Le 25 août 1942, l’administration nazie a promulgué l’ordonnance instituant le service militaire obligatoire dans l’Armée allemande pour tous les Alsaciens et Mosellans appartenant aux classes d’âge 1908 à 1926 et ce, bien qu’ils soient légalement Français. Mosellan, puis Alsacien, Jean Jacques (Johann Jacob) Bouette a vécu un parcours tragique d’un Malgré-Nous qui, durant sa courte existence, 40 ans, a connu, contre son gré, trois identités différentes et qui a fait l’objet d’une incorporation totalement illicite.
En 1904, Jean Bouette naît le 4 novembre à Algrange dans la Moselle annexée suite au traité de Francfort, près de Thionville. A 4 ans, il devient orphelin de père. Heureusement, le grand-père, Balthazard, « das Väterchen » (« le petit papa ») subvient aux besoins de sa fille et de ses deux enfants, Johann 4 ans et Marie 2 ans !
Ci-dessus : Permis de conduire de Jean Bouette.
Campagnes de Syrie et du Liban
A la fin de la première guerre mondiale, Johann Jacob Bouette, 14 ans, devient Jean-Jacques Bouette. A l’école, il n’aura appris que l’allemand : il parle et écrit parfaitement le « Deutsch », mais il ne connaît rien du français. Il apprend le métier de tourneur sur cylindres dans les Aciéries d’Amnéville/Rombas.
En 1924, âgé de 20 ans, il est appelé à faire son service militaire français. Après ses « classes » à Douai, il embarque en 1925 à Marseille et rejoint les Troupes du Levant avec lesquelles il participe, durant plus d’un an, aux campagnes de Syrie et du Liban.
Démobilisé en1926, il regagne son domicile à Rombas et son ancien lieu de travail dans les Aciéries. En 1933, il épouse une Alsacienne de Lichtenberg dans le Bas-Rhin, dont les quatre frères et sœurs sont établis près de Metz et de Thionville. En 1937, son épouse hérite de la maison parentale et le couple, avec son premier garçon, décide de quitter Rombas pour s’établir à Lichtenberg, certainement pour y vivre longtemps : Jean Jacques Bouette n’y aura vécu que deux ans !…
Ce déménagement aura été l’erreur de sa vie !
Ci-dessus : le soldat Jean Bouette à Beyrouth.
A Lichtenberg, Bas-Rhin
De 1937 à 1939, il s’applique à rénover sa maison et à embellir ses abords, éveillant sans doute quelques jalousies. 1939 sera pour lui le début de six longues années de galère et de calvaire, loin de ceux qu’il aime.
Le 27 août 1939, il est rappelé dans l’armée française. Démobilisé le 6 août 1940 par le Centre de démobilisation du canton d’Astaffort, et de retour au pays, il découvre avec horreur que les Allemands sont présents partout, que l’Alsace-Moselle est annexée, qu’une administration nazie sans scrupules se met rapidement en place avec son idéologie et ses doctrines pernicieuses a déjà rallié des sympathisants.
Le 4 novembre 1940, en guise de cadeau pour son 36e anniversaire, l’Arbeitsamt de Saverne « exile » Jean-Jacques Bouette devenu Johann Butt à Hornbach, en Sarre, où il travaille pour le compte d’une entreprise de construction de Zweibrücken. Johann Butt dispose maintenant de deux domiciles : Hornbach et Lichtenberg qu’il ne verra pas souvent. Comment se déplaçait-il ? Mystère !… Il dépend aussi de deux Arbeitsämter : Saverne et Zweibrücken. Les conditions de vie et de travail sont extrêmement pénibles : semaine de 48, puis de 60 heures !… Sûr que Johann Butt en arrivait à regretter sa Moselle natale où son lieu de travail se trouvait à « quelques jets de pierre » de son domicile !
Et puis, le 23 décembre 1941, en guise de cadeau de Noël, Johann Butt, devenu depuis peu papa d’un deuxième garçon, doit se soustraire à une vitesse médicale à Saverne dans le but d’une éventuelle intégration dans la Polizeireserve. « Nicht erscheinen ist strafbar », « toute absence sera punie », écrit le lieutenant de la gendarmerie de Saverne.
La Polizeireserve
Le 1er mai 1942, la gendarmerie de Wingen-sur-Moder confirme à Johann Butt, encore citoyen français, que l’Arbeitsamt de Saverne a donné son « feu vert » pour son intégration dans la Polizeireserve. La convention de La Haye est totalement bafouée !
