1944–2024 : ORADOUR-SUR-GLANE, LE REGARD DE MICHEL REDON

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Il y a 71 ans se dérou­lait, à Bordeaux, le procès du massacre d’Ora­dour-sur-Glane dont nous commé­mo­re­rons cette année les 80 ans. A l’oc­ca­sion de cet anni­ver­saire très parti­cu­lier, Michel Redon, fils d’un rescapé, revient sur son propre vécu et son ressenti sur ce drame atroce pour lequel la justice n’a fina­le­ment jamais été rendue.

 

Michel Redon, vous êtes le fils de Hippo­lyte Redon, un des resca­pés du massacre d’Ora­dour-sur-Glane, le 10 juin 1944. Pouvez-vous reve­nir en quelques mots sur ce qu’a vécu votre père ce jour-là ?

 A l’époque, mon père est employé à la forge-maré­cha­le­rie chez son oncle Jean Depier­re­fiche, arti­san, commerçant et tambour de ville, à Oradour-sur-Glane, place du Champ de Foire où habite la famille Depier­re­fiche. Ce jour-là, 10 juin 1944, mon père déjeune avec ma mère et mon frère Pierre âgé de 14 ans. Mes parents avaient une buvette de village au hameau des Bordes, situé à envi­ron deux kilo­mètres du bourg. De retour au travail avant 14h, mon père prend ses outils pour répa­rer les persiennes de la phar­ma­cie Pascaud, un bâti­ment accolé à la forge. Il aperçoit la mise en place du rassem­ble­ment sur le Champ de Foire, les femmes et les enfants d’un côté, les hommes de l’autre. Dans  son imagi­na­tion, il pense que les hommes sont réqui­si­tion­nés pour le travail en Alle­magne. Sachant que mon frère devait le rejoindre, il prend son vélo pour reve­nir à la maison et empê­cher Pier­rot de se rendre au bourg. Il sort d’Ora­dour par un petit chemin. Au moment de passer le petit pont du ruis­seau, route des Bordes, il essuie des tirs d’une mitrailleuse posi­tion­née sur le pont, route de Limoges, côté sud du bourg. Une auto­mi­trailleuse était à sa pour­suite, sans pouvoir le rattra­per. Il réus­sit à gagner son domi­cile sain et sauf, tout en préve­nant les habi­tants croi­sés sur son trajet. C’est une dizaine de personnes qui échappent ainsi à la mort. Avec mon père et mon frère, cela fait 12 vies épar­gnées. C’est avec un énorme chagrin que mes parents ont appris que Margue­rite, âgée de 12 ans, leur nièce, fût brûlée vive dans l’église ; elle était réfu­giée chez eux pour être à l’abri des bombar­de­ments sur Paris.

Votre père, comme d’autres resca­pés – je pense à Mathieu Borie ou à Paul Doutre, par exemple – ne se sont guère expri­més dans les médias et leurs témoi­gnages ne semblent pas avoir été spécia­le­ment solli­ci­tés durant des décen­nies, sinon occa­sion­nel­le­ment comme a pu le faire Michel Baury. Pourquoi selon vous ? 

Mon père Hippo­lyte, Mathieu Borie, ainsi que beau­coup d’autres, ne furent pas pris en consi­dé­ra­tion. C’est à croire que les gens de l’ex­té­rieur du bourg n’ont jamais vrai­ment compté dans l’his­toire d’Ora­dour : les Lamaud, Forest, Villé­ger et ses trois filles, Jacques Bois­sou, Chalard le méca­ni­cien du tram­way, Yvonne Gaudy, etc…. A propos du tram­way de 19h, ma grand-mère, Maria Gauthier et son compa­gnon Georges Lacaze étaient à bord. Ils se rendaient chez mes parents, aux Bordes. Elle était tenan­cière du bar du Louvre, face à l’en­trée des Halles de Limoges. Son ami était de Bordeaux. Tous les voya­geurs de se tram­way ne sont-ils pas des resca­pés à part entière ? En effet, arrê­tés à Puy-Gaillard, ils furent trans­fé­rés au PC des SS à la ferme de Masset, enca­drés par des soldats. Après avoir long­temps attendu, un offi­cier alle­mand leur a donné l’ordre de partir en direc­tion des Bordes.

Pour l’his­toire, c’est Mathieu Borie qui a agrandi la brèche dans le mur du hangar Laudy, permet­tant à cinq resca­pés de ce lieu de massacre d’avoir la vie sauve[1]. Pouta­raud, lui, a pris un autre chemin d’éva­sion par la porte et il fut tué quelques mètres plus loin. Pour­tant, au final, c’est Robert Hébras qui a reçu les déco­ra­tions ! Pour Paul Doutre, les raisons de son silence n’ont rien à voir avec le drame d’Ora­dour.

Il faut bien se souve­nir que les resca­pés, tous les resca­pés, ont tout perdu lors du massacre. J’ai entendu de nombreuses fois mon père, dans son bistrot du nouveau bourg, rappe­ler avoir perdu sa petite nièce ainsi que dix-sept membres de la famille, des amis, son emploi. Je me souviens que, quelques années après, le maire et président de l’As­so­cia­tion des familles de martyrs, M. Brouillaud, lui répon­dit, lors d’un tête-à-tête où mon père solli­ci­tait un emploi ou un local pour s’ins­tal­ler comme forge­ron, que s’il n’avait pas de travail à Oradour, il n’avait qu’à aller ailleurs. Sont-ce là des paroles dignes d’un élu ?

Alors, parce que je l’ai entendu bien souvent dans ma jeunesse et parce que c’est mon intime convic­tion, j’af­firme que les petites gens des hameaux ont été lais­sés pour compte.

Dans une de ses dernières inter­views – sauf erreur publiée par Michel Baury -, Marcel Darthout s’est plaint que l’une ou l’autre de ses dépo­si­tions avaient été modi­fiées par les enquê­teurs eux-mêmes. Votre père aurait-il fait la même expé­rience ?

En lisant les dépo­si­tions de mon père, j’ai remarqué que ce ne sont pas des mots qu’il aurait employés, même si la teneur de ses propos est authen­tique.

Quel est votre propre vécu en tant que « fils de rescapé », si vous m’au­to­ri­sez cette déno­mi­na­tion ? Quel a été votre rapport avec les resca­pés, mais aussi avec les ruines elles-mêmes ?

Mon père a survécu, grâce à une énorme chance, au massacre du 10 juin  1944 à Oradour-sur-Glane. En prenant la fuite, il a essuyé des tirs de mitrailleuse. Il ne m’en parlait pas. Il était assez complice avec ma mère et, donc, l’un pouvait savoir ce que le regard fixe de l’autre revoyait, certains jours où l’hor­reur enva­his­sait l’es­prit d’ef­froyables souve­nirs et d’un senti­ment de culpa­bi­lité suite à la dispa­ri­tion de Margue­rite qui vivait aux Bordes avec la famil­le… Margue­rite, brulée vive dans l’égli­se… Le mois de juin était celui des souve­nirs, des pensées et des inter­ro­ga­tions. Dans ma jeunesse, les ruines étaient un site de décou­verte : la vieille église calci­née, les caves voûtées et étranges qui faisaient penser à un souter­rain du Moyen Age, les fruits dans les jardins… Dans les années 50, hormis la recons­truc­tion et les maisons vides non habi­tées, Oradour n’avait pas d’autres acti­vi­tés que l’école, le caté­chisme, les ruines et les bois pour faire des cabanes. Dans ce nouveau bourg, mes parents avaient un petit bistrot, ce qui m’a permis de connaître les familles d’Ora­dour sinis­trées, resca­pées, et d’écou­ter les conver­sa­tions, très souvent en patois limou­sin, où l’on maudis­sait les Alle­mands recon­nais­sables à leur « D » à l’ar­rière du véhi­cule. Toute cette rancœur n’existe plus en moi, car je sais qu’ils ont aussi terri­ble­ment souf­fert de la guerre. Les enfants ne sont pas respon­sables des erreurs des parents. Aujourd’­hui je ne recon­nais plus Oradour qui est devenu un lieu de récu­pé­ra­tion poli­tique, de voyages commé­mo­ra­tifs. Les commé­mo­ra­tions sont deve­nues un spec­tacle afin que certains puissent capter la lumière. Il faut se rappe­ler que, dans ma jeunesse, le bourg martyr était devenu le vivier élec­to­ral des commu­nistes et des socia­listes. Combien d’au­to­bus pleins arri­vaient chaque jour ? Combien de fois ai-je entendu : « J’étais là le lende­main », les vantards oubliant que les Alle­mands étaient restés sur place plusieurs jours en effec­tifs réduits…

Je crois que nous sommes tous d’ac­cord sur un point : la justice n’a pas été rendue lors du procès de 1953. Savez-vous ce qu’en pensait votre père ? Et vous-même ?

Le Procès de Bordeaux… Oui, nous sommes tous d’ac­cord pour parler d’un procès orienté. Combien d’of­fi­ciers SS présents ? Aucun ! Il n’y avait que des sous-fifres lais­sés en pâture. J’ai toujours entendu parler d’une « trahi­son » de l’Etat, du gouver­ne­ment, de certains parle­men­taires.

Sur ce procès, mon père ainsi que la tota­lité des sinis­trés présents ont bien compris qu’ils n’avaient pas été écou­tés : les inté­rêts de l’Etat primaient sur les souf­frances endu­rées par les survi­vants. Il est évident que mon père était frus­tré par cette masca­rade de procès.

Parmi les Waffen-SS, la présence d’Al­sa­ciens – incor­po­rés de force pour l’im­mense majo­rité d’entre eux – est bien connue. Quelle était l’opi­nion de votre père à leur égard ? Et la vôtre ? 

Le 10 juin 1944, certaines vies ont été épar­gnées, comme celles des enfants Pinède, et, côté nord, des gens ont été forcés de faire demi-tour. Nous pensons bien sûr que ce sont les Malgré-Nous qui l’ont permis. Sachez que je connais votre belle région pour avoir été affecté pendant 16 mois au 15/2 de Colmar et que j’adhère à l’as­so­cia­tion des Diables Rouges.

Cela étant, mon père n’avait pas et ne pouvait pas avoir de compas­sion pour les Malgré-Nous. Lui, comme bien d’autres qui avaient tout perdu. Un nom reve­nait souvent dans les échanges du café : Paul Graff. De mémoire, il me semble qu’il était borgne. Serait-il venu dans la commune comme réfu­gié et le 10 juin comme acteur du massacre ? Je ne sais pas[2].

Au fil des années, mon juge­ment sur les incor­po­rés de force a évolué : certains ont « joué le jeu », d’autres ont sauvé des gens. Je me doute bien qu’ils devaient êtres surveillés, tout comme leurs familles restées en Alsace. Par contre, il y avait un sergent alsa­cien engagé volon­taire. Je n’ai aucune indul­gence pour lui.

Certains de ces Alsa­ciens avaient, avant le procès de 1953, déjà été jugés et avaient obtenu un non-lieu en 1948. Un des motifs étaient qu’ils avaient, malgré l’étroite surveillance des gradés, sauvé des vies à Oradour-sur-Glane. Le saviez-vous et qu’en pensez-vous ?

Je suppose que le soldat qui a laissé partir les enfants Pinède devait être un Alsa­cien. En tout cas, Albert Daul, accom­pa­gné de son collègue Elsaes­ser, postés à la sortie ouest du bourg avec comme consigne de ne lais­ser entrer et sortir personne, auraient permis de sauver de la mort une femme et ses deux enfants, qui circu­laient à bicy­clettes, en leur conseillant de partir. Cette dame a remer­cié Daul par l’en­voi d’un cour­rier bien plus tard.

