Les films documentaires relatifs aux évènements survenus durant l’annexion de fait en Alsace sont trop rares pour ne pas saluer la sortie de l’un d’eux. C’est ce qui fut fait le 2 avril au cinéma Le Royal à Rothau où, grâce au Centre européen du résistant déporté (sur le site du Struthof), une avant-première a réuni du public.
« En novembre 1944, les troupes alliées découvrent à l’Institut d’anatomie de l’université de Strasbourg 86 corps atrocement mutilés, les corps de juifs gazés au camp de Natzweiler-Struthof. Une découverte qui va mettre à jour l’un des projets les plus inconcevables et plus méconnus du régime nazi ».
L’introduction du film a tout avec ses superlatifs pour captiver les téléspectateurs… qui ne sauront pas forcément que l’Université de Strasbourg dont il est question ici est bien la Reichsuniversität inaugurée par les nazis en 1941….
« Entre 1941 et 1944 en Alsace, sous la direction d’Himmler, scientifiques et soldats ont imaginé une collection anatomique visant à prouver l’existence des races et à conserver une trace de la « race juive » après sa disparition ».
Même remarque puisqu’il n’est pas précisé que l’Alsace a été annexée de fait… Si cela apparaît rapidement dans le film, ce qui importe avant tout aux auteurs du film, c’est de prouver que « l’histoire de « Au nom de la race et de la science » résume à elle seule la tentative d’extermination du peuple juif par les nazis ». Rien de moins!
Le pourquoi et le comment…
Sonia Rolley a eu connaissance des agissements du Pr Hirt lors de ses études de journalisme à Strasbourg. Elle a ensuite travaillé en Afrique pour différents média, notamment au Rwanda. Axel Ramonet, producteur et réalisateur, a cofondé la société de production Temps noirs en 2002 avec son frère, Tancrède Ramonet, diplômé en philosophie à la Sorbonne. Ensemble, ils ont notamment produit un documentaire d’interviews « Moi, Fidel Castro ».
Tout au long des 52 minutes du nouveau film, est exposé pourquoi et comment un médecin nommé August Hirt s’est fait livrer des déportés juifs sélectionnés à Auschwitz dans le but de s’approprier leurs squelettes en vue d’une future collection à visée scientifique. Une collection qui ne verra d’ailleurs jamais le jour puisque, sans qu’on sache vraiment pourquoi, le professeur se désintéresse de son projet dès 1943.
Le film alterne d’intéressantes images d’archives exposant des personnalités nazies : Wolfram Sievers, un des dirigeants du Deutsches Ahnenerbe, un centre de recherche dépendant de la SS dont l’une des missions est de prouver la validité des théories raciales nazies ; Josef Kramer, le commandant du Struthof qui joua un rôle majeur dans le projet de collection du Professeur Hirt ; Bruno Beger, anthropologue de l’Ahnenerbe, un scientifique qui mena dés 1938 une expédition au Tibet à la recherche des traces de la race aryenne.
Pour expliquer le contexte, les auteurs se sont entretenus avec de brillants spécialistes : les Strasbourgeois Pierre Karli, professeur de neurophysiologie et ancien élève du Pr Hirt, et Robert Steegmann, auteur d’une thèse d’histoire sur le KL Natzweiler-Struthof ; l’Allemand Hans Joachim Lang, journaliste et historien qui a fait des recherches sur les 86 victimes et publié en 2003 le livre « Les noms derrière les matricules »; Yves Ternon, médecin et historien, ainsi que Johann Chapoutot, agrégé d’histoire et auteur de livres sur le nazisme, « Une idéologie en actes ».
Où sont les victimes?
Lors de la présentation, les réalisateurs ont dit tout le travail qu’a nécessité le film et leurs regrets par rapport aux entretiens non retenus. On regrettera avec eux d’être privés de ceux d’anciens déportés et de celui du Dr Georges Yoram Federmann, le psychiatre strasbourgeois qui a tant œuvré à la pose d’une plaque commémorative sur l’institut d’anatomie et au changement de nom du quai Pasteur en quai Menachem Taffel, du nom de ce qui fut longtemps la seule victime juive identifiée.
On regrettera en plus dans ce film l’absence de personnalisation des victimes (des juifs grecs en majorité, hommes et femmes de 16 à 55 ans). On regrettera aussi que le film se concentre exclusivement sur les seules victimes juives gazées au Struthof pour le Pr Hirt (des cadavres de prisonniers soviétiques morts au camp de Mutzig furent également retrouvés à l’institut d’anatomie) et n’évoque pas les autres cobayes humains : déportés politiques ou de droit commun allemands, morts dans de grandes souffrances après des injections de gaz ypérite.
On aurait pareillement apprécié que soit évoquées les expériences médicales sur le vaccin contre le typhus menées par un autre de ces scientifiques sans conscience, le Pr Haagen, sur des déportés polonais et tziganes eux aussi décédés tragiquement au camp de Natzweiler-Struthof. Cet élargissement du point de vue (et pourquoi pas jusqu’à certains essais de médicaments menés encore récemment sur des populations fragiles de pays pauvres…) aurait permis de pointer plus efficacement comment au nom de la science s’efface le respect de l’humain.
Marie Goerg-Lieby
sur France 3, lundi 29 avril à 23h50
sur France 3 Alsace, samedi 18 mai à 15h 20
Lettre de Georges Yoram Federmann, président du Cercle Menachem Taffel, aux réalisateurs et producteurs du documentaire
Georges Yoram FEDERMANN
Président du Cercle Menachem TAFFEL
Maison des Associations
Place des Orphelins
67000 Strasbourg
Strasbourg le 8 mai 2013,
A Sonia ROLLEY, Sonia BRUCKER, Axel RAMONET et Tancrède RAMONET,
J’ai vu le documentaire « Au nom de la science et de la race », lundi 29 avril 2013 sur FR3.
Il aurait pu être pour moi un beau documentaire, pédagogique et « esthétique », même s’il reste d’une certaine manière conformiste.
Mais son défilé et son déroulement ont réactivé ma déception à cause d’inexactitudes qui n’y ont pas leur place.
Le fait de « lever le voile », comme on vous le fait dire http://www.lexpress.fr/culture/les-nazis-voulaient-garder-une-trace-anatomique-des-juifs_1245015.html, vous autorisait-il à renforcer, en les taisant, tous les non-dits sur lesquels nous avons tenté de travailler et d’éveiller la conscience de nos contemporains, à Strasbourg ?
Vous terminez le film en affirmant qu’il a fallu attendre 2005 « pour que toute la vérité soit enfin dite sur cette histoire et que cessent les bruits », alors que nos travaux ont commencé en 1992 et que le livre de H.-J. LANG date de 2003, et celui de Robert STEEGMANN sur « Le Struthof » de 2005.
Le Cercle TAFFEL s’est battu constamment contre l’oubli, institutionnalisé dès 1945. Il s’est d’emblée fixé comme objectif de redonner un nom aux 86 matricules, et de montrer en quoi l’adhésion au nazisme des « meilleurs médecins du monde » n’était pas accidentelle, mais structurelle.
Le sommet du cynique est que vous avez été capable de ne jamais citer, ni Patrick WECHSLER, qui soutient sa thèse en 1991, ni Jacques MOREL et Bruno ESCOUBES, à partir de 1992, ni le Cercle TAFFEL, alors que le film se termine sur cette plaque apposée en décembre 2005. Je ne parle même pas de « L’Album du Struthof » de J.-C. PRESSAC qui passe « inaperçu » en 1985, alors qu’il est le premier à « renommer » Menachem TAFFEL.
Comment pouvez-vous renoncer au témoignage de Nelly STURM, sa fille, alors que vous dédiez le film à Elisabeth KLEIN ?
De surcroît, vous manquez l’occasion de mettre en lumière l’essentiel, à savoir « redonner un nom aux matricules », qui reste le travail majeur effectué par H.-J. LANG, dont vous n’avez malheureusement rendu ni le sens ni la valeur de l’œuvre.
Certes les images d’archives et cette chambre à gaz, montrée de manière tellement esthétique, ont sûrement sensibilisé les spectateurs à la valeur du sujet, mais la façon dont il a été traité et notamment sa fin en queue de poisson est à mon sens fautive. Elle risque d’ancrer pour longtemps le sentiment qu’il n’est plus nécessaire de revenir sur cette histoire, alors que notre travail d’élaboration montre au contraire que la « répétition » est à l’œuvre. Aussi bien dans le domaine médical à l’égard de ce que nous appelons les « juifs d’aujourd’hui », que dans le refus obstiné d’enseigner cette histoire… et de rendre-compte des obstacles qui continuent de parsemer notre chemin.
Vous terminez sur la plaque, alors qu’elle met en lumière le nom de représentants d’Institutions qui avaient TOUTES été à un moment ou un autre réticentes ou indifférentes à nos actions, notamment la Communauté Juive (convertie début 2005 seulement) et l’Université Louis Pasteur ; quant aux différents doyens de la Faculté de médecine, ils ont tous été hostiles depuis 1992… et le restent. Par ailleurs, nous n’avons pas pu obtenir cette plaque sous les deux mandatures de Mme TRAUTMANN.
Je suis vraiment désolé que notre action locale n’ait pas fait plus sens au cœur et à l’esprit de personnes qui « normalement » auraient dû être tellement sensibles à cette dimension, mais le racolage et les images de la chambre à gaz sous la pleine lune devaient certainement l’emporter sur la loyauté et la vérité historique, pour « accrocher » l’intérêt du « pauvre » téléspectateur qu’il ne faut surtout pas alerter sur sa responsabilité actuelle et sur les dangers idéologiques à l’œuvre.
Le documentaire s’achève sur un commentaire solennel mais fallacieux car affirmant dire « toute la vérité sur cette histoire ».
Ce faisant il dénie toute réalité aux combats toujours nécessaires du Cercle TAFFEL (qui les mène toujours quasiment seul) et les masque, par un magistral escamotage, derrière l’existence d’une « rumeur », dont le ressort serait inconscient. Alors que « l’oubli » est totalement volontaire.
C’est pour tout cela que le Cercle TAFFEL continue à lutter. Pour que cette « histoire » soit enseignée dans les facultés de médecine et de sciences en France et en Europe (en remettant aussi à chaque étudiant de première année un exemplaire du Rapport d’ Autopsie de janvier 1946 de SIMONIN, FOURCADE et PIEDDELIEVRE). Et nous travaillons à favoriser la vulgarisation du procès des médecins de Nuremberg, qui montre que la structure des corporations médicales occidentales est homogène, et « ne diffère de la médecine sous le nazisme que sur un point : les chercheurs pouvaient faire tout ce qu’ils voulaient » (Ernst KLEE, La médecine nazie et ses victimes, SOLIN – ACTES SUD, 1999, avant-propos).
Rappelons aussi que l’immense majorité des médecins ayant adhéré au nazisme a été « recyclée » et a continué à enseigner et à exercer, inspirée par l’idéologie nazie, jusque dans les années 1970.
De surcroît la structure du documentaire épouse en partie le fil des travaux que nous avons réalisés depuis 20 ans et reprend notamment, avec le témoignage du Dr MAGER, le début de l’article accueilli en 2005 par la revue QUASIMODO (http://www.revue-quasimodo.org/PDFs/9%20-%20Federmann.pdf).
Quant au dossier de presse, il reprend quasiment in extenso les propos du président du Cercle, qu’on retrouve sous la plume de Sonia ROLLEY.
Enfin, le Cercle vous a fourni le Rapport d’ Autopsie et guidé vers le Professeur KARLI.
Toutes choses sur lesquelles se sont accordés une bonne partie de vos propres intervenants dûment informés.
Le Cercle Menachem TAFFEL vous demande donc de bien vouloir tenir compte de l’ensemble de ces remarques dans la perspective de la projection du 18 mai sur FR 3 Alsace.
Bonne persévérance et bonne projection,
Georges Yoram FEDERMANN,
Président du Cercle Menachem TAFFEL
En annexe, la retranscription explicite du commentaire final :
« …mais si la mémoire de ce crime
semblait avoir été perdue,
elle revenait régulièrement,
comme par une opération inconsciente,
une sorte de retour du refoulé,
sous la forme d’une rumeur,
qui pendant 60 ans
a hanté les milieux étudiants de Strasbourg.
Et bien que les corps des 86 victimes aient été enterrés
le 23 octobre 1945,
il aura fallu attendre 2005
et l’apposition d’une plaque commémorative
sur les murs de l’Institut d’Anatomie
pour que toute la vérité soit enfin dite sur cette histoire
et que cessent les bruits
et que son identité soit rendue à chacune des victimes ».