Armand Kremer : une année à la Flak, des années face à l’ad­mi­nis­tra­tion

Commentaire (0) Les incorporés de force face à leur destin, Témoignages

 

Témoi­gnage rédigé par Armand Kremer en 1985–1986 et aima­ble­ment trans­mis par son fils Jean-Marc.

 

En ce matin de rentrée du 13 septembre 1943, comme dans les autres lycées de Moselle et d’Al­sace, les tenta­cules insa­tiables de la pieuvre alle­mande raflèrent les élèves lorrains et alle­mands fils du person­nel d’oc­cu­pa­tion, de la dernière section du Lycée de Thion­ville (Char­le­magne – 1903).

Nous avions 16 ans. Le soir même, nous étions emba­raqués derrière l’an­cien cime­tière de Basse-Yutz en face de l’aé­ro­drome, habillés de l’uni­forme gris-bleu de la Luft­waffe.

Enrôlé de force comme Luft­waf­fen­hel­fer

Envolé mon projet de noyade simu­lée avec aban­don des habits et papiers sur les berges de la Moselle dans la boucle d’Il­lange, au courant assez tumul­tueux à l’époque, puis passage vers la France occu­pée par Neuf­chef au prin­temps 44 pour échap­per à la conscrip­tion. J’étais pris de vitesse comme tous les cama­rades et les parents étaient à portée des griffes de l’en­ne­mi… Dès le lende­main commençait avec l’ef­fi­ca­cité bien connue de la machine de guerre alle­mande notre forma­tion accé­lé­rée de Luft­waf­fen­hel­fer, comme servants de pièce de Flak, la défense anti­aé­rienne. Nous étions aptes, après 4 semaines, à rempla­cer les soldats alle­mands, rendus dispo­nibles pour d’autres théâtres d’opé­ra­tions…

 

 

Ci-dessus : Perso­na­laus­weis du Luft­waf­fen­hel­fer Armand Kremer

 

Notre batte­rie de trois sections de trois pièces de 20mm de marine à tir rapide couvrait les approches de l’aé­ro­drome et des ateliers ferro­viaires de Kunt­zig. Une section était juchée sur le remblai à côté de la barrière, une autre à Kunt­zig, la dernière à laquelle je fus affecté avait sa posi­tion à 200 m à gauche de la route vers les Ateliers sur le chemin menant au Val Joyeux. Un offi­cier avait donné le nom de code un peu roman­tique de « Korn­blume », bleuet, à ce dernier empla­ce­ment. Long­temps après la guerre, les « Bleuets yussois », ces cars qui sillon­nèrent la région thion­vil­loise me rappe­lèrent cette année de mon exis­ten­ce…

Nous étions logés dans les wagons à bestiaux – 40 hommes, 87 chambres -, sans roues ; l’in­ten­dance était assu­rée par la cuisine mili­taire de la base aérienne qui abri­tait une école de pilo­tage de bombar­diers en piqué, les fameux Stukas. Notre ordi­naire était amélioré grâce aux rations supplé­men­taires en tous genres que touchaient ces pilotes pour chaque bombe en béton qu’ils larguaient sur la ligne Magi­not, sur le plateau dénudé d’Esche­range.

Et fin octobre 43 déjà, sans avoir jamais entendu le son de nos canons, nous eûmes notre premier enga­ge­ment à tir réel. Pendant une alerte, un chas­seur alle­mand Focke Wulf, à court d’es­sence après un combat avec des bombar­diers alliés, plon­geant en droite ligne sur le terrain d’at­ter­ris­sage pour s’y poser, sans respec­ter la consigne du tour complet pour être reconnu. Mal lui en prit, car sur ordre du capi­taine nos pièces ouvrirent le feu avant de recon­naître les couleurs de l’ap­pa­reil. Un capi­taine « Ritter­kreutz­trä­ger » déboula du chas­seur qui avait atterri, et quelques jours plus tard notre comman­dant de batte­rie partit pour le front russe. Les abois sacca­dés, secs et rageurs de notre pièce me surprirent. J’ai serré les fesses, mais aussi les lèvres. Pendant trois jours, mes oreilles bour­don­nèrent inten­sé­ment, puis retrou­vèrent un fonc­tion­ne­ment normal. Des années plus tard, je me rendis compte que je n’en­ten­dais plus le tic-tac de ma montre tout en voyant avan­cer la trot­teuse centrale. Mon tympan droit, déchiré puis cica­trisé porte la signa­ture indé­lé­bile de mon « baptême de poudre »…

