Trau­mas collec­tifs de l’His­toire régio­nale : terrain miné ?

Commentaire (0) L'après-guerre

 

 

TEXTE D’UNE CONFÉRENCE DONNÉE PAR LE DOCTEUR STÉPHANE BRENGARTH, PSYCHIATRE ET GÉRIATRE, ET AIMABLEMENT TRANSMIS PAR LUI.

Les trau­mas collec­tifs de l’His­toire régio­nale : terrain miné ?
Les risques du psycho­trau­ma­tisme à l’âge avancé

Intro­duc­tion

Cet exposé est nourri de l’ex­pé­rience clinique du docteur Bren­garth, d’ap­ports théo­riques sur le stress et le trauma et docu­menté par les travaux des histo­riens. Cette confé­rence a été présen­tée :
• en décembre 2013 aux pompiers du Service Dépar­te­men­tale Incen­die et Secours 68 (SDIS)
• en septembre 2013 aux membres de la Cellule d’Ur­gence Médico-Psycho­lo­gique 68 (CUMP)
• en juin 2013 à la soirée de forma­tion de l’Equipe Mobile de Soins Pallia­tifs de Pfas­tatt (EMSPG)
• en avril 2012 lors du congrès de l’As­so­cia­tion pour le Déve­lop­pe­ment de la Forma­tion en Psycho­gé­ria­trie (ADFP)
Dans ma pratique en géria­trie, je reste toujours autant étonné par la capa­cité de certains souve­nirs à résis­ter à l’éro­sion du temps, comme des roches grani­tiques ou des méga­lithes qui affleurent à la surface de la person­na­lité quand se désa­grège dans la mala­die d’Alz­hei­mer, le reste de la mémoire. Je suis égale­ment souvent surpris de la faci­lité avec laquelle nos anciens acceptent en fin de vie de parler de leur trauma quand on leur offre une écoute sensible et une présence sécu­ri­sante, c’est-à-dire un espace et un temps psycho­thé­ra­peu­tique.
Après un apport théo­rique sur la psycho­pa­tho­lo­gie du stress, je rappe­le­rai le contexte bien parti­cu­lier de l’Al­sace pendant la seconde guerre mondiale afin de présen­ter au lecteur la problé­ma­tique du vieillis­se­ment du trau­ma­tisme sous un angle histo­rique voir même archéo­lo­gique, en réfé­rence aux couches profondes, incon­cientes du psychisme.

I) Stress et trau­ma­tisme, Etat de Stress Post-Trau­ma­tique

Tout d’abord, je propose de consi­dé­rer certaines personnes âgées que nous soignons dans notre région comme appar­te­nant à une cohorte de vété­rans, c’est-à-dire des personnes riches d’ex­pé­riences qui ont vieilli, après avoir traversé à un moment donné de leur exis­tence, des évène­ments excep­tion­nel­le­ment diffi­ciles, qu’elles ont éprouvé corps et âme. Ces évène­ments ont les carac­té­ris­tiques suivantes : ils ont été intenses du point de vue émotion­nel, ils paraissent hier comme aujourd’­hui insen­sés, ils restent profon­dé­ment ancrés dans la mémoire, indi­vi­duelle et collec­tive, ils fragi­lisent dura­ble­ment l’iden­tité de la personne et l’es­time de soi. Et surtout, ils peuvent provoquer des modi­fi­ca­tions durables de l’état de santé, en parti­cu­lier mentale : je veux bien-sûr parler ici des psycho­trau­ma­tismes.

Qu’est-ce qu’un trau­ma­tisme psychique ? C’est comme une pièce de monnaie avec côté pile, un événe­ment poten­tiel­le­ment désta­bi­li­sant et côté face, une personne singu­lière, avec sa subjec­ti­vité et sa vulné­ra­bi­lité. C’est-à-dire que cet événe­ment survient chez un indi­vidu, vulné­rable à un moment donné de son parcours, et qu’il va en consé­quence déve­lop­per des troubles psycho-patho­lo­giques réac­tion­nels durables.

