NM : René Borie, vous êtes le fils de Mathieu Borie, un des six rescapés de la grange Laudy lors du massacre d’Oradour-sur-Glane, le 10 juin 1944. Pouvez-vous revenir en quelques mots sur ce qu’a vécu votre père ce jour-là ?
Mon père Mathieu a vécu un véritable calvaire après le massacre d’Oradour. C’était un traumatisme qui l’empêchait de dormir.
NM : Votre père, comme d’autres rescapés – je pense à Hippolyte Redon ou à Paul Doutre, par exemple – ne se sont guère exprimés dans les médias et leurs témoignages ne semblent pas avoir été spécialement sollicités durant des décennies, sinon occasionnellement comme a pu le faire « Paris Match » en 1994 ou, plus récemment, Michel Baury[1]. Pourquoi selon vous ?
Mon père n’aimait pas parler d’Oradour. Il en avait trop souffert. Il ne s’est jamais manifesté. D’ailleurs, en fait de reconnaissance, il n’a jamais eu le moindre remerciement, ni la moindre médaille. Sans doute ne devait-il pas les mériter pour son geste de bravoure. Moi, je n’en pense pas moins. Je suis écoeuré que son action courageuse soit passée sous silence.
NM : Dans une de ses dernières interviews – sauf erreur publiée par Michel Baury -, Marcel Darthout s’est plaint que l’une ou l’autre de ses dépositions avaient été modifiées par les enquêteurs eux-mêmes. Votre père aurait-il fait la même expérience ?
A ma connaissance, rien n’a été modifié dans ses dépositions. procès. Et son témoignage n’a jamais changé de 1944 jusqu’à sa mort.
NM : Je crois que nous sommes tous d’accord sur un point : la justice n’a pas été rendue lors du procès de 1953. Savez-vous ce qu’en pensait votre père ? Et vous-même ?
Au sujet du jugement rendu par le tribunal militaire de Bordeaux, mon père n’en attendait rien.
NM : Parmi les Waffen-SS, la présence d’Alsaciens – incorporés de force pour l’immense majorité d’entre eux – est bien connue. Quelle était l’opinion de votre père à leur égard ? Et la vôtre ?
Mon père savait très bien que les Malgré-Nous présents avaient été enrôlés de force. Il nous a dit que certains avaient repoussé des personnes qui se rendaient au bourg.
NM : Quel regard portez-vous aujourd’hui, 80 ans après les faits, sur ce drame et sur l’héritage qu’il nous a laissé ?
Ce que je pense d’Oradour aujourd’hui ? Je dirai d’abord qu’il vaut mieux que mon père ne voit pas ce que c’est devenu, car ce sont des clans qui se servent de la tragédie. La Mémoire du massacre est désormais gérée par des gens qui n’y connaissent pas grand’ chose. Tout un chacun peut le constater : il n’y en a que pour monsieur Hébras et sa petite-fille[2]. Je rappelle que c’est quand même mon père Mathieu qui lui a sauvé la vie dans la grange. Monsieur Hébras pleurait et criait – c’est normal, il était tout jeune – et mon père l’a fait taire, sinon ils auraient été repérés et exécutés. Oradour, c’est devenu du spectacle avec la petite-fille de monsieur Hébras qui devrait tourner des films. Au final, je ne pense pas grand’chose de tout cela, mais je suis écœuré que mon père ait été écarté de l’Histoire d’Oradour-sur-Glane, alors que c’est lui qui a sauvé les survivants de la grange Laudy.
René Borie,
Saint Junien, le 03 avril 2024
Notes :
[1] Michel Baury a notamment publié, avec Marie-Noëlle et René Borie, le témoignage de Mathieu Borie, Oradour-sur-Glane : Le récit d’un survivant en 2018. Il a aussi publié le vécu de Hippolyte Redon consultable sur le Net en format pdf : http://michelbaury.i.m.f.unblog.fr/files/2020/04/dossier-hyppolite-redon.pdf
[2] Agathe Hébras s’est donnée pour mission de sauvegarder la « parole sacrée » de son grand-père Robert décédé le 11.2. 2023 (France 3 Nouvelle Aquitaine 17.2.2023).
Article paru dans « La nouvelle abeille » n°1371, 12.7.2018.