Alex Philippe est né le 2 avril 1925 à Siewiller (Bas-Rhin), mais résidait avec ses parents à Sarrebourg (Moselle). Il est appelé au Reichsarbeitsdienst (RAD, Service du Travail du Reich) qu’il effectue à compter du mois de février 1943 à Coesfeld (Westhphalie). Dans le train qui les menait au RAD, les appelés se sont révoltés : frein tiré, vitres cassées, drapeaux français agités… A Sarraltroff, deux hommes en civils sont montés à bord de leur voiture – certainement la Gestapo – pour les observer. « Dans notre compartiment, nous n’avions rien détruit. A l’arrivée à Sarreguemines, les Allemands nous ont fait ouvrir nos valises et nous avons dû leur montrer nos mains pour vérifier si nous avions participé à la manifestation ; deux d’entre nous ont été envoyés au Struthof. Quand nous sommes arrivés au camp du RAD à Coesfeld, les chefs étaient déjà au courant de notre révolte dans le train ».
Alex Philippe est ensuite incorporé de force dans la Wehrmacht en mai 1943. A la fin des classes à Kielce, en Pologne, ceux de la classe 24 – dont son copain Paul Klein qui n’est pas revenu de la guerre[1] – ont été envoyés en Russie et ceux de sa classe aux îles Lofoten, en Norvège (septembre 1943). Il est versé, avec son camarade François Rédinger, de Sarrebourg, dans une section de mitrailleuses lourdes de la 3e compagnie du Grenadier-Regiment 518. Il obtient une permission au bout d’un an (15 mai 1943). Le Débarquement en Normandie marque la fin de son congé : il est rappelé d’urgence à l’unité. Arrivé à Güstrow, tous les permissionnaires (des polonais, des belges, des luxembourgeois, etc.) sont rassemblés pour former un Urlauber-Marschbataillon, un bataillon de marche de permissionnaires à destination de Nantes !
Paul Klein, fiche du DRK. Dans cette unité se trouvait aussi Alphonse Koenig. Document transmis par Claude Herold.
Un baptême du feu en bord de Loire
C’est en arrivant à Melun que le convoi connaît sa première alerte. Les soldats descendent du train pour gagner des abris. Trois Alsaciens profitent de l’occasion pour s’évader. Le Sicherheitsdienst (SD) est aussitôt prévenu, mais en vain. Le convoi se remet en marche jusqu’après Bourges : là, en bord de Loire, la voie avait été sabotée par la Résistance. Ordre est donné de dresser un campement dans un bois en haut d’une colline. L’attente s’est prolongée jusqu’au début juillet. Alex Philippe et quelques camarades ne résistent pas à l’attrait d’une baignade dans la Loire. Soudain, deux chasseurs-bombardiers (surnommés Jabos par les Allemands, abréviation de Jagdbomber) passent, à quelques mètres de la surface de l’eau, au-dessus de leurs têtes en tirant quelques rafales de mitrailleuses. Les baigneurs ont tôt fait de quitter leur bain et piquent un sprint vers la forêt. Il leur restait encore 200 mètres à faire lorsqu’une deuxième vague de chasseurs-bombardiers lance une attaque sur le train qui est rapidement réduit en cendres du fait qu’il transportait également des munitions en plus du gros matériel.
Le 14 ou le 15 juillet, la troupe reçoit ensuite l’ordre de marcher sur Flers, une marche de 300 km effectuée de nuit pour ne pas être repérés par les Jabos. C’est entre Bagnole de l’Orne et Domfront qu’ils reçoivent leur dernier repas chaud, ponctué par les explosions des obus qui tombaient non loin.
Evasion sur le sol normand : première tentative
Alex Philippe se souvient : « Dans la nuit, nous avons reçu des munitions et, très tôt le lendemain, nous étions prêts à l’attaque, car les troupes alliées avaient dépassé Vire. C’est dans cette direction que nous nous dirigions avec, comme accompagnement, trois ou quatre chars. C’est ici que j’ai vu les derniers avions allemands (Messerschmitt) lâchant quelques bombes sur les positions alliées. Nous avons reçu l’ordre de tirer de temps en temps quelques rafales de mitraillettes et des coups de canons des chars pour faire croire à l’ennemi que toute une armée était à leurs trousses. Je me suis étonné que, de la part des Américains, il n’y avait que quelques répliques. On les croyait déjà en déroute, mais, au-dessus de nos têtes, un petit avion de reconnaissance était entrain de nous repérer ».
Cet avion signalait à l’artillerie la position des Allemands.
