Cérémonie au Struthof – Discours de Kader Arif
(dimanche 31 août 2014)
Seul le prononcé fait foi
Messieurs les anciens déportés,
Monsieur le Consul général d’Allemagne,
Monsieur le Préfet de la région Alsace,
Mesdames et messieurs les parlementaires,
Monsieur le Maire de Natzwiller,
Mesdames et messieurs les maires de la région et leurs représentants,
Messieurs les officiers généraux, officiers supérieurs, sous-officiers, soldats,
Madame la Directrice générale de l’ONAC-VG,
Madame la Directrice du Struthof,
Monsieur le Président de l’amicale des déportés de Natzweiler,
Mesdames et messieurs représentants des autorités religieuses,
Mesdames et messieurs les descendants, familles de déportés,
Messieurs les résistants du réseau Alliance et du Groupe Mobile Alsace-Vosges,
Mesdames, Messieurs,
L’année 1944 est celle de la Libération. Nous la revivons ensemble depuis des mois : sur les plages normandes, sur celles de Provence, dans les grandes villes de France, Toulouse, Paris, Marseille, bientôt Strasbourg. Mais 1944 est aussi l’année des rafles, des exécutions sommaires, des massacres – j’étais le 10 juin dernier à Oradour-Sur-Glane et le 25 août à Maillé. Poussée par un souffle de liberté venu de nos plages, l’année 1944 allait finir de s’écrire à l’encre noire.
Mesdames et messieurs, nous ne sommes pas là sur un ancien champ de bataille recouvert de croix blanches qui nous invitent à honorer nos soldats tombés, dans le silence et le respect. Nous ne sommes pas devant un monument aux morts, point de ralliement d’une mémoire collective, qui nous parle quand les témoins vivants se taisent à tout jamais.
Nous sommes ici au cœur de la barbarie et de l’entreprise de destruction de l’humanité. Nous sommes sur un lieu de mort et de souffrances, tout près de ce bloc crématoire qui emporta tant de corps mais aussi avec eux, un peu de l’âme de la France et de tant d’autres nations.
Oui, c’est aussi sur le sol de cette Alsace alors annexée que notre France a perdu un peu de son âme. Le camp de Natzweiler-Struthof, où 6 000 détenus se serrent derrière les barbelés en 1944, nous le rappelle, douloureusement, brutalement mais aussi avec justesse. Et derrière ce camp se dessinent ceux de Dachau, de Mauthausen, d’Auschwitz, de Buchenwald et de tant d’autres.
La première fois que j’ai pénétré sur ce camp, il y a deux ans, le temps s’est arrêté et s’est enveloppé d’un grave et lourd silence. L’expérience fut la même la deuxième fois. Car on ne sort jamais indemne d’un passage au Struthof. Ce lieu nous parle. Il nous raconte l’histoire et la douleur des 52 000 personnes qui y ont été internées. Une histoire qui éclate, le 23 novembre 1944, jour de la libération de Strasbourg, lorsque les soldats américains arrivent ici. Les vivants, les morts, tous ont alors disparu.
Oui, ce lieu nous parle. Mais aujourd’hui, ce que nous voulons plus que tout, c’est que jamais ne s’efface ni ne s’éteigne la parole des survivants.
« Si l’écho de leurs voix faiblit, nous périrons » a écrit le poète Paul Eluard. La voix des rescapés est celle qui porte le plus et vaut tant de discours.
Mesdames et messieurs, votre chair et votre âme portent la mémoire du Struthof et nous disent de quoi la barbarie est capable. C’est une grande émotion pour moi d’être à vos côtés, ici même, sur le lieu de vos souffrances. Il y a 70 ans jour pour jour, des milliers de détenus étaient conduits à pied vers la gare de Rothau, dans un silence entrecoupé des coups des SS et des cris des victimes. Ils étaient transférés vers le camp de Dachau. Parmi eux vous étiez, monsieur Rolinet, aux côtés de monsieur Salomon, de Willy Behnke, de Pieter de Loos et de tant d’autres.
Le lendemain, des femmes et des hommes de la vallée de Schirmeck sont arrêtés dont 107 membres du réseau Alliance et 35 hommes du Groupe Mobile Alsace-Vosges. Ils sont conduits au camp de Natzweiler, assassinés d’une balle dans la tête ou pendus, puis brûlés. Parmi eux, Charles Parisse, Marguerite Brouillet ou encore Jacques Stosskopf.
Depuis plus deux ans que je rencontre les survivants et rescapés de l’horreur, je suis profondément marqué par le courage et la force avec lesquels ces femmes et ces hommes revivent leur passé. L’humilité aussi avec laquelle ceux qui ont risqué leur vie pour la France et la Liberté estiment n’avoir fait que leur devoir. Mais je suis surtout frappé par les sentiments de paix, de réconciliation et de pardon qui les animent. La haine dont ils ont été victimes n’a jamais envahi leurs cœurs.
