxem­bour­geoises et des Luxem­bour­geois au Reich­sar­beits­dienst et à la Wehr­macht était une injus­tice spéci­fique­ment nazie. Ces personnes étaient et sont des victimes du natio­nal-socia­lisme. Car ce crime a été motivé par l’idéo­lo­gie raciste natio­nale spéci­fique­ment nazie. »

Marie Goerg-Lieby

 Expo­si­tion sur l’in­cor­po­ra­tion de force en Europe (mannequins, photos, docu­ments divers…) à voir dans le hall du Mémo­rial de l’Al­sace-Moselle à Schir­meck.

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