« Dix minutes plus tard, c’était l’enfer. Les obus pleuvaient de tous les côtés. Le crépitement des fusils mitrailleurs et surtout leurs balles explosives qui, en atteignant leurs cibles, explosaient une seconde fois. C’est ainsi que mon coéquipier, qui tenait la mitrailleuse, fut atteint d’une de ces balles dans le bras droit. A la hauteur du muscle, il y avait un petit trou où la balle est entrée, mais, à l’arrière, tout le bras était en loque. Le sous-officier est arrivé et, avec l’aide d’un pansement que nous avions toujours dans notre poche, lui a fait un garrot et un pansement provisoire. Ils sont partis tous les deux à l’arrière et je ne les ai plus revus. A l’aide de ma bêche, que j’avais à mon ceinturon, j’ai agrandi mon trou et je me suis juré de ne pas en sortir avant l’arrivée des Américains ».
Les canons alliés ont cessé de tirer à la tombée de la nuit. Alex Philippe s’est retrouvé seul en vie. En trébuchant sur quelques cadavres, il parvient à repérer la route menant à Flers. L’ayant suivi pendant quelque temps, il juge plus prudent de s’en éloigner. Il erre alors à travers la campagne, se nourrissant de pommes encore vertes.
« Dans la nuit, j’ai aperçu une faible lueur dans une maison isolée. Peut-être pourrais-je me cacher ici en attendant les Américains ? En hésitant un peu, j’ai tout de même frappé à la porte. Une voix de femme demanda, de l’intérieur, à qui elle avait à faire. Quand elle a entendu parler le français, elle a ouvert la porte. Mais, en voyant mon uniforme, elle était un peu déçue. Je lui ai expliqué mon cas et je me suis excusé de les déranger en pleine nuit. Elle me fit entrer et, déjà, le mari vint à notre rencontre, à la lueur d’une bougie, car il n’y avait plus d’électricité. Ils m’offrirent un verre de cidre. Tout en leur racontant mon histoire et sur le point de leur demander asile, tellement ils m’inspiraient confiance, j’entendis des voix à l’extérieur. C’était un groupe de soldats allemands qui remontait au front. Comme ils s’attardaient autour de la maison, je n’étais plus tranquille ».
Evasion sur le sol normand : deuxième tentative
Alex Philippe, prudent, préfère prendre congé de ses hôtes. Sortant par une porte donnant sur le jardin, il se mêle aux soldats commandés par un Feldwebel. Il explique alors à ce dernier, un Autrichien, qu’il avait été isolé de ses camarades lors d’une attaque. « Il m’a demandé mon origine et, apprenant que j’étais Lorrain, il me prit à l’écart et me dit : « Si je connaissais le français comme tu dois le connaître, je ne serai plus ici ». Je croyais d’abord qu’il voulait me tendre un piège, mais d’après sa mine et son clin d’œil complice, j’ai compris ».
Soudain, des obus tombent non loin du groupe, obligeant les soldats à se cacher derrière une haie et se plaquer au sol. Lorsque la petite troupe reprend sa progression, Alex Philippe reste dans sa cachette, puis s’éloigne, filant à l’opposé, fort de l’adage qui veut que « loin des canons on forge de vieux soldats ».
A l’aube, « j’ai aperçu de loin une ferme et des soldats allemands qui couraient à gauche et à droite. C’était déjà un peu la débâcle, car les renforts n’arrivaient plus assez vite et le cercle se refermait tout doucement entre Falaise et Argentan. Il était temps de trouver un refuge !
En m’approchant de la ferme, j’ai vu un jeune cultivateur en train de s’occuper de son bétail. Lorsqu’il s’est rendu compte de ma présence, je lui fis signe que j’avais soif. Il me fit entrer dans l’écurie et me donna un bol de lait que j’ai avalé d’un seul trait. En entendant que je parlais bien le français, il me demanda mon origine. Je lui ai raconté mon histoire et notre incorporation de force dans l’armée allemande et que j’en avais marre, que je cherchais à m’évader. Je lui ai demandé s’il ne pouvait pas me cacher jusqu’à la venue des Américains. Je lui ai montré mon livret militaire et, là, il a bien vu que j’étais Lorrain. Il m’a dit de l’attendre, puis il sortit de l’écurie pour rejoindre son appartement. C’est à ce moment que j’ai pris conscience de mon acte et j’ai eu vraiment peur. Si jamais il allait me dénoncer, j’étais pour ainsi dire condamné à mort. Les déserteurs, on les fusillait sur place ».
