TEXTE D’UNE CONFÉRENCE DONNÉE PAR LE DOCTEUR STÉPHANE BRENGARTH, PSYCHIATRE ET GÉRIATRE, ET AIMABLEMENT TRANSMIS PAR LUI.
Les traumas collectifs de l’Histoire régionale : terrain miné ?
Les risques du psychotraumatisme à l’âge avancé
Introduction
• en décembre 2013 aux pompiers du Service Départementale Incendie et Secours 68 (SDIS)
• en septembre 2013 aux membres de la Cellule d’Urgence Médico-Psychologique 68 (CUMP)
• en juin 2013 à la soirée de formation de l’Equipe Mobile de Soins Palliatifs de Pfastatt (EMSPG)
• en avril 2012 lors du congrès de l’Association pour le Développement de la Formation en Psychogériatrie (ADFP)
Après un apport théorique sur la psychopathologie du stress, je rappelerai le contexte bien particulier de l’Alsace pendant la seconde guerre mondiale afin de présenter au lecteur la problématique du vieillissement du traumatisme sous un angle historique voir même archéologique, en référence aux couches profondes, inconcientes du psychisme.
I) Stress et traumatisme, Etat de Stress Post-Traumatique
Tout d’abord, je propose de considérer certaines personnes âgées que nous soignons dans notre région comme appartenant à une cohorte de vétérans, c’est-à-dire des personnes riches d’expériences qui ont vieilli, après avoir traversé à un moment donné de leur existence, des évènements exceptionnellement difficiles, qu’elles ont éprouvé corps et âme. Ces évènements ont les caractéristiques suivantes : ils ont été intenses du point de vue émotionnel, ils paraissent hier comme aujourd’hui insensés, ils restent profondément ancrés dans la mémoire, individuelle et collective, ils fragilisent durablement l’identité de la personne et l’estime de soi. Et surtout, ils peuvent provoquer des modifications durables de l’état de santé, en particulier mentale : je veux bien-sûr parler ici des psychotraumatismes.
Qu’est-ce qu’un traumatisme psychique ? C’est comme une pièce de monnaie avec côté pile, un événement potentiellement déstabilisant et côté face, une personne singulière, avec sa subjectivité et sa vulnérabilité. C’est-à-dire que cet événement survient chez un individu, vulnérable à un moment donné de son parcours, et qu’il va en conséquence développer des troubles psycho-pathologiques réactionnels durables.
Il nous faut parler ici de stress. Depuis les théories de Canon et Selye (première moitié du XXème siècle), nous savons qu’en temps normal, l’organisme et le psychisme ont la capacité de répondre aux changements de l’environnement, de manière à maintenir l’équilibre. Mais lorsque ces changements deviennent trop forts, la personne doit puiser dans ses réserves des moyens inhabituels pour lutter ou pour fuire. C’est seulement à partir de ce niveau de réaction que l’on peut parler de stress. Le stress commence là où les automatismes ne suffisent plus à maintenir cet équilibre. Certes nous sommes tous soumis au stress. Certaines personnes espèrent y échapper en routinisant à l’excès leur existence dans un espace d’interaction illusoirement perçu comme immuable et donc maîtrisable mais qui se réduit comme peau de chagrin. C’est un mauvais calcul car la routine rend vulnérable au stress, on le voit chez certaines personnes âgées, à domicile ou en EHPAD. En fait, le stress, comme la douleur aigue, est un allié utile : ses manifestations physiques (tension musculaire, augmentation de la fréquence cardiaque et respiratoire par ex.) nous alertent sur un environnement qui est entrain de changer et dont on perd la maitrise, cela nous permet d’en être conscient d’abord et de mobiliser ensuite toute la vigilance et toute la motivation nécessaire pour y faire face. Cela nous permet aussi de chercher rapidement dans notre mémoire les solutions qui ont fonctionné dans le passé face à des situations comparables. Le stress permet l’adaptation à une situation inédite. La notion d’adaptation est indissociable de celle de stress. Mais lorsque la demande d’adaptation de l’environnement déborde les ressources psychiques du sujet, il va s’épuiser et développer alors des troubles psychiques, anxieux, dépressifs, des troubles des conduites avec passages à l’acte, des addictions ou des somatisations, etc…
C’est ce qui arrive quand la situation est trop difficile à maîtriser, parce que la stimulation est trop intense, trop longue, trop répétée. C’est ce qui arrive aussi quand l’évènement fait écho à un autre événement pénible du passé qui n’a toujours pas été digéré ou quand la personnalité est trop fragile.