Peu à peu, les jeunes lycéens avaient remplacé les soldats plus âgés, seuls restaient comme adultes le comman­dant de batte­rie, les chefs de section de pièce. Et ironie du sort, tous les poin­teurs étaient lorrains. L’am­biance était assez bonne, certains Alle­mands connais­saient nos senti­ments et tel nous deman­dait au retour d’une permis­sion ou d’une sortie les dernières nouvelles de Londres.

Et nous nous instal­lâmes dans la routine de veille et de garde de l’hi­ver 43–44. Tout passage par un avion allié de la Manche nous mettait en alerte de nuit comme de jour. Quand passaient les puis­santes arma­das de Forte­resses Volantes à haute alti­tude en route vers l’Al­le­magne ou en reve­nant, nous nous conten­tions de comp­ter les appa­reils et d’in­diquer leur direc­tion. Que d’heures de somno­lence sur le siège métal­lique des pièces ou dans un recoin du retran­che­ment pendant des nuits et des nuits !…

Noël sous l’uni­forme dans nos wagons. Quelques permis­sion­naires. Les autres parti­ront à Nouvel An. Un vin chaud excep­tion­nel noya notre peine dans ses vapeurs d’al­cool. Mon père déjà, à 19 ans, avait connu un Noël sur le front russe en 1917. Tragique destin des Mosel­lans contraints de porter l’uni­forme alle­mand.

Baptême du feu

Nous les lycéens, les plus jeunes enrô­lés par l’oc­cu­pant, comme nos aînés de 14–18, nous serions de toutes les batailles perdues, la joie et l’es­poir au cœur, car nous savions que nous fini­rions par être du côté des vainqueurs. L’étau en effet se resser­rait sur le front russe et en Italie ; les incur­sions aériennes deve­naient plus auda­cieuses, plus fréquentes et plus loin­taines. L’ar­ri­vée du prin­temps confirma nos espoirs. Dès le 12 avril, et de nouveau le 14, des chas­seurs améri­cains qui grâce à leur réser­voir d’es­sence supplé­men­taire s’aven­tu­raient de plus en plus loin en terri­toire ennemi, firent une passe de mitraillage sur les avions au sol. Seules les mitrailleuses instal­lées sur les casernes purent ouvrir le feu. Mais le 25 du même mois, les sinistres oiseaux aux croix noires, ces faucons qui avec leur hurle­ment stri­dent avaient humi­lié et cruci­fié les armées française et britan­nique sur le sable de Dunkerque en 1940, allaient trou­ver leurs maîtres : des jeunes aigles venus d’au-delà des mers. Ce jour-là en effet, une grosse forma­tion de chas­seurs bombar­diers améri­cains, des Thun­der­bolt, les rencontrent au retour d’un exer­cice d’en­trai­ne­ment et n’en fit qu’une bouchée, les envoyant au tapis sans excep­tion avant d’at­taquer la base elle-même. Les avia­teurs améri­cains ont dû trou­ver bien médiocres les artilleurs « alle­mands », ce jour-là. Les débris des Stukas abat­tus furent rassem­blés en bout de piste près de la barrière. Pour notre vrai baptême du feu, la guerre venait de nous montrer son vrai visage sanglant. Les enga­ge­ments et attaques allaient se succé­der.

Le 28 avril, une nouvelle attaque du terrain en rase-motte fut effec­tuée par des chas­seurs Mustang. Et si le début du prin­temps fut chaud, le mois de mai devint brûlant et tragique.

Dans la nuit du 3 au 4 mai, un Mosquito anglais de recon­nais­sance vint tour­noyer de plus en plus bas autour de Thion­ville et de Basse-Yutz pour prendre des photos et tester la défense anti­aé­rienne. Un enga­ge­ment nocturne se déroula à la lueur des fusées-para­chute. Le préposé à la mitrailleuse cette nuit-là, un ami de Volme­range-les-Mines, lâcha rafale sur rafale à la verti­cale au milieu du tir assour­dis­sant des pièces, tapis­sant son nid d’un monti­cule de douilles. Les poin­teurs lorrains se montrèrent très maladroits, éblouis par leur premier tir de nuit, le château d’eau situé à proxi­mité et des arbres voisins en témoi­gnèrent par de multiples égra­ti­gnures. L’avion anglais pour­sui­vit sa route en droite ligne, sa mission accom­plie. Encore un pilote qui ne comprit rien cette nuit-là…

 

Ci-dessus : Armand Kremer (à droite) dans la Flak à Yutz.

 

Le 5 mai à 5 heures de l’après-midi, une esca­drille de Mosqui­tos plaça avec préci­sion ses bombes dans les Ateliers de Kunt­zig… Mais le 9 mai, au retour d’un raid sur l’Al­le­magne, pendant qu’es­cadre après escadre des Forte­resses Volantes se suivaient dans le ciel dans un tissu de trai­nées de conden­sa­tion à 7000 m d’al­ti­tude, un groupe de quadri­mo­teurs améri­cains dévia légè­re­ment de sa route. Soudain, un mince filet blanc se déta­cha de l’avion de tête. « Atten­tion ! Chas­seur en piqué ! Les affûts des canons se redres­sèrent. Mais un siffle­ment et un clique­tis inou­bliables nous firent comprendre notre erreur. Et tel un jardi­nier semant ses graines au cordeau, le pilote ou le bombar­dier du chef de groupe cibla l’objec­tif de sa bombe fumi­gène avec une préci­sion diabo­lique et rasa avec le tapis de bombes les caser­ne­ments et les hangars le long de la route Natio­nale, épar­gnant presque tota­le­ment, à part les vitres, les maisons entou­rant l’aé­ro­drome. Il y eut quand même des morts civils. Je l’ap­pris des années plus tard. Les dernières bombes du tapis dans une ultime revanche écra­sèrent les débris des Stukas entas­sés près de la barrière, à proxi­mité des cama­rades de la section du remblai. Ils avaient été dure­ment secoués, mais indemnes.

Le person­nel de la base compta de nombreuses victimes. De ce jour, la qualité et la quan­tité de notre ordi­naire bais­sèrent. Plus de cuisine à supplé­ment de pilote, à la roulante !

Le 25 mai, Thion­ville connut à son tour les horreurs d’un bombar­de­ment aérien. Comme le 9 mai, mais sans l’ar­tiste de visée, un groupe de Forte­resses Volantes déversa sa cargai­son de mort, visant la gare, le dépôt de loco­mo­tives et le pont de chemin de fer. De nombreuses victimes furent à déplo­rer, au compte de deux bombes qui tombèrent aux extré­mi­tés du tapis. L’une explosa dans un passage souter­rain de la gare, l’autre toucha les caves de l’or­phe­li­nat de Thion­ville-Beau­re­gard qui abri­tait des bles­sés de l’hô­pi­tal mili­taire. Des lorrains, dont certains resca­pés du front russe y lais­sèrent leur vie : amer tribut à payer pour la libé­ra­tion.

 

 

Bataillon disci­pli­naire

Et survint la longue nuit de veille du 5 au 6 juin 44. Para­chu­tistes ! Nous ne ferme­rons pas les yeux, mais au matin, nos clins d’œil furent plus éloquents que tout ce que nous aurions pu expri­mer ou crier. Enfin ! Ils arrivent. L’es­poir n’est plus un vain mot. Il faut encore tenir. Para­doxa­le­ment, le mois de juin sera très calme, pas d’en­ga­ge­ment, toute l’avia­tion alliée concentre ses actions en Norman­die et sur les voies de commu­ni­ca­tion proches du front. Mais les raids de bombar­de­ment conti­nuent sur l’Al­le­magne.

Au début du mois de juillet, nous sommes dépla­cés et quit­tons Basse-Yutz les uns pour un  grou­pe­ment de Metz, les autres rejoignent Terville avec des pièces prises de guerre russes de 37mm, mais tirant des muni­tions alle­mandes. La section de trois pièces prit posi­tion dans les champs à 150 m de la route vers le cime­tière de Beau­re­gard. Juillet pour nous ressem­bla à juin, sauf que l’at­ten­tat manqué contre Hitler le 21 rendit bien nerveux notre comman­dant de batte­rie, un capi­taine nazi bon teint. Une volute de ciga­rette s’éle­vant du poste de guet – inter­dic­tion de fumer à cet endroit, « verbo­ten » -, et dont le respon­sable à juste titre ne se dénonça pas – entre Lorrains nous commen­tions juste­ment l’avance alliée – nous valut au mois d’août une mémo­rable séance de bataillon disci­pli­naire. En treillis, puis en costume de sortie, « marsch, marsch », couchés, allez, plus vite, debout. Il fait lourd orageux ; mettez les masques à gaz. Allez, « marsch, marsch », dans le fossé. Chan­ge­ment de tenue, petite culotte de sport, torse nu, masque, les champs de blé fauchés sont tout proches. Nous rabo­tons les chaumes avec le ventre et la poitrine, les hublots sont embués, nous titu­bons. L’étang n’est pas loin, à l’eau, plus vite, et la séance conti­nue. Le cama­rade n’a pas été dénoncé. Le capi­taine s’y connais­sait en Drill, un orfèvre. (Le Drill, terme utilisé par tous les corps qui ont besoin d’un entraî­ne­ment composé d’une série d’exer­cices qui permet, par leur répé­ti­tion achar­née, de rendre les soldats, pompiers, ou autres corps semblables, aptes à exécu­ter sans hési­ta­tion, rapi­de­ment et sans faute, les manœuvres corres­pon­dantes dans les situa­tions de stress extrême : incen­die, combat sous le feu de l’en­nemi ou bataille mal enga­gée. Il tenait sa revanche, ces Lorrains, ces Saufran­zo­sen ! ).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ci-dessus : Armand Kremer en uniforme de la Luft­waffe (Oeutrange, 1943). A droite : avec ses parents, Jean Kremer et Marie Schweit­zer, et sa petite soeur Marie-José.

 

La capi­tale est libé­rée. Les Améri­cains sont à Verdun, les nouvelles sont contra­dic­toires. Le 31 août, attaque de chas­seurs bombar­diers en piqué sur un train de muni­tions en gare de triage de Florange-Ebange. Les tirs de mitrailleuses qui partent de la posi­tion sont très bas, trop bas, au ras de la tour de comman­de­ment et de télé­mé­trie ; le capi­taine rentre la tête, les Améri­cains volent très bas. Inter­dic­tion de tir. Certaines maisons de Terville ont les tuiles hachées par nos balles. Pardon Tervil­lois ! On l’a mis sur le compte des Améri­cains.

Notre dernière nuit à Terville. Tous les Lorrains aux pièces, sauf un, il a le maca­ron. Assem­blée des Alle­mands. Il s’agit de se répar­tir la surveillance des Mosel­lans. La posi­tion sera évacuée demain. En effet, de bonne heure au matin du premier septembre, je suis dési­gné avec un jeune alle­mand pour conduire la voiture hippo­mo­bile de la section avec les instru­ments de télé­mé­trie et les archives du bureau. Nous devions accom­pa­gner le conduc­teur du cheval, le « Gaulei­ter », comme nous l’ap­pe­lions, un vieux soldat alle­mand bien sympa­thique. En route vers Sarre­bruck, point de rallie­ment. Quelques poignées de main bien tristes. Nous rever­rons-nous ? En traver­sant Beau­re­gard, mon regard croise celui de mon vieil insti­tu­teur debout sur le pas de sa porte, un clin d’œil réci­proque suffit à nous comprendre. Hier soir, j’ai vu mon père à proxi­mité de la posi­tion, je sais main­te­nant ma famille à l’abri des recherches, il parti­cipe à la grève des chemi­nots. Je vais pouvoir penser à moi. Mais pris dans la retraite des véhi­cules divers, couverts de bran­chages qui encombrent la route de Sarre­louis, ce n’est pas facile avec mon ange gardien. Quand des chas­seurs surviennent et mitraillent, il ne me quitte pas d’une semelle. A Kédange, un char heurte notre atte­lage, le vieux pomé­ra­nien tombe de la voiture, son pied passe sous un véhi­cule qui nous double, nous gênons la circu­la­tion. Nous ne sommes plus que deux. J’étais pris au milieu de l’exode de la Wehr­macht qui se repliait sur le Reich, exode tant de fois filmé pour les besoins de scéna­rios.

Evadé !

Vers la fin de la jour­née, nous attei­gnons péni­ble­ment la longue montée à la sortie de Luttange. Nouvelle alerte. Un camion d’une autre unité de Flak s’ar­rête, voyant notre équi­page en rade. Un offi­cier nous ordonne de monter. Je comp­tais bien profi­ter de la nuit pour faus­ser compa­gnie à mon compa­gnon de route. Et le repli conti­nue à une allure lente, entre­coupé d’alertes. Enfin, dans les envi­rons de Sarre­louis, je réus­sis à m’éclip­ser, profi­tant de l’obs­cu­rité et du survol d’un avion. Il me faudra trois jours de marche en sens inverse du trafic routier pour rejoindre Kédange, où je suis accueilli, débar­rassé de mon uniforme et caché pendant quelques jours dans une maison isolée. J’y retrouve deux cama­rades de ma section et trois évadés du STO… Les Améri­cains sont à Thion­ville, ils sont repar­tis. En effet, le premier septembre vers 17 heures, une patrouille de chars légers avait percé. Notre coura­geux capi­taine, dans une péta­rade héroïque, s’en­fuit à moto, lais­sant à l’ami de Volme­range le soin de faire sauter le dernier canon non évacué faute de camion et lui ordon­nait de mettre sa mitrailleuse en batte­rie dans le fossé et d’at­tendre les chars qui tiraillaient déjà dans le bois de l’Etoile. Il imita son capi­taine, à pied, et il eut juste le temps de plon­ger sous le pont de la Fensch. Il y resta jusqu’à la nuit et habillé de vête­ments civils par les soins d’un pépi­nié­riste local, il rega­gna la même nuit son village. J’étais le premier à évacuer la posi­tion, il fut le dernier. Malgré l’ab­sence de nouvelles précises, le 10 septembre, les deux cama­rades retrou­vés à Kédange et moi-même déci­dâmes de rega­gner Thion­ville. Mon plan était de traver­ser la Moselle à la nage. Mais l’un de nous ne nageait pas et dans l’in­cons­cience de notre jeunesse, nous prîmes tout simple­ment le pont de la Moselle devenu le pont des Alliés, prêt à sauter et gardé mili­tai­re­ment. La langue alle­mande que nous avions eu le loisir de pratiquer nous sauva. Dès la Place du Marché, nos chemins diver­gèrent. Je remon­tai vers Beau­re­gard pour y récu­pé­rer une bicy­clette qui me permet­trait de rega­gner rapi­de­ment la planque de mes parents.

J’avais réussi, mais il fallait que je patiente encore deux jours avant l’ar­ri­vée des Améri­cains. J’avais échappé à la grande mois­son­neuse alle­mande. J’étais enfin libre de nouveau. Naïf que j’étais !

Je me présen­tai quelques jours plus tard à la Mairie provi­soire de Thion­ville libé­rée sur la rive gauche, pour obte­nir des papiers d’iden­tité et mes cartes de ravi­taille­ment. Quel ne fut pas mon éton­ne­ment devant le refus qui me fut opposé. Norma­le­ment, il faudrait me livrer aux Améri­cains qui recher­chaient les déser­teurs alle­mands, un camp spécial pour prison­niers lorrains nous atten­dait à Cher­bourg. Une personne bien inten­tion­née du bureau demanda en cachette mon adresse provi­soire me conseillant de rester à l’abri. Je rega­gnai la planque fami­liale (à Oeutrange) et je meublais mon temps dans l’ar­ra­chage des pommes de terre, puis dans la cueillette de prunelles. Ma désillu­sion fut grande pour la première fois, je perçus nette­ment et j’as­su­mais ma condi­tion de Mosel­lan ballotté au gré de l’His­toire, subis­sant tout, malgré lui, méconnu, tour à tour Boche ou Saufran­zose.

Le 10 décembre enfin, une lettre de la mairie de Thion­ville m’in­vita à reti­rer une carte d’iden­tité provi­soire et mes cartes de ravi­taille­ment. J’étais ainsi réin­té­gré comme citoyen de la ville. Je repris mes études en janvier 45 au Lycée de Thion­ville qui fonc­tion­nait dans des locaux provi­soires et j’eus l’im­mense joie d’y retrou­ver tous les cama­rades  – je n’ose dire de régi­ment – évadés comme moi, tous sains et saufs, sauf un. Il rentra lui, après l’ar­mis­tice, libéré par anti­ci­pa­tion comme Lorrain. Nous l’igno­râmes super­be­ment, ce fut notre seule sanc­tion. Nous avions repris une vie normale après la grande tour­mente.

 

 

Le long chemin admi­nis­tra­tif

En 1947, il fallut bien passer le Conseil de Révi­sion avec la classe. En tenue d’Adam, devant tous les offi­ciels, je fus ques­tionné sur mes acti­vi­tés pendant la guerre. On me demanda ma fiche de libé­ra­tion de capti­vité et de démo­bi­li­sa­tion. Je n’avais ni l’une ni l’autre. Comment ? Deux ans après la fin de la guerre j’étais en situa­tion irré­gu­lière, un déser­teur, un franc-tireur quoi ! A démo­bi­li­ser et dispensé de l’ap­pel sous les drapeaux. On admet­tait l’an­née passée sous l’uni­forme alle­mand grâce à un certi­fi­cat d’in­cor­po­ra­tion sous contrainte fourni par la mairie de Thion­ville.

 

 

En 1954, des direc­tives minis­té­rielles recon­nais­saient les Lufwaf­fen­hel­fer, mais pour les clas­ser en forma­tion para­mi­li­taire, les excluant du même coup de la recon­nais­sance d’in­cor­po­rés de force. En 30 ans, nous en avons rempli des dossiers divers, nous heur­tant toujours aux arcanes de l’ad­mi­nis­tra­tion. Nous étions des enrô­lés de seconde zone, les Malgré-Nous oubliés et mécon­nus. Plus d’une fois nous avons affronté les regards inqui­si­teurs et sarcas­tiques, scep­tiques ou ironiques dans les bureaux, sans parler de franches rebuf­fades. Patience et espé­rance, lassi­tude, mais aussi révolte ont meublé ces années d’at­tente.

En 1961, l’ami de Volme­range-les-Mines se voit accor­der la vali­da­tion de son année de service au titre de « personne contrainte au travail en pays ennemi », un comble. Pour ma part, la même année, la carte de réfrac­taire m’est attri­buée pour la période couvrant ma déser­tion suivie des travaux campa­gnards. Trois mois vali­dés comme service armé. Incor­po­ra­tion de force, nenni. Un para­doxe de plus. En 1976, à la suite d’une nouvelle demande, la carte d’an­cien combat­tant m’est établie, mais la qualité d’in­cor­poré de force m’est toujours refu­sée, arguant que mon unité ne faisait pas partie de l’ar­mée alle­mande. Je me conten­te­rais bien de la vali­da­tion au même titre que mon ami, mais nouveau refus : affecté trop près de son domi­cile.

Inter­ven­tions auprès des parle­men­taires, entre­vues avec le ministre, ques­tions écrites à la Chambre des dépu­tés, démarches à la Cité admi­nis­tra­tive de Metz se succé­dèrent. Les réponses appor­tées et publiées au Jour­nal Offi­ciel sont du moins incom­plètes, sinon fausses.

Et devant mon insis­tance, en 1983, j’ai la désa­gréable surprise de rece­voir une lettre recom­man­dée de l’Of­fice Dépar­te­men­tal m’aver­tis­sant d’une procé­dure de retrait de la carte d’an­cien combat­tant attri­buée à tort, paraît-il ! Le ministre saisi règle l’af­faire. Enfin, en mai 1984, un arrêté minis­té­riel nous accorde le titre d’In­cor­poré de Force, à condi­tion d’avoir servi sous comman­de­ment mili­taire et d’avoir parti­cipé à des combats. Encore faut-il pouvoir le prou­ver !

 

 

Un autre cama­rade de la section vient d’ob­te­nir en juillet 84 le fameux papier, préten­du­ment oublié dans les dossiers, car daté de 1974, sans aucune expli­ca­tion. L’es­poir subsiste, mais ce sera long et diffi­cile. A ce jour, j’at­tends encore le papier miracle qui vali­dera mon année de service, et par la même occa­sion, me rendra ma dignité de citoyen français, mosel­lan et Malgré-Nous à part entière. Il est inad­mis­sible en effet qu’a­vec la même loi, des solu­tions contra­dic­toires soient impo­sées au gré de l’hu­meur des fonc­tion­naires, utili­sant plusieurs poids et plusieurs mesures.

Pour mettre un terme à ma situa­tion de mosel­lan, malgré-lui méconnu, puisse 1985 permettre mon recueille­ment le 8 mai devant le monu­ment aux morts, la tête haute, parmi les anciens combat­tants !

Aujourd’­hui retraité, retiré à Yutz à proxi­mité de l’aé­ro­drome, pendant mes travaux de jardi­nage, je ne lève plus la tête au bruit des moteurs d’avion, et quand un siffle­ment me surprend, c’est qu’un planeur évolue gracieu­se­ment au-dessus de moi.

Justice nous fut enfin rendue en 1985, grâce à l’ac­tion, ô combien diffi­cile, du ministre lorrain des Anciens Combat­tants, M. Jean Laurain, de Metz. Nous étions enfin recon­nus offi­ciel­le­ment comme incor­po­rés de force et Anciens-Combat­tants, malgré l’op­po­si­tion systé­ma­tique et bien longue de certains hauts fonc­tion­naires de l’Ad­mi­nis­tra­tion aussi bien de Metz que de Paris.

Ah !, j’ou­bliais de confes­ser que la section « Korn­blume », « bleuet » de Basse-Yutz a descendu son avion. Au mois de juin 44, un chas­seur se présenta face à la piste du terrain comme pour une passe de mitraillage. Soixante-huit obus de nos trois pièces, un tir de quelques secondes, le gouver­nail arrière de direc­tion endom­magé, l’ap­pa­reil fit un atter­ris­sage forcé dans un champ à Hagon­dange. Ni féli­ci­ta­tions, ni déco­ra­tions, pas le moindre filet blanc de victoire autour des tubes. C’était un Messer­sch­mitt 109.

Ainsi était préser­vée la virgi­nité de nos canons.

 

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