Il nous faut parler ici de stress. Depuis les théo­ries de Canon et Selye (première moitié du XXème siècle), nous savons qu’en temps normal, l’or­ga­nisme et le psychisme ont la capa­cité de répondre aux chan­ge­ments de l’en­vi­ron­ne­ment, de manière à main­te­nir l’équi­libre. Mais lorsque ces chan­ge­ments deviennent trop forts, la personne doit puiser dans ses réserves des moyens inha­bi­tuels pour lutter ou pour fuire. C’est seule­ment à partir de ce niveau de réac­tion que l’on peut parler de stress. Le stress commence là où les auto­ma­tismes ne suffisent plus à main­te­nir cet équi­libre. Certes nous sommes tous soumis au stress. Certaines personnes espèrent y échap­per en routi­ni­sant à l’ex­cès leur exis­tence dans un espace d’in­te­rac­tion illu­soi­re­ment perçu comme immuable et donc maîtri­sable mais qui se réduit comme peau de chagrin. C’est un mauvais calcul car la routine rend vulné­rable au stress, on le voit chez certaines personnes âgées, à domi­cile ou en EHPAD. En fait, le stress, comme la douleur aigue, est un allié utile : ses mani­fes­ta­tions physiques (tension muscu­laire, augmen­ta­tion de la fréquence cardiaque et respi­ra­toire par ex.) nous alertent sur un envi­ron­ne­ment qui est entrain de chan­ger et dont on perd la maitrise, cela nous permet d’en être conscient d’abord et de mobi­li­ser ensuite toute la vigi­lance et toute la moti­va­tion néces­saire pour y faire face. Cela nous permet aussi de cher­cher rapi­de­ment dans notre mémoire les solu­tions qui ont fonc­tionné dans le passé face à des situa­tions compa­rables. Le stress permet l’adap­ta­tion à une situa­tion inédite. La notion d’adap­ta­tion est indis­so­ciable de celle de stress. Mais lorsque la demande d’adap­ta­tion de l’en­vi­ron­ne­ment déborde les ressources psychiques du sujet, il va s’épui­ser et déve­lop­per alors des troubles psychiques, anxieux, dépres­sifs, des troubles des conduites avec passages à l’acte, des addic­tions ou des soma­ti­sa­tions, etc…

C’est ce qui arrive quand la situa­tion est trop diffi­cile à maîtri­ser, parce que la stimu­la­tion est trop intense, trop longue, trop répé­tée. C’est ce qui arrive aussi quand l’évè­ne­ment fait écho à un autre événe­ment pénible du passé qui n’a toujours pas été digéré ou quand la person­na­lité est trop fragile.
Il est certain que des chan­ge­ments cultu­rels et sociaux impor­tants peuvent entraî­ner des psycho-trau­ma­tismes au sens large du terme, c’est à dire au sens de troubles de l’adap­ta­tion. Et dans les clas­si­fi­ca­tions médi­cales inter­na­tio­nales, on retrouve le plus emblé­ma­tique et le plus grave de ces troubles de l’adap­ta­tion qui est l’Etat de Stress Post-Trau­ma­tique, quand de surcroît survient l’im­pen­sa­ble…

Il survient aujourd’­hui rare­ment (heureu­se­ment) des évène­ments drama­tiques qui confrontent bruta­le­ment la personne avec le réel de la mort, la sienne d’abord quand elle vient d’y échap­per elle-même ou quand elle a été menacé direc­te­ment dans son inté­grité physique (lors d’agres­sion ou de viol par exemple.), la mort des autres ensuite (lors d’at­ten­tat, d’ac­ci­dent de trans­port, de catas­trophe natu­relle par exemple.). Ces événe­ments provoquent un afflux de peur telle­ment intense qu’il dépasse la tolé­rance du sujet et fait disjonc­ter le circuit de régu­la­tion émotion­nelle.
Cela se mani­feste chez la personne par un senti­ment d’ef­froi ou d’im­puis­sance, c’est qu’on appelle la disso­cia­tion, c’est un syndrome psychia­trique proche de de la confu­sion mentale ou de la bouf­fée déli­rante aiguë (déréa­li­sa­tion, déper­son­na­li­sa­tion…). Cette disso­cia­tion va entraî­ner en géné­ral un compor­te­ment désor­ga­nisé, pros­tré ou agité. Cette réac­tion immé­diate corres­pond à un Etat de Stress Aigu . Après cette expé­rience, la personne peut se retrou­ver très dura­ble­ment, parfois toute sa vie, « dépo­ten­tia­li­sée » dans ses besoins de sécu­rité interne. En fait, le trauma boule­verse les valeurs fonda­men­tales de l’in­di­vidu et son rapport au monde qu’il croyait jusque là suffi­sa­ment bon et l’autre suffi­sa­ment secou­rable. Le trau­ma­tisme est une bles­sure profonde, d’ordre narcis­sique. Il fait une rupture exis­ten­tielle, il y a un avant, il y a un après, et le trau­ma­tisé dira que « ce ne sera plus jamais comme avant ».