Il est certain que des changements culturels et sociaux importants peuvent entraîner des psycho-traumatismes au sens large du terme, c’est à dire au sens de troubles de l’adaptation. Et dans les classifications médicales internationales, on retrouve le plus emblématique et le plus grave de ces troubles de l’adaptation qui est l’Etat de Stress Post-Traumatique, quand de surcroît survient l’impensable…
Il survient aujourd’hui rarement (heureusement) des évènements dramatiques qui confrontent brutalement la personne avec le réel de la mort, la sienne d’abord quand elle vient d’y échapper elle-même ou quand elle a été menacé directement dans son intégrité physique (lors d’agression ou de viol par exemple.), la mort des autres ensuite (lors d’attentat, d’accident de transport, de catastrophe naturelle par exemple.). Ces événements provoquent un afflux de peur tellement intense qu’il dépasse la tolérance du sujet et fait disjoncter le circuit de régulation émotionnelle.
Cela se manifeste chez la personne par un sentiment d’effroi ou d’impuissance, c’est qu’on appelle la dissociation, c’est un syndrome psychiatrique proche de de la confusion mentale ou de la bouffée délirante aiguë (déréalisation, dépersonnalisation…). Cette dissociation va entraîner en général un comportement désorganisé, prostré ou agité. Cette réaction immédiate correspond à un Etat de Stress Aigu . Après cette expérience, la personne peut se retrouver très durablement, parfois toute sa vie, « dépotentialisée » dans ses besoins de sécurité interne. En fait, le trauma bouleverse les valeurs fondamentales de l’individu et son rapport au monde qu’il croyait jusque là suffisament bon et l’autre suffisament secourable. Le traumatisme est une blessure profonde, d’ordre narcissique. Il fait une rupture existentielle, il y a un avant, il y a un après, et le traumatisé dira que « ce ne sera plus jamais comme avant ».
Si cet Etat de Stress Aigu persiste plus d’un mois, on parle alors d’Etat de Stress Post-Traumatique (ESPT). Et on estime à 60 % les Etats de Stress Aigu suivies d’un ESPT mais il peut néanmoins exister des ESPT « à retardement », c’est-à-dire qu’il peut exister de longues phases de latence (parfois des années, parfois même une vie) entre l’Etat de Stress Aigu et l’ESPT, grâce à des réaménagements psychiques, des mécanismes de suppléances (surinvestissement du travail, recours à l’idéal, à la défense d’une cause, soumission à une figure d’autorité), grâce à la résilience (chère à Boris Cyrulnik), qui permet la réorganisation de la suite de l’existence vers des projets porteurs de sens. Pendant cette période de résilience, l’édifice psychique reste vulnérable .
L’ESPT se caractérise principalement par le trépied suivant : 1) reminiscence, 2) évitement et 3) modification profonde de la personnalité.
Ce syndrome de stress post-traumatique correspond à une véritable emprise du passé qui oblige de revivre sans cesse l’évènement corps et âme. D’ailleurs, Freud disait que : « c’est seulement dans son caractère de souvenir que l’évènement est traumatique ».
La réminiscence, c’est le retour incontrôlable à la conscience d’un souvenir, non reconnu comme tel, perçu comme un corps étranger dans lequel la peur domine. C’est là aussi assez proche de l’hallucination ou de la confusion mentale. Cette réminiscence peut être déclenchée par l’exposition de la personne à certains détails rappelant le drame passé (un jour de froid sibérien, le barbelé d’un enclos à vache, etc…). C’est aussi toute nouvelle frayeur, même les plus légitimes, qui peut déclencher la reminiscence, d’autant plus que la personne qu’on qualifie facilement d’anxieuse reste toujours sur le qui-vive, en état d’hypervigilance, sursautant au moindre bruit.
Les cauchemars, répétitifs, peuvent également ramener l’image traumatique mais ils sont en général assez pauvres et stéréotypés comme ces rêves angoissants de poursuites, de chutes ou d’impasse.
La reminiscence peut entraîner des comportements soudains de grande agitation, de panique ou de fuite, avec des risques médicolégaux, comme si l’évènement allait se reproduire.