Quel regard portez-vous aujourd’­hui, 80 ans après les faits, sur ce drame et sur l’hé­ri­tage qu’il nous a laissé ?

Les commé­mo­ra­tions à Oradour ne sont plus celles que j’ai connues. La venue des poli­tiques de tout bord et la sur-média­ti­sa­tion, c’est pour moi de la récu­pé­ra­tion. Je ne vais plus aux céré­mo­nies ; je les regarde à la télé. Même la messe ne se fait plus sur le parvis de l’an­cienne église : ils préfèrent le confort de la nouvelle église où l’on est bien au chaud et à l’abri de la pluie. Il faut croire que les « person­na­li­tés » sont fragiles.

J’adresse un grand merci à Michel Baury pour son travail sur Oradour-sur-Glane. Malheu­reu­se­ment, ses livres ne sont pas dispo­nibles au Centre de la Mémoire : l’As­so­cia­tion des familles des martyrs s’op­pose à leur vente et ceux de Robert Hébras y prennent une place impor­tante.

Je ne renou­vel­le­rai plus mon adhé­sion à partir de l’an­née 2024, après bien 40 ans de coti­sa­tion. Je rejette la manière dont l’as­so­cia­tion fonc­tionne actuel­le­ment. Selon moi, elle ne corres­pond pas du tout à l’es­prit qui devrait l’ani­mer.

J’ai énor­mé­ment progressé sur ce drame grâce au travail de Michel Baury. Tout ce que je souhaite, c’est que les oubliés retrouvent leur honneur. En effet, qui parle encore du mécano-élec­tri­cien Marce­lin Chalard, du tram­way de main­te­nance, qui fut abattu en début d’après-midi et dont le corps fut jeté dans la Glane ? Une plaque ne devrait-elle pas être posée sur le pont, lieu de son exécu­tion ? Le but de mon enga­ge­ment est de faire savoir que des gens – en parti­cu­lier les habi­tants des hameaux – ont été volon­tai­re­ment oubliés pendant que d’autres – je pense à Robert Hébras ou à Marie Margue­rite Senon, la passa­gère du tram­way – ont été couverts de médailles, ont obtenu des rues à leur nom, voire davan­tage. Mathieu Borie ainsi que mon père ont sauvé la vie à des personnes, mais n’ont jamais reçu de féli­ci­ta­tions, encore moins de médaille ; ils n’étaient peut-être pas assez dignes de les porter ?

A l’ave­nir, René Borie, Jean Lamaud et moi-même, ainsi que les sans-noms des hameaux, allons tout mettre en œuvre pour que les « oubliés » puissent retrou­ver leur place légi­time dans les récits des « récu­pé­ra­teurs ».

Propos recueillis par Nico­las Mengus

 


[1] Note de N. Mengus : Michel Baury a notam­ment publié, avec Marie-Noëlle et René Borie, le témoi­gnage de Mathieu Borie, Oradour-sur-Glane : Le récit d’un survi­vant en 2018. Il a aussi publié le vécu de Hippo­lyte Redon consul­table sur le Net en format pdf : http://michel­baury.i.m.f.unblog.fr/files/2020/04/dossier-hyppo­lite-redon.pdf

[2] Note de N. Mengus : Il a souvent été dit, à tort, que Paul Graff avait résidé à Oradour-sur-Glane en 39–40 comme réfu­gié. Il est par contre exact qu’un Alsa­cien, en uniforme Waffen-SS, y soit venu en permis­sion au prin­temps 1944 pour voir des amis, Emile et Odile Neumeyer, réfu­giés de Schil­ti­gheim restés à Oradour. Voir Compren­dre… l’in­cor­po­ra­tion de force n°3 et n°5, hors-séries de L’Ami hebdo, 2014, et 2017 p.38–39 et p.43–46.

 


Les resca­pés d’Ora­dour-sur-Glane. Un tableau dressé par Gérard Laïb : Oradour – Les Resca­pés et survi­vants

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