Mesdames et messieurs les descendants et familles des résistants et déportés, ils étaient vos parents, vos frères, vos sœurs. Tous résistaient à la vision profondément inégale et inhumaine que les bourreaux avaient de l’humanité. En saluant leur mémoire, nous leur redonnons un nom et un visage. Nous leur rendons une dignité humaine.
Nous le ferons tout particulièrement en 2015 en rendant hommage à toutes ces femmes et à ces hommes que la libération de la France n’avait pas encore libérés de l’enfer. Il fallait vivre avec ces images, survivre au traumatisme, accepter aussi d’être un rescapé des ténèbres.
Nous aurons plusieurs rendez-vous en 2015 et notamment ici, bien sûr, au Struthof. C’est pourquoi aussi l’Etat s’engage à entretenir ce site de mémoire pour transmettre un legs aux futures générations.
Je remarque dans mes différents déplacements combien les jeunes sont marqués par ces images. Nous devons les accompagner sur ce chemin de la mémoire. Non pas les aider à comprendre car ce qui s’est passé ici va au-delà de l’humain et n’appelle qu’incompréhension. Mais il s’agit d’éveiller leur conscience, d’engager leur vigilance citoyenne. Vous, survivants, rescapés, filles et fils de victimes, vous pouvez être auprès d’eux ces passeurs d’histoire et de mémoire.
Une mémoire porteuse d’avenir car la mémoire du Struthof est aussi une mémoire vivante qui rappelle l’action héroïque de femmes et d’hommes engagés dans la Résistance. Et je tiens à saluer le travail remarquable que mènent au quotidien Mireille Hincker, Liliale Jérôme, Gérard Villemin et Pierre Rolinet pour que vivent ces mémoires.
Celle du réseau Alliance du commandant Georges Loustaunau-Lacau et de Marie-Madeleine Fourcade qui compte 432 morts au cours de la guerre. Ils étaient 2 en juillet 1940. Ils seront 3 000 en 1943. Monsieur Michel Brouillet, vous étiez de ceux-là. Vous aviez 16 ans. Celle aussi du Groupe Mobile Alsace-Vosges au sein duquel vous vous illustrez messieurs Oscar Gérard et Henri Poirson. Dès 1940, le groupe vient en aide aux prisonniers de guerre évadés, aux personnes pourchassées par les nazis et aux réfractaires alsaciens et mosellans. En 1944, la répression est terrible. Au total, 1 200 morts et plus de 1 000 disparus dans les camps. Le général de Gaulle renomme alors la vallée du Rabodeau « la vallée aux 1000 déportés ».
Je tiens à saluer les anciens résistants qui nous font aujourd’hui l’honneur de leur présence. Mesdames, messieurs, en restant fidèles à vos idéaux, en vous engageant pour des valeurs qui nous dépassent tous, vous êtes devenus des héros. Vous nous rappelez combien la flamme de la Résistance est restée vive pendant 4 années tandis que d’autres flammes emportaient, dans les camps, dans les villages incendiés, tant de vos camarades.
Je veux rendre hommage enfin à l’esprit de solidarité qui jamais ne faiblit durant ces années de guerre. Car ces lieux de mort et d’horreur sont aussi des lieux de vie, d’amitié, d’échanges. Solidarité des internés du camp de Natzweiler qui cherchaient dans d’infimes moments de partage une lueur d’espoir. Des internés qui venaient de 32 nations différentes et dont le destin commun ne devait s’écrire qu’en lettres de sang. Solidarité des résistants de France et d’ailleurs dont le courage et l’abnégation engageaient leur propre vie mais aussi celle de leurs camarades. Solidarité des combattants de l’ombre avec les soldats britanniques des SAS dont les destins avaient été réunis dans la région : plus de 100 sont parachutés en 1944, parmi lesquels le sergent-radio Len Owens.
Partout, cette solidarité s’est construite sur un sens : la liberté. Sur une valeur : le courage. Sur un prix : le sang. Aujourd’hui, en rendant hommage à cette solidarité, nous poursuivons le combat pour l’humanité que nos aînés ont mené. Un combat qu’il faut désormais poursuivre à l’échelle européenne. Comment ne pas avoir foi en l’idéal européen quand on sait de quoi l’union et la fraternité des peuples nous préservent ?
L’histoire de la Seconde Guerre mondiale s’est écrite à plusieurs mains, dans la haine et dans la guerre. Elle coule dans les veines de chacun des Européens. Cette histoire doit être aujourd’hui transmise à plusieurs voix, dans la paix et le respect des mémoires. Et je sais combien ce message est entendu ici, en Alsace, terre d’une longue et douloureuse histoire franco-allemande. Terre de réconciliation aussi.
Partout où la vie humaine et la paix sont menacées, la violence, l’intolérance, les nationalismes exacerbés et le racisme trouveront la République et l’Europe sur leurs chemins. Car, mesdames et messieurs, votre combat et vos souffrances d’hier nous obligent. De votre expérience de la barbarie est né un grand message d’espoir pour l’humanité. Encore aujourd’hui, vos témoignages nous donnent la force de continuer à nous engager pour que triomphent les droits humains, ceux du respect et de la dignité.
Je vous remercie.