Fin de parcours dans la Wehrmacht
Pris de panique, Alex Philippe s’apprête à sortir de l’écurie lorsque revient le jeune cultivateur. « Il entra muni d’un sac, dans lequel il avait dissimulé un bleu de travail, une casquette et une paire de lunettes qui devaient dater de son grand-père. Après avoir jeté un coup d’œil dehors, il me fit signe de me changer. Il prit mon fusil et ma cartouchière et alla me chercher une vieille paire de bottes. Mes habits, une fois dans le sac, il alla les cacher sous le foin, me disant qu’il allait les enterrer le soir même.
J’étais donc transformé en valet. Comme je connaissais un peu le travail de la ferme – je l’avais souvent fait chez mes grands-parents pendant les vacances scolaires -, je me suis mis à nettoyer l’écurie et à remettre de la paille fraîche.
A midi, j’ai eu droit à ma première soupe. Je revois encore cette grande pièce avec, comme plancher, de grandes dalles de pierre, une grande table au milieu, et, à l’autre bout, une cheminée dans laquelle était suspendue une grande marmite ; une femme d’un certain âge – sa mère – était entrain de mijoter une panade. Dans la même pièce, au fond, il y avait deux grands lits.
La dame me fit signe de m’asseoir à table et, sans faire plus ample connaissance (étant au courant de ma présence), elle me servit sans dire un mot, comme si je faisais partie de la famille.
De temps en temps, des soldats entraient, demandant du lait ou de l’eau. Il ne fallait surtout pas que je me trahisse et, à partir de ce moment, je ne connaissais plus un seul mot d’allemand.
De loin, on entendait le déplacement des troupes et des chars. Heureusement, nous étions un peu à l’écart de la zone de tir, car la bataille avait fait rage un peu plus au nord, entre Falaise et Argentan.
On voyait de moins en moins de soldats allemands et, après quelques jours, on a vu arriver les troupes canadiennes. Une fois ces troupes installées, et leur quartier général n’étant pas loin, je me suis présenté à un capitaine qui parlait le français, en lui expliquant mon aventure. Il me dit qu’il n’y avait pas d’autre solution que de passer par un camp de prisonniers et que je n’étais pas le seul : il y avait déjà quelqu’un qui s’était présenté en civil après avoir déserté. Je n’avais plus le temps de retourner à la ferme pour remercier mes hôtes et surtout faire plus ample connaissance, puisque je ne savais même pas leur nom, ni l’endroit où nous étions. Tout ce que je sais, c’est que ce n’était pas loin de Flers ».
Le capitaine, après leur avoir donné une de leur ration, embarque les deux évadés et les conduits dans un camp de prisonnier situé à Bayeux, puis à Arromanches où ils embarquent pour l’Angleterre. Là, ils sont envoyés dans un camp de prisonniers à Londres pendant une semaine, redoutant les V1 et V2 que les Allemands tiraient sur la ville. Puis, les Français sont dirigés vers un camp près d’Edimbourg (Ecosse) commandé par des Polonais. Les 350 Alsaciens-Mosellans s’engagent dans l’armée française et sont envoyés à Camberley pour former le Bataillon alsacien-lorrain des Forces Françaises Libres (4 octobre 1944). Après avoir passé Noël 44 à Paris, ils sont désignés comme bataillon de sécurité à Strasbourg. Là, ils sont affectés au 23e Régiment d’Infanterie sous les ordres du général de Lattre de Tassigny (16 février 1945) ; ils sont cantonnés à la caserne Stirm sur laquelle quelques obus allemands sont encore tombés. C’est ensuite le passage du Rhin à Germersheim, puis à Spire où le caporal-chef Alex Philippe est démobilisé le 18 octobre 1945. Il est membre de l’Amicale des Anciens de Camberley – 23e RI 1944–1945 et de l’association Alsace et Lorraine libres.
Son frère Théo a également été incorporé de force. Il a été fait prisonnier sur le front de l’Est et a eu la chance, lui aussi, de revenir sain et sauf de la guerre. Alex Philippe de conclure : « Mon père, qui travaillait à la SNCF, puis à la Reichsbahn, avait cinq enfants. Il aurait perdu son poste si je ne m’étais pas soumis aux nazis ».
[1] Alex Philippe conserve une lettre de son ami. Elle est datée du 16 juin 1943. Paul Klein se trouve alors à Barawucha, près de Polotsk (Polozk, Voblast de Vitebsk, Biélorussie), à 100 km du front. Sa Feldpostnummer 39105 correspond au Grenadier-Feldausbildungs-Regiment 719.
Pour ses proches, Alex Philippe a rassemblé ses souvenirs dans un livret intitulé Souvenirs de ma vie (1994).