Robert Pfanner fait partie des 1 500 incorporés de force de Tambov autorisés, en juillet 44, à quitter le camp pour rejoindre l’Afrique du Nord. Aujourd’hui âgé de 97 ans, l’ancien coiffeur revient sur cette terrible guerre qui l’a, pendant trois ans, éloigné de l’amour de sa vie : Juliette.
Ce fut la plus belle journée de sa vie. « Lorsque j’ai débarqué du train, j’ai marché et puis je l’ai vue, sur le quai. Je suis resté bouche bée, à la regarder. Et puis on s’est enlacé, longtemps. » C’était la fin de la guerre, Roger Pfanner venait d’arriver à Strasbourg après trois années infernales. Il retrouvait son épouse, Juliette, qui le pensait mort. Elle avait reçu, en septembre 1943, une lettre des autorités allemandes qui signalait que son époux était porté disparu.
Roger est veuf depuis plusieurs années mais lorsqu’on évoque celle qui a partagé sa vie, son visage s’éclaire. « J’ai vécu 66 ans de bonheur ! » Celui qui a fêté le mois dernier son 97e anniversaire s’est marié en 1941.
Comme son père, Roger était coiffeur. En 1942, il avait repris le salon de son paternel à Neudorf et Juliette l’épaulait. « Après six semaines de gérance, ces salauds d’Allemands m’ont envoyé au RAD [ Reichsarbeitsdienst ]. »
Début 43, l’Alsacien, né à Hoenheim, est enrôlé de force dans la Wehrmacht. « Je me souviens de mon incorporation. On passait devant des officiers qui nous dirigeaient vers deux files. On ne l’a su qu’après mais, ceux qui allaient à droite restaient en France. Les autres partaient combattre sur le front russe. » Roger s’est retrouvé à gauche.
« Je me trouvais avec des officiers allemands, dont un général. Je leur coupais les cheveux ! »
Même lointains, les souvenirs sont toujours là. Il se rappelle cette longue journée où il a été « canardé » par les fantassins de l’Armée rouge. Sa première fois au feu. « On se trouvait en haut d’une colline. On s’est vite enterré mais moi, je n’avais pas de pelle ! J’ai dû creuser à la main. On avait peur de crever. » Comme tous les incorporés de force, il n’avait aucune échappatoire possible. C’était soit une balle soviétique, soit une balle allemande s’il tentait de s’évader.
Pourtant, il a franchi le pas, en juillet 43. Son unité est alors encerclée près de Kiev. « Avec un copain alsacien, lors d’une retraite, on n’a pas bougé et on s’est enterré en attendant que les Russes nous dépassent. »
Arrêté, Roger est conduit dans un camp de travail près de Moscou où il subit des cours d’endoctrinement. « Je me trouvais avec des officiers allemands, dont un général. Je leur coupais les cheveux ! »
Il demande aux autorités soviétiques de pouvoir rejoindre les forces françaises libres en Afrique du Nord. Peine perdue. Comme d’autres français, il est dirigé vers le camp de Tambov. « J’y suis resté un an et un jour. Et chaque jour, au moins une cinquantaine de prisonniers mouraient. C’était l’enfer. Je faisais partie du kommando de la forêt. On partait comme des morts vivants chaque matin vers 6 h et on se rendait dans une forêt où il fallait scier des arbres. Chaque jour, des gars crevaient. En hiver, on avait de la neige jusqu’aux genoux. La nuit, dans les baraques, on se collait pour avoir chaud. Et le matin, il arrivait souvent que l’on se réveille à côté d’un mort. On ne le signalait pas de suite pour pouvoir récupérer sa ration. »
Les kapos, des Alsaciens et Lorrains, étaient « pires que les Allemands ». Robert ne pèse que 32 kg quand il part de Tambov le 7 juillet 1944 avec les fameux 1 500 prisonniers libérés après des tractations entre autorités soviétiques et françaises.
Robert quitte la Russie en train et effectue un long périple qui le mène à Téhéran où il est pris en charge par les militaires anglais. « On a pu enfin bouffer correctement. Trop et trop vite d’ailleurs car on a tous eu la diarrhée ! Je suis resté deux mois en Iran avant de rejoindre Alger par bateau. On a été attaqué par des sous-marins allemands durant la traversée mais on s’en est sorti ! » Il terminera la guerre dans une Algérie en proie aux premières émeutes nationalistes.
Comme beaucoup d’incorporés de force, Robert a très vite tourné la page de la guerre. Par pudeur. Pour oublier aussi. « J’ai mis trente années avant d’en parler à ma famille ». Il y a deux ans, il s’est rendu à Tambov avec une délégation d’élus du conseil départemental du Bas-Rhin. Sur place, il a versé quelques larmes. « On ne peut pas oublier. Quand vous êtes broyés, réduits à rien, on ne peut pas oublier. »