Si cet Etat de Stress Aigu persiste plus d’un mois, on parle alors d’Etat de Stress Post-Trau­ma­tique (ESPT). Et on estime à 60 % les Etats de Stress Aigu suivies d’un ESPT mais il peut néan­moins exis­ter des ESPT « à retar­de­ment », c’est-à-dire qu’il peut exis­ter de longues phases de latence (parfois des années, parfois même une vie) entre l’Etat de Stress Aigu et l’ESPT, grâce à des réamé­na­ge­ments psychiques, des méca­nismes de suppléances (surin­ves­tis­se­ment du travail, recours à l’idéal, à la défense d’une cause, soumis­sion à une figure d’au­to­rité), grâce à la rési­lience (chère à Boris Cyrul­nik), qui permet la réor­ga­ni­sa­tion de la suite de l’exis­tence vers des projets porteurs de sens. Pendant cette période de rési­lience, l’édi­fice psychique reste vulné­rable .

L’ESPT se carac­té­rise prin­ci­pa­le­ment par le trépied suivant : 1) remi­nis­cence, 2) évite­ment et 3) modi­fi­ca­tion profonde de la person­na­lité.
Ce syndrome de stress post-trau­ma­tique corres­pond à une véri­table emprise du passé qui oblige de revivre sans cesse l’évè­ne­ment corps et âme. D’ailleurs, Freud disait que : « c’est seule­ment dans son carac­tère de souve­nir que l’évè­ne­ment est trau­ma­tique ».
La rémi­nis­cence, c’est le retour incon­trô­lable à la conscience d’un souve­nir, non reconnu comme tel, perçu comme un corps étran­ger dans lequel la peur domine. C’est là aussi assez proche de l’hal­lu­ci­na­tion ou de la confu­sion mentale. Cette rémi­nis­cence peut être déclen­chée par l’ex­po­si­tion de la personne à certains détails rappe­lant le drame passé (un jour de froid sibé­rien, le barbelé d’un enclos à vache, etc…). C’est aussi toute nouvelle frayeur, même les plus légi­times, qui peut déclen­cher la remi­nis­cence, d’au­tant plus que la personne qu’on quali­fie faci­le­ment d’an­xieuse reste toujours sur le qui-vive, en état d’hy­per­vi­gi­lance, sursau­tant au moindre bruit.
Les cauche­mars, répé­ti­tifs, peuvent égale­ment rame­ner l’image trau­ma­tique mais ils sont en géné­ral assez pauvres et stéréo­ty­pés comme ces rêves angois­sants de pour­suites, de chutes ou d’im­passe.
La remi­nis­cence peut entraî­ner des compor­te­ments soudains de grande agita­tion, de panique ou de fuite, avec des risques médi­co­lé­gaux, comme si l’évè­ne­ment allait se repro­duire.
Par consé­quence, le sujet évite de près ou de loin toutes ce qui fait réfé­rence à l’évè­ne­ment trau­ma­tique (certaines acti­vi­tés, personnes ou lieux). Il doit four­nir un effort psychique perma­nent pour éviter d’y penser, d’en parler et de s’en souve­nir. Il peut aussi exis­ter un évite­ment du sommeil (phobie du sommeil) ou un évite­ment des rêves, par un abus de benzo­dia­zé­pines par exemple. Enfin, par la restric­tion affec­tive, la personne évite de s’émou­voir, de s’in­té­res­ser aux autres, à l’ave­nir et réduit sa parti­ci­pa­tion aux acti­vi­tés sociales et fami­liales, il se replie et se renferme dans l’apa­thie.
L’en­semble des symp­tômes amène avec le temps une modi­fi­ca­tion profonde de la person­na­lité avec une exacer­ba­tion des traits d’ir­ri­ta­bi­lité, ou des accès de colère.
Au total, l’ESPT entraîne de grandes diffi­cul­tés d’adap­ta­tion au quoti­dien, ce qui va augmen­ter la vulné­ra­bi­lité au stress et notam­ment à tous ses stress qui ne manque­ront pas d’ar­ri­ver en fin de vie et plus large­ment avec la vieillesse.

II) Les Trau­mas collec­tifs de l’His­toire Régio­nale :

Dans le chapitre consa­cré aux « actions patho­gènes du milieu », Henri Ey recen­sait les « situa­tions poten­tiel­le­ment trau­ma­tiques », parmi lesquelles les trau­ma­tismes collec­tifs, aigus (par exemple les bombar­de­ments ), durables (par ex. la capti­vité, la dépor­ta­tion) et les phéno­mènes de dépla­ce­ments de popu­la­tions ou d’exil.
Encore une fois , qu’ont en commun ces situa­tions ? Collec­tives, elle touche un groupe socio-cultu­rel donné qu’elle confronte bruta­le­ment à l’ar­bi­traire et à l’injus­tice. Elles épuisent inten­tion­nel­le­ment ses défenses jusqu’à déstruc­tu­rer le groupe pour en isoler l’in­di­vidu atteint dans sa dignité.

Pendant la seconde guerre mondiale, l’Al­sace-Moselle est annexée de fait à l’Al­le­magne au mépris de la conven­tion d’ar­mis­tice signée avec Vichy. La région se trans­forme en quelques semaines en un gigan­tesque labo­ra­toire d’une idéo­lo­gie tota­li­taire qui abuse de propa­gande et de terreur pour nazi­fier contre son gré une popu­la­tion majo­ri­tai­re­ment dialec­to­phone mais qui reste léga­le­ment française. L’em­prise de cette toile d’arai­gnée sera de plus en plus forte pour s’in­si­nuer dans les esprits à la manière du « condi­tion­ne­ment patho­gène » que décrit Henri Ey.
Cette poli­tique de mise au pas des plus brutales et perverses est conçue pour soumettre la popu­la­tion par la peur. Elle est imagi­née par le Gaulei­ter Robert Wagner, sorte de dicta­teur-délé­gué à la région du Rhin supé­rieur et nazi de la première heure. En juillet 1940, il tente d’abord par des manoeuvres de séduc­tion gros­sière de rapa­trier les 400.000 alsa­ciens évacués très subi­te­ment et dans de très mauvaises condi­tions (dans des wagons à bestiaux) vers le Sud-Ouest de la France : un tiers de ces exilés y reste­ront. Pour les rapa­triés, l’adhé­sion aux orga­ni­sa­tions nazies des chefs de famille et des cadres devient obli­ga­toire au risque de se retrou­ver au ban de la société, privé de travail et d’ins­truc­tion pour ses enfants. Les promo­tions et muta­tions n’ont plus lieu qu’en vertu de consi­dé­ra­tions poli­tiques et à la lecture des rapports faits par les SA-block­lei­ter. On désigne ainsi ces supplé­tifs alsa­ciens plus ou moins volon­taires pour surveiller voisins et collègues et dénon­cer leurs compor­te­ments anti-alle­mands. Les fonc­tion­naires doivent faire allé­geance au régime, les ensei­gnants sont « rééduqués » en pays de Bade et les jeunes sont systé­ma­tique­ment inscrits dans les Jeunesses Hitlé­riennes où ils prêtent serment à Hitler.
Ainsi, la société alsa­cienne est désor­ga­ni­sée en quelques semaines. Un climat détes­table de suspi­cion et de jalou­sie s’ins­talle dans la popu­la­tion (il en reste encore aujourd’­hui beau­coup de traces dans les petits villages). La bureau­cra­tie zélée recense et classe la popu­la­tion en fonc­tion de ses compor­te­ments ou ses opinions, ce qui abou­tit à l’ex­pul­sion de 20.000 personnes jugées « indé­si­rables ou enne­mis du Reich » et à la confis­ca­tion de leurs biens.
Désta­bi­li­sée par la germa­ni­sa­tion rapide de leurs patro­nymes, de leur vie quoti­dienne, par la perte de leurs repères iden­ti­taires et par une école alle­mande qui faillit à sa mission d’en­sei­gne­ment en deve­nant l’an­nexe de la Hitlerju­gend, la jeunesse alsa­cienne se trouve prise dans la nasse d’un système d’em­bri­ga­de­ment, de contraintes et de contrôles, et doit se main­te­nir en état de vigi­lance perma­nente pour « ne pas faire de vagues » face à l’oc­cu­pant et ses déla­teurs.

Mais le pire reste à venir. Alors que jusque là, on était dans une situa­tion collec­tive stress, on va bascu­ler dans le trau­ma­tisme : En 1942, après la rupture du pacte germano-sovié­tique, Wagner trouva là l’oc­ca­sion de faire avan­cer son projet d’Al­sace alle­mande qu’il veut offrir au Führer, en voulant « raffer­mir le senti­ment natio­nal alle­mand par le sacri­fice du sang ». Après l’échec de l’ap­pel aux volon­taires et une nouvelle vague d’épu­ra­tion, il décide de jeter graduel­le­ment mais rapi­de­ment toute une géné­ra­tion de jeunes alsa­ciens dans la guerre par le crime de l’in­cor­po­ra­tion de force, d’abord dans le service du travail obli­ga­toire (le ReichAr­beistDienst), puis dans les orga­ni­sa­tions para­mi­li­taires, comme la défense anti­aé­rienne (Lufft­waf­fen­hel­fer) et enfin dans l’ar­mée (la Wehr­macht). Au total ce sont 21 classes d’âge, de 1908 à 1928, soit 100.000 jeunes hommes, soit un alsa­cien sur 10, qui sont enrô­lés de force.
Les « récal­ci­trants » qui ne se présentent pas au conseil de révi­sion ou ceux qui y font démons­tra­tion d’at­ti­tudes inso­lentes sont immé­dia­te­ment envoyés au camp de réédu­ca­tion tris­te­ment célèbre de Schir­meck (où seront inter­nés 15.000 personnes pendant la durée de la guerre). Ceux qui y persistent dans leur refus sont versés dans des sections disci­pli­naires de la Wehr­macht ou dans les Waffen-SS et desti­nés à des opéra­tions quasi-suici­daires.

En 1943, après Stalin­grad, la répres­sion devient sanglante en Alsace : l’ex­ten­sion de l’in­cor­po­ra­tion de forces aux classes d’âge qui ont fait la guerre en 1940 sous l’uni­forme français provoque des mani­fes­ta­tions publiques d’hos­ti­lité au régime et des évasions massives du Sund­gau vers la Suisse. Le 16 février, 18 réfrac­taires du village de Ballers­dorf qui tentaient de traver­ser la fron­tière suisse sont fusillés pour l’exemple au camp du Stru­thof. En août, on compte déjà 75 condam­na­tions à mort pour ce même motif. Pour ceux qui réus­sissent à s’en­fuir malgré tout, leurs familles sont prises en otage et sont immé­dia­te­ment trans­fé­rées dans des camps de travail du Wurtem­berg, de Silé­sie ou de Pomé­ra­nie, leurs biens étant là aussi saisis. Au total, on compte plus de 12.000 familles trans­plan­tées, la plupart viennent du Sund­gau.
Les appe­lés qui sont conduits vers les gares et les casernes sous escorte poli­cière gardent souvent le secret espoir de s’éva­der une fois arrivé au combat. Mais l’Etat-Major de la Wehr­macht qui se méfie décide de verser 80 % des alsa­ciens sur le front de l’Est et des classes entières dans les Waffen-SS (classe 1926, 1908–1910) d’où il sera évidem­ment plus diffi­cile de déser­ter. Certains évadés réus­sissent tout de même l’ex­ploit de parcou­rir seul des milliers de kilo­mètres pour rentrer chez eux, mais une fois cachés dans leurs villages, ils courent encore le risque d’être dénon­cés à la Gestapo pour une prime de 100 marks.