Et, le 25 août 1942, c’est la promulgation de cette ignoble ordonnance nazie ! Mais Johann Butt, né en 1904 et père de deux enfants, n’est pas concerné ! Et pourtant, à peine quinze jours plus tard, le 11 septembre 1942 – catastrophe ! – il reçoit un avis d’incorporation signé du Landeskommissar de Saverne lui enjoignant de se présenter le 23 septembre au commissariat de police de la Nuée-Bleue à Strasbourg avec un « paquetage » bien défini. « Die nicht Befolgung dieser Mitteilung wird bestraft », « La non-observation de cet avis sera punie », mentionne le funeste papier. Quinze jours après sa parution, voilà l’ordonnance de ce 25 août déjà bafouée !
Affectation à la Schutzpolizei
Le 20 septembre, Johann Butt quitte son travail à Hornbach, et, le 23 septembre, il dit au revoir à son épouse, catholique comme lui, et à ses deux garçons âgés de 9 ans et 1 an, un au revoir qui se traduira en un adieu définitif, car il ne les reverra plus jamais.
Johann Butt aura été, sans aucun doute, le premier Lichtenbergeois a être incorporé de force dans l’Armée allemande, lui le « vétéran », et ce en toute illégalité, sachant que, derrière lui, il y avait toute une génération d’incorporables directement concernés par l’ordonnance du 25 août, plus jeunes que lui, dont certains ne sont partis qu’en 1944, et d’autres, plus chanceux, n’ont jamais été incorporés.
A compter du 24 septembre 1942, Johann Butt est affecté à la Schutzpolizei de Müllheim, puis à celle de Fribourg-en-Brisgau, aux portes de l’Alsace, où il est resté jusqu’au 9 mars 1944. Durant cette période, jamais de permission pour aller revoir les siens !… Pourquoi ? Warum denn ? Et puis, le 10 mars 1944 – re-catastrophe ! – c’est la mutation vers la Croatie.
Les lettres se suivent et se ressemblent.
La guerre a pris une ampleur démesurée !
Et puis, à partir du mois d’octobre 1944, plus rien… plus de nouvelles !
Mort, pour qui ? Pour quoi ?
Plus tard, en 1949, on apprendra que Johann Butt a été grièvement blessé et qu’il a été hospitalisé au Reservelazarett de Breslau IV. Le 20 janvier 1945, avant de quitter Breslau, il donne ses chaussures à un autre soldat blessé encore en état de marcher. Sûr que lui-même n’en était plus capable ! Le lendemain, 21 janvier 1945, avec son accompagnateur, Georg Willig, il quitte Dresde pour un long périple en train qui va le mener au Reservelazarett de Bad-Schwalbach, une station de cure dans le Taunus près de Wiesbaden où, malheureusement, le 27 février 1945, il est décédé des suites de ses blessures, des suites d’un parcours tragique qui aura duré six longues années, des suites d’une incorporation totalement illicite, totalement injuste.
Ci-dessus : Tombe de Jean Bouette à Bad Schwalbach près de Wiesbaden.
Pourquoi cette incorporation ? Warum denn ? Johann Butt nous donne lui-même la réponse dans les courriers envoyés de Croatie à son épouse, en 1944 :
Le 23 avril 1944 : « Chère épouse. Il est honteux qu’on nous ait fait partir si loin alors que la plupart des jeunes sont encore à la maison. Ceux qui ont fait ce « sale coup » non seulement à moi, mais aussi à toi, chère Cél., en me faisant incorporer, ne pourront jamais justifier leur acte. La dernière fois, tu ne t’es pas trompée à ce sujet : c’était toujours ma propre opinion ».
Ou encore, le 9 mai 1944 : « Voilà presque deux années que je suis parti alors que les autres sont encore tous à la maison, ceux qui m’ont fait ce coup ne pourront jamais se justifier. »
Il faut souligner que l’incorporation de Johann Butt, « l’Intrus », ce « venu d’ailleurs », père de famille honorable, a été préméditée et minutieusement préparée, qu’il a été :
– victime de l’un ou l’autre individu que Johann Butt et son épouse ne nomment pas, un individu peut-être jaloux, mais certainement sans scrupules, sans savoir-vivre, sans cœur car totalement conquis par cette idéologie nazie imbécile et barbare ;
– victime, sans aucun doute, d’autorités autