Le jugement rendu le 4 octobre 2010 dans l’affaire opposant l’ADEIF du Bas-Rhin et du Haut-Rhin à Robert Hébras, rescapé de la tragédie d’Oradour-sur-Glane, et son éditeur « Les chemins de la Mémoire », a été assez largement médiatisé. Le Tribunal de Grande Instance de Strasbourg a donné raison à Robert Hébras lorsqu’il laisse entendre que les Malgré-Nous jugés à Bordeaux en 1953 étaient en fait des volontaires, faisant fi du non-lieu de 1948, de l’enquête des Renseignements Généraux de 1951, du procès de 1953 et des nombreux témoignages et études publiées depuis la guerre.
Jean-Laurent Vonau, auteur d’un livre sur le procès d’Oradour, nous donne son sentiment.
A PROPOS DU « DOUTE » DE L’INCORPORATION DE FORCE
Depuis des décennies, des personnalités plus ou moins connues nient ou mettent en doute (ce qui revient au même) l’incorporation de force dont ont été victimes les Alsaciens et les Mosellans durant la Seconde Guerre Mondiale. Ce négationnisme (il faut bien appeler les choses par leur nom) est particulièrement fréquent à l’encontre des Alsaciens impliqués dans le drame d’Oradour. Ce phénomène résulte du fait qu’à aucun moment, depuis 1945 jusqu’à nos jours, on a tenu un grand procès concernant ce crime de guerre, qui constitue également lorsqu’on approfondit la question, un crime contre l’humanité. Au procès du Gauleiter Wagner et de ses acolytes en 1946, ce ne fut que le 7ème grief formulé…
Qu’est-ce que l’incorporation de force ? C’est le fait, par une autorité occupante de contraindre les ressortissants du territoire occupé à être mobilisé pour porter les armes contre ses propres nationaux ou contre ses alliés. On force ainsi quelqu’un à changer d’uniforme, à changer de camp ; on viole donc sa conscience, on nie sa nationalité d’origine. C’est ce que réalise l’ordonnance du Gauleiter Robert Wagner en date du 25 août 1942. C’est donc précisément à cause de l’incorporation de force que 13 Alsaciens se trouvaient à Oradour le 10 juin 1944. Pour donner une forme légale à la chose, Wagner décida en outre qu’à partir de l’incorporation, les appelés étaient devenus des Allemands – c’est-à-dire qu’il leur accorda automatiquement la nationalité allemande, en supprimant leur nationalité française. Il s’agit bien entendu d’une ignominie, résultant d’un tour de passe-passe, qu’aucune autorité française n’a jamais reconnu, ni Vichy ni la France Libre.
Le procès de Nuremberg, après 1945, a reconnu comme crime de guerre l’incorporation de force qui a surtout concerné des Belges, des Luxembourgeois, des Mosellans, des Alsaciens, des Silésiens, des Banatais et vraisemblablement également les Sudètes. Pour ce faire, les juges internationaux se sont basés sur les Conventions de La Haye de 1899 et de 1907. Le procès de Bordeaux qui s’est tenu du 12 janvier au 13 février 1953 a confirmé la chose. Les juges du tribunal militaire qui ont traité l’affaire d’Oradour-sur-Glane, ont donc bien fait la différence entre les 13 Alsaciens incorporés de force et l’Alsacien engagé volontaire qui se trouvait parmi les accusés. Les articulations du jugement rendu à l’époque l’ont confirmé. On n’est pas dans le domaine de l’Histoire, on est dans des faits concrets qui ont valeur de chose jugée. Comment peut-on froidement remettre en cause ces éléments ?…
Le jugement du Tribunal de Grande Instance de Strasbourg se fonde, semble-t-il, sur le fait que l’auteur des propos négationnistes « n’est ni journaliste, ni historien… mais seulement témoin direct de ce drame… » d’où il déduit « qu’on ne saurait lui reprocher de s’interroger même soixante ans plus tard, sur la nature exacte de l’implication » des Alsaciens. En d’autres termes on ne peut pas demander à un témoin direct de faire la distinction entre incorporés de force et volontaire. Sous le coup de l’émotion, le témoin raconte ce qu’il a ressenti lors de l’évènement. Il dispose là, de sa pleine liberté d’expression, ce que bien entendu on peut comprendre.
Cependant, ce 10 juin 1944, le témoin n’a vu que des Allemands en uniforme. Il n’a pas vu des Alsaciens !… A partir du moment où il entre dans les détails, il utilise des éléments qu’il a découvert par la suite. On n’est donc plus dans émotionnelle forte, immédiate, incontrôlable, ne lui permettant pas de tenir compte des jugements de 1946 et de 1953… On ne peut donc pas dire que « même soixante ans plus tard » on ne peut pas lui reprocher de faire la distinction entre incorporés de force et volontaire, puisqu’il s’y livre spontanément mais par un commentaire négatif.
Reste la contestation de principe ! Jeter le doute sur le caractère forcé de l’incorporation des Alsaciens est bel et bien une remise en cause qu’on le veuille ou non de l’existence de ce crime qui a si durement frappé l’Alsace et la Moselle. Il faut rappeler les chiffres : 130 000 subirent ce sort – 30 000 sont morts ou disparus – un très grand nombre parmi eux furent blessés et même gravement. Ceux qui ne sont pas revenus sont considérés comme « morts pour la France », ce qui leur confère un statut. On n’a pas le droit de salir leur mémoire en laissant planer le doute à leur égard. Les enfants, les petits-enfants et arrière-petits-enfants ne le permettront jamais.
La question n’est pas d’être « modéré » ou extrémiste mais de reconnaître une réalité historique basée sur des jugements rendus devenus définitifs. Le drame de l’Alsace-Moselle est que cette Mémoire régionale n’est pas partagée par l’ensemble de la Nation française. Depuis 60 ans, de bonnes volontés essaient par tous moyens à faire connaître la vérité historique qui a endeuillé les trois départements de l’Est – et depuis 60 ans d’autres essaient par tous moyens d’empêcher que cette vérité ne soit reconnue par intérêts divers – dont l’idéologie politique n’est sans doute pas absente. C’est un combat, David contre Goliath, pot de terre contre pot de fer… Comment la « petite » Alsace et le « quart » de la Lorraine pourraient-elles obtenir cette reconnaissance ?
Le jugement du Tribunal de Grande Instance de Strasbourg a effacé le 4 octobre 2010 ce que le Président de la République avait exprimé le 8 mai 2010 à Colmar. Le combat continue ! Quand la vérité juridique rejoindra-t-elle définitivement la vérité historique?
Jean-Laurent VONAU, professeur émérite des Universités de Strasbourg et vice-président du Conseil Général du Bas-Rhin