15 % des Malgré-Nous firent quand-même le pari de traver­ser les lignes, incité en cela par des tracts des Alliés. Ce fut un pari très risqué car nul ne savait quel serait l’ac­cueil réservé en face par le soldat de l’Ar­mée Rouge. La stra­té­gie la plus effi­cace était encore de traî­ner derrière lors de la retraite de la Wehr­macht, de se lais­ser captu­rer le tract brandi en guise de drapeau blanc ou de faire le mort et d’être ramas­ser par les Russes.
Mais il restait alors à vivre un « autre choc tout aussi brutal que celui de l’in­cor­po­ra­tion », la capti­vité dans des camps russes fonc­tion­nant sur le modèle du Goulag, après d’in­ter­mi­nables et souvent fatales marches de trans­fert, à travers l’Ukraine ou la Biélo­rus­sie. Dans leurs récits, d’an­ciens déte­nus constatent avec amer­tume que « compa­ra­ti­ve­ment à Schir­meck, le célèbre camp de Tambov fut un vrai enfer ». 11.000 Alsa­ciens-Mosel­lans y furent empri­son­nés. 6000 y périrent souvent dans les premières semaines, d’épui­se­ment, de froid, de dysen­te­rie, de tuber­cu­lo­se… Les rations alimen­taires jour­na­lières étaient compa­rables à celles des camps de concen­tra­tions alle­mands. Les prison­niers étaient astreints à des travaux épui­sants. « Beau­coup affirment qu’ils n’au­rait jamais gagnées les lignes russes au péril de leur vie s’ils avaient su ce qui les atten­dait ».

Pour ceux qui revinrent de ces camps russes, trop tardi­ve­ment après la libé­ra­tion, le paysage en Alsace avait changé tout aussi radi­ca­le­ment qu’en 1940, les réfrac­taires alsa­ciens qui avaient rejoint les Forces Françaises Libres pour libé­rer l’Al­sace, y faisaient modèle de bons Français et les résis­tants étaient célé­brés en héros, alors ces Malgré-Nous, très souvent honteux, se réfu­gièrent dans un lourd silence. Pour Florence Fröh­lig, docteur en ethno­lo­gie, « ce passé a été refoulé parce que le contexte ne se prêtait pas au récit de ces expé­riences. Les Malgré-Nous se sentaient un peu dans l’ombre de l’his­toire de cette guerre.Ce n’est souvent qu’à leur retraite et pour leurs petit-enfants, qu’ils ont commencé à repar­ler ».Pour Klein­hentz, « ils sont sortis de la guerre mais la guerre n’est pas sorti d’eux ».

III) Chez le vété­ran, pourquoi parler de terrain miné ? En d’autres termes, quels sont les risques du psycho­trau­ma­tisme à l’âge avancé ?

A) Il y a d’abord le risque du réveil tardif ou résur­gence d’un ESPT latent, quand la personne âgé trau­ma­ti­sée se trouve confron­tée à des évène­ments stres­sants liés à la vieillesse. Ces évène­ments sont de deux types : ceux qui ont à voir avec la perte en géné­ral, perte des suppléances et des étayages comme la retraite (Port et al., Am J Psychiatr 2001), le deuil et l’in­ca­pa­cité; et ceux qui rappellent sous certains indices le drame passé : par exemple, toutes ces situa­tions de contrainte, de contrôle, de priva­tions de liberté d’al­ler et venir induites par les hospi­ta­li­sa­tions ou l’en­trée en insti­tu­tion, l’iso­le­ment en chambre septique ou les mesures préven­tives de conten­tion physique pour éviter les chutes. Il y a aussi le problème des images de catas­trophe qui tournent en boucle sur la télé de la salle commune de l’EHPAD devant un groupe de résident à moitié somnolent.
Ses ESPT qui décom­pensent à l’âge avancé se mani­festent beau­coup moins par les rémi­nis­cences (Schulte et Bienen­feld, 2002) que par les troubles anxieux telle que l’hy­per­vi­gi­lance (Goenjian et al., Am J Psychia­try 1994) .

B) Puis il y a le risque, pour le méde­cin, de passer à côté du diagnos­tic d’un Etat de Stress Post-Trau­ma­tique chro­nique qui a vieilli.
Si la plupart des ESPT guérissent en 7 ans en moyenne chez le jeune (JM Thurin, 2008), on sait aussi qu’il peut persis­ter 45 ans chez 25 % des vété­rans de la guerre de Corée, des prison­niers de guerre et chez 46 % des resca­pés des camps de concen­tra­tion (Briole et al, 1999).
Mais plus le temps passe, plus il est diffi­cile de faire le diagnos­tic d’ESPT parce que les remi­nis­cences sur lesquelles on foca­lise habi­tuel­le­ment, s’at­té­nuent avec le temps ou deviennent masquées par les troubles anxieux avec l’hy­per­ac­ti­vité neuro­vé­gé­ta­tive, (Goenjian et al., Am J Psychia­try 1994), les attaques de panique ou la phobie sociale, par la dépres­sion avec la préva­lence d’un senti­ment de culpa­bi­lité, par des troubles du carac­tère (Danieli, J Geriatr Psychia­try, 1997) avec l’ac­cen­tua­tion de la dépen­dance à autrui, de la passi­vité et un manque d’es­time de soi (MA Crocq, 1993), par des compli­ca­tions addic­tives (alcool ou BZD) ou par la préva­lence des troubles du sommeil.
Donc, on peut suspec­ter un ESPT chro­nique devant tout trouble psychia­trique du sujet âgé, surtout devant l’ap­pa­ri­tion ou l’exa­cer­ba­tion de troubles anxieux ou de troubles du sommeil. Sachant que l’ab­sence de rémi­nis­cences n’ex­clut pas le diagnos­tic.

C) Ensuite, il y a le risque d’un lien avec la démence. Mais dans quel sens ?

Ce que l’on sait d’une part, le déclin cogni­tif entraine la résur­gence de l’ESPT (Charles et al. PNPV 2005), (Mittal et al., J Geriatr Psychia­try Neurol 2001) cette fois en augmen­tant les rémi­nis­cences, l’ir­ri­ta­bi­lité et l’agi­ta­tion (Van Achter­berg et al., J Clin Psychia­try 2001). Cette résur­gence peut donc signer le début d’un déclin cogni­tif (John­son D., J Am Geriatr Soc 2000) ou l’en­trée en démence, comme si la mala­die d’Alz­hei­mer ouvrait de la boite de Pandore, par la levée du refou­le­ment ou par des diffi­cul­tés crois­santes d’in­hi­bi­tion. Donc toute aggra­va­tion ou décom­pen­sa­tion tardive d’un ESPT devrait faire envi­sa­ger une consul­ta­tion-mémoire.

On sait d’autre part que les anciens combat­tants avec un ESPT ont un risque deux fois plus élevé de déve­lop­per une démence que ceux sans ESPT (Yaffe et al. En 2010) donc le trau­ma­tisme précoce est un facteur de risque de démence (Pers­son et Skoog, Int J Geriatr Psychia­try 1996), çela s’ex­plique peut-être par une dimi­nu­tion de la réserve cogni­tive.

En ampu­tant chaque fois un peu plus les réserves, narcis­siques et iden­ti­taires, protec­trice du sujet, le trau­ma­tisme précoce et le cumul sur la vie entière de psycho­trau­ma­tismes vulné­ra­bi­lisent le sujet âgé aux pertes liée à la vieillesse, comme si une person­na­lité marquée par le sceau du trau­ma­tisme va être « inva­lidé à l’égard du travail de vieillir » (Caleca), c’est-à-dire travail de deuil ou d’éla­bo­ra­tion psychique de la perte. Or, on constate souvent qu’un deuil préci­pite le sujet âgé vulné­rable dans la démence et on peut donc légi­ti­me­ment se deman­der, à la suite d’au­teurs comme Maison­dieu et Ploton, si la démence n’est pas une forme parti­cu­liè­re­ment grave de psycho­trau­ma­tisme du sujet âgé.

D) Enfin, il existe un risque de diagnos­tic de psycho­trau­ma­tisme par excès cette fois car on ne peut pas affir­mer que ces vété­rans nona­gé­naires sont tous « collec­ti­ve­ment » trau­ma­ti­sés face à la seule réalité histo­rique de ces évène­ments hors norme. Cela dépend toujours de facteurs indi­vi­duels, tel que la vulné­ra­bi­lité et la subjec­ti­vité, qui sont deux critiques adres­sées au concept de « trauma collec­tif ».

1) Premiè­re­ment, il faut tenir compte de la notion de vulné­ra­bi­lité indi­vi­duelle. La résul­tante trau­ma­tique d’un événe­ment dépend certes de sa force patho­gène mais aussi de la vulné­ra­bi­lité ou de la robus­tesse de la personne qui l’éprouve. Parmi les facteurs de vulné­ra­bi­lité dans cette popu­la­tion qui nous inté­resse, on citera parti­cu­liè­re­ment des facteurs envi­ron­ne­men­taux comme les mauvaises condi­tions socio-écono­miques dans ce contexte de pénu­rie de guerre, la perte de cohé­sion et de soutien du groupe social, sciem­ment orches­trée par un système pervers, puis des facteurs indi­vi­duels comme le jeune âge et le manque d’ex­pé­rience au moment des faits avec parfois en plus des carences affec­tives dans l’en­fance, elle-mêmes induites par les consé­quences de la guerre de 14–18 sur la géné­ra­tion précé­dente.

2) Deuxiè­me­ment, il faut aussi tenir compte de la subjec­ti­vité. En psycho­thé­ra­pie, on s’in­té­resse bien sûr aux faits mais au delà, on cherche à s’ap­pro­cher au plus près du vécu du sujet. Certes, en théo­rie, on peut comprendre combien une situa­tion collec­tive diffi­cile a fait rupture avec l’ordre habi­tuel des choses, combien elle n’a pas été souhai­tée, pas pu être anti­ci­pée ni contrô­lée. On peut égale­ment comprendre le senti­ment de respon­sa­bi­lité écra­sante devant la néces­sité de faire un choix toujours perdant. Il reste qu’il est par contre bien plus diffi­cile de mesu­rer dans l’après-coup, 70 ans après, quel fut l’im­pact affec­tif et le sens que lui a attri­bué indi­vi­duel­le­ment chaque personne.
Au retour des Malgré-Nous en 1945 dans une Alsace, il n’y eut ni Croix-Rouge ni CUMP mais seule­ment un « accueil pure­ment admi­nis­tra­tif, selon Eugène Ried­weg, sans aucune chaleur humai­ne… Accueil destiné certes à les démo­bi­li­ser rapi­de­ment » mais aussi plus impli­ci­te­ment à débusquer parmi eux les rares enga­gés volon­taires. Alors, on ne va pas prétendre faire un débri­fing 70 ans après mais, malgré les rema­nie­ments des affects et les défaillances de la mémoire, la vieillesse est souvent l’oc­ca­sion pour eux de reprendre leur récit trau­ma­tique dans lequel le senti­ment de culpa­bi­lité et d’in­fé­rio­rité dominent, de manière à tenter d’y mettre un point final.

En guise de conclu­sion, L’Al­sace-Moselle a connu un trau­ma­tisme « cultu­rel » pendant la seconde guerre mondiale.
La connais­sance de ce contexte histo­rique permet de mieux comprendre l’im­pact psycho­trau­ma­tique de cette période chez les personnes âgées
Il n’y a de trau­ma­tisme que par les effets patho­lo­giques de l’évé­ne­ment dans l’après coup, dans la rémi­nis­cence, parfois tardi­ve­ment, à l’âge avancé et sous des formes masquées.
Face à des situa­tions collec­tives, il y a toujours la modé­ra­tion de la subjec­ti­vité et de la vulné­ra­bi­lité indi­vi­duelle.
La réac­ti­va­tion du psycho­trau­ma­tisme est un risque qui augmente avec le déclin cogni­tif et le trau­ma­tisme vulné­ra­bi­lise le sujet aux évène­ments stres­sants de la vieillesse

Docteur Stéphane Bren­garth

* Biblio­gra­phie

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