Par conséquence, le sujet évite de près ou de loin toutes ce qui fait référence à l’évènement traumatique (certaines activités, personnes ou lieux). Il doit fournir un effort psychique permanent pour éviter d’y penser, d’en parler et de s’en souvenir. Il peut aussi exister un évitement du sommeil (phobie du sommeil) ou un évitement des rêves, par un abus de benzodiazépines par exemple. Enfin, par la restriction affective, la personne évite de s’émouvoir, de s’intéresser aux autres, à l’avenir et réduit sa participation aux activités sociales et familiales, il se replie et se renferme dans l’apathie.
L’ensemble des symptômes amène avec le temps une modification profonde de la personnalité avec une exacerbation des traits d’irritabilité, ou des accès de colère.
Au total, l’ESPT entraîne de grandes difficultés d’adaptation au quotidien, ce qui va augmenter la vulnérabilité au stress et notamment à tous ses stress qui ne manqueront pas d’arriver en fin de vie et plus largement avec la vieillesse.
II) Les Traumas collectifs de l’Histoire Régionale :
Dans le chapitre consacré aux « actions pathogènes du milieu », Henri Ey recensait les « situations potentiellement traumatiques », parmi lesquelles les traumatismes collectifs, aigus (par exemple les bombardements ), durables (par ex. la captivité, la déportation) et les phénomènes de déplacements de populations ou d’exil.
Encore une fois , qu’ont en commun ces situations ? Collectives, elle touche un groupe socio-culturel donné qu’elle confronte brutalement à l’arbitraire et à l’injustice. Elles épuisent intentionnellement ses défenses jusqu’à déstructurer le groupe pour en isoler l’individu atteint dans sa dignité.
Pendant la seconde guerre mondiale, l’Alsace-Moselle est annexée de fait à l’Allemagne au mépris de la convention d’armistice signée avec Vichy. La région se transforme en quelques semaines en un gigantesque laboratoire d’une idéologie totalitaire qui abuse de propagande et de terreur pour nazifier contre son gré une population majoritairement dialectophone mais qui reste légalement française. L’emprise de cette toile d’araignée sera de plus en plus forte pour s’insinuer dans les esprits à la manière du « conditionnement pathogène » que décrit Henri Ey.
Cette politique de mise au pas des plus brutales et perverses est conçue pour soumettre la population par la peur. Elle est imaginée par le Gauleiter Robert Wagner, sorte de dictateur-délégué à la région du Rhin supérieur et nazi de la première heure. En juillet 1940, il tente d’abord par des manoeuvres de séduction grossière de rapatrier les 400.000 alsaciens évacués très subitement et dans de très mauvaises conditions (dans des wagons à bestiaux) vers le Sud-Ouest de la France : un tiers de ces exilés y resteront. Pour les rapatriés, l’adhésion aux organisations nazies des chefs de famille et des cadres devient obligatoire au risque de se retrouver au ban de la société, privé de travail et d’instruction pour ses enfants. Les promotions et mutations n’ont plus lieu qu’en vertu de considérations politiques et à la lecture des rapports faits par les SA-blockleiter. On désigne ainsi ces supplétifs alsaciens plus ou moins volontaires pour surveiller voisins et collègues et dénoncer leurs comportements anti-allemands. Les fonctionnaires doivent faire allégeance au régime, les enseignants sont « rééduqués » en pays de Bade et les jeunes sont systématiquement inscrits dans les Jeunesses Hitlériennes où ils prêtent serment à Hitler.
Ainsi, la société alsacienne est désorganisée en quelques semaines. Un climat détestable de suspicion et de jalousie s’installe dans la population (il en reste encore aujourd’hui beaucoup de traces dans les petits villages). La bureaucratie zélée recense et classe la population en fonction de ses comportements ou ses opinions, ce qui aboutit à l’expulsion de 20.000 personnes jugées « indésirables ou ennemis du Reich » et à la confiscation de leurs biens.
Déstabilisée par la germanisation rapide de leurs patronymes, de leur vie quotidienne, par la perte de leurs repères identitaires et par une école allemande qui faillit à sa mission d’enseignement en devenant l’annexe de la Hitlerjugend, la jeunesse alsacienne se trouve prise dans la nasse d’un système d’embrigadement, de contraintes et de contrôles, et doit se maintenir en état de vigilance permanente pour « ne pas faire de vagues » face à l’occupant et ses délateurs.
Mais le pire reste à venir. Alors que jusque là, on était dans une situation collective stress, on va basculer dans le traumatisme : En 1942, après la rupture du pacte germano-soviétique, Wagner trouva là l’occasion de faire avancer son projet d’Alsace allemande qu’il veut offrir au Führer, en voulant « raffermir le sentiment national allemand par le sacrifice du sang ». Après l’échec de l’appel aux volontaires et une nouvelle vague d’épuration, il décide de jeter graduellement mais rapidement toute une génération de jeunes alsaciens dans la guerre par le crime de l’incorporation de force, d’abord dans le service du travail obligatoire (le ReichArbeistDienst), puis dans les organisations paramilitaires, comme la défense antiaérienne (Lufftwaffenhelfer) et enfin dans l’armée (la Wehrmacht). Au total ce sont 21 classes d’âge, de 1908 à 1928, soit 100.000 jeunes hommes, soit un alsacien sur 10, qui sont enrôlés de force.
Les « récalcitrants » qui ne se présentent pas au conseil de révision ou ceux qui y font démonstration d’attitudes insolentes sont immédiatement envoyés au camp de rééducation tristement célèbre de Schirmeck (où seront internés 15.000 personnes pendant la durée de la guerre). Ceux qui y persistent dans leur refus sont versés dans des sections disciplinaires de la Wehrmacht ou dans les Waffen-SS et destinés à des opérations quasi-suicidaires.
En 1943, après Stalingrad, la répression devient sanglante en Alsace : l’extension de l’incorporation de forces aux classes d’âge qui ont fait la guerre en 1940 sous l’uniforme français provoque des manifestations publiques d’hostilité au régime et des évasions massives du Sundgau vers la Suisse. Le 16 février, 18 réfractaires du village de Ballersdorf qui tentaient de traverser la frontière suisse sont fusillés pour l’exemple au camp du Struthof. En août, on compte déjà 75 condamnations à mort pour ce même motif. Pour ceux qui réussissent à s’enfuir malgré tout, leurs familles sont prises en otage et sont immédiatement transférées dans des camps de travail du Wurtemberg, de Silésie ou de Poméranie, leurs biens étant là aussi saisis. Au total, on compte plus de 12.000 familles transplantées, la plupart viennent du Sundgau.
Les appelés qui sont conduits vers les gares et les casernes sous escorte policière gardent souvent le secret espoir de s’évader une fois arrivé au combat. Mais l’Etat-Major de la Wehrmacht qui se méfie décide de verser 80 % des alsaciens sur le front de l’Est et des classes entières dans les Waffen-SS (classe 1926, 1908–1910) d’où il sera évidemment plus difficile de déserter. Certains évadés réussissent tout de même l’exploit de parcourir seul des milliers de kilomètres pour rentrer chez eux, mais une fois cachés dans leurs villages, ils courent encore le risque d’être dénoncés à la Gestapo pour une prime de 100 marks.
15 % des Malgré-Nous firent quand-même le pari de traverser les lignes, incité en cela par des tracts des Alliés. Ce fut un pari très risqué car nul ne savait quel serait l’accueil réservé en face par le soldat de l’Armée Rouge. La stratégie la plus efficace était encore de traîner derrière lors de la retraite de la Wehrmacht, de se laisser capturer le tract brandi en guise de drapeau blanc ou de faire le mort et d’être ramasser par les Russes.
Mais il restait alors à vivre un « autre choc tout aussi brutal que celui de l’incorporation », la captivité dans des camps russes fonctionnant sur le modèle du Goulag, après d’interminables et souvent fatales marches de transfert, à travers l’Ukraine ou la Biélorussie. Dans leurs récits, d’anciens détenus constatent avec amertume que « comparativement à Schirmeck, le célèbre camp de Tambov fut un vrai enfer ». 11.000 Alsaciens-Mosellans y furent emprisonnés. 6000 y périrent souvent dans les premières semaines, d’épuisement, de froid, de dysenterie, de tuberculose… Les rations alimentaires journalières étaient comparables à celles des camps de concentrations allemands. Les prisonniers étaient astreints à des travaux épuisants. « Beaucoup affirment qu’ils n’aurait jamais gagnées les lignes russes au péril de leur vie s’ils avaient su ce qui les attendait ».
Pour ceux qui revinrent de ces camps russes, trop tardivement après la libération, le paysage en Alsace avait changé tout aussi radicalement qu’en 1940, les réfractaires alsaciens qui avaient rejoint les Forces Françaises Libres pour libérer l’Alsace, y faisaient modèle de bons Français et les résistants étaient célébrés en héros, alors ces Malgré-Nous, très souvent honteux, se réfugièrent dans un lourd silence. Pour Florence Fröhlig, docteur en ethnologie, « ce passé a été refoulé parce que le contexte ne se prêtait pas au récit de ces expériences. Les Malgré-Nous se sentaient un peu dans l’ombre de l’histoire de cette guerre.Ce n’est souvent qu’à leur retraite et pour leurs petit-enfants, qu’ils ont commencé à reparler ».Pour Kleinhentz, « ils sont sortis de la guerre mais la guerre n’est pas sorti d’eux ».
III) Chez le vétéran, pourquoi parler de terrain miné ? En d’autres termes, quels sont les risques du psychotraumatisme à l’âge avancé ?
A) Il y a d’abord le risque du réveil tardif ou résurgence d’un ESPT latent, quand la personne âgé traumatisée se trouve confrontée à des évènements stressants liés à la vieillesse. Ces évènements sont de deux types : ceux qui ont à voir avec la perte en général, perte des suppléances et des étayages comme la retraite (Port et al., Am J Psychiatr 2001), le deuil et l’incapacité; et ceux qui rappellent sous certains indices le drame passé : par exemple, toutes ces situations de contrainte, de contrôle, de privations de liberté d’aller et venir induites par les hospitalisations ou l’entrée en institution, l’isolement en chambre septique ou les mesures préventives de contention physique pour éviter les chutes. Il y a aussi le problème des images de catastrophe qui tournent en boucle sur la télé de la salle commune de l’EHPAD devant un groupe de résident à moitié somnolent.
Ses ESPT qui décompensent à l’âge avancé se manifestent beaucoup moins par les réminiscences (Schulte et Bienenfeld, 2002) que par les troubles anxieux telle que l’hypervigilance (Goenjian et al., Am J Psychiatry 1994) .
B) Puis il y a le risque, pour le médecin, de passer à côté du diagnostic d’un Etat de Stress Post-Traumatique chronique qui a vieilli.
Si la plupart des ESPT guérissent en 7 ans en moyenne chez le jeune (JM Thurin, 2008), on sait aussi qu’il peut persister 45 ans chez 25 % des vétérans de la guerre de Corée, des prisonniers de guerre et chez 46 % des rescapés des camps de concentration (Briole et al, 1999).
Mais plus le temps passe, plus il est difficile de faire le diagnostic d’ESPT parce que les reminiscences sur lesquelles on focalise habituellement, s’atténuent avec le temps ou deviennent masquées par les troubles anxieux avec l’hyperactivité neurovégétative, (Goenjian et al., Am J Psychiatry 1994), les attaques de panique ou la phobie sociale, par la dépression avec la prévalence d’un sentiment de culpabilité, par des troubles du caractère (Danieli, J Geriatr Psychiatry, 1997) avec l’accentuation de la dépendance à autrui, de la passivité et un manque d’estime de soi (MA Crocq, 1993), par des complications addictives (alcool ou BZD) ou par la prévalence des troubles du sommeil.
Donc, on peut suspecter un ESPT chronique devant tout trouble psychiatrique du sujet âgé, surtout devant l’apparition ou l’exacerbation de troubles anxieux ou de troubles du sommeil. Sachant que l’absence de réminiscences n’exclut pas le diagnostic.
C) Ensuite, il y a le risque d’un lien avec la démence. Mais dans quel sens ?
Ce que l’on sait d’une part, le déclin cognitif entraine la résurgence de l’ESPT (Charles et al. PNPV 2005), (Mittal et al., J Geriatr Psychiatry Neurol 2001) cette fois en augmentant les réminiscences, l’irritabilité et l’agitation (Van Achterberg et al., J Clin Psychiatry 2001). Cette résurgence peut donc signer le début d’un déclin cognitif (Johnson D., J Am Geriatr Soc 2000) ou l’entrée en démence, comme si la maladie d’Alzheimer ouvrait de la boite de Pandore, par la levée du refoulement ou par des difficultés croissantes d’inhibition. Donc toute aggravation ou décompensation tardive d’un ESPT devrait faire envisager une consultation-mémoire.
On sait d’autre part que les anciens combattants avec un ESPT ont un risque deux fois plus élevé de développer une démence que ceux sans ESPT (Yaffe et al. En 2010) donc le traumatisme précoce est un facteur de risque de démence (Persson et Skoog, Int J Geriatr Psychiatry 1996), çela s’explique peut-être par une diminution de la réserve cognitive.
En amputant chaque fois un peu plus les réserves, narcissiques et identitaires, protectrice du sujet, le traumatisme précoce et le cumul sur la vie entière de psychotraumatismes vulnérabilisent le sujet âgé aux pertes liée à la vieillesse, comme si une personnalité marquée par le sceau du traumatisme va être « invalidé à l’égard du travail de vieillir » (Caleca), c’est-à-dire travail de deuil ou d’élaboration psychique de la perte. Or, on constate souvent qu’un deuil précipite le sujet âgé vulnérable dans la démence et on peut donc légitimement se demander, à la suite d’auteurs comme Maisondieu et Ploton, si la démence n’est pas une forme particulièrement grave de psychotraumatisme du sujet âgé.
D) Enfin, il existe un risque de diagnostic de psychotraumatisme par excès cette fois car on ne peut pas affirmer que ces vétérans nonagénaires sont tous « collectivement » traumatisés face à la seule réalité historique de ces évènements hors norme. Cela dépend toujours de facteurs individuels, tel que la vulnérabilité et la subjectivité, qui sont deux critiques adressées au concept de « trauma collectif ».
1) Premièrement, il faut tenir compte de la notion de vulnérabilité individuelle. La résultante traumatique d’un événement dépend certes de sa force pathogène mais aussi de la vulnérabilité ou de la robustesse de la personne qui l’éprouve. Parmi les facteurs de vulnérabilité dans cette population qui nous intéresse, on citera particulièrement des facteurs environnementaux comme les mauvaises conditions socio-économiques dans ce contexte de pénurie de guerre, la perte de cohésion et de soutien du groupe social, sciemment orchestrée par un système pervers, puis des facteurs individuels comme le jeune âge et le manque d’expérience au moment des faits avec parfois en plus des carences affectives dans l’enfance, elle-mêmes induites par les conséquences de la guerre de 14–18 sur la génération précédente.
2) Deuxièmement, il faut aussi tenir compte de la subjectivité. En psychothérapie, on s’intéresse bien sûr aux faits mais au delà, on cherche à s’approcher au plus près du vécu du sujet. Certes, en théorie, on peut comprendre combien une situation collective difficile a fait rupture avec l’ordre habituel des choses, combien elle n’a pas été souhaitée, pas pu être anticipée ni contrôlée. On peut également comprendre le sentiment de responsabilité écrasante devant la nécessité de faire un choix toujours perdant. Il reste qu’il est par contre bien plus difficile de mesurer dans l’après-coup, 70 ans après, quel fut l’impact affectif et le sens que lui a attribué individuellement chaque personne.
Au retour des Malgré-Nous en 1945 dans une Alsace, il n’y eut ni Croix-Rouge ni CUMP mais seulement un « accueil purement administratif, selon Eugène Riedweg, sans aucune chaleur humaine… Accueil destiné certes à les démobiliser rapidement » mais aussi plus implicitement à débusquer parmi eux les rares engagés volontaires. Alors, on ne va pas prétendre faire un débrifing 70 ans après mais, malgré les remaniements des affects et les défaillances de la mémoire, la vieillesse est souvent l’occasion pour eux de reprendre leur récit traumatique dans lequel le sentiment de culpabilité et d’infériorité dominent, de manière à tenter d’y mettre un point final.
En guise de conclusion, L’Alsace-Moselle a connu un traumatisme « culturel » pendant la seconde guerre mondiale.
La connaissance de ce contexte historique permet de mieux comprendre l’impact psychotraumatique de cette période chez les personnes âgées
Il n’y a de traumatisme que par les effets pathologiques de l’événement dans l’après coup, dans la réminiscence, parfois tardivement, à l’âge avancé et sous des formes masquées.
Face à des situations collectives, il y a toujours la modération de la subjectivité et de la vulnérabilité individuelle.
La réactivation du psychotraumatisme est un risque qui augmente avec le déclin cognitif et le traumatisme vulnérabilise le sujet aux évènements stressants de la vieillesse
Docteur Stéphane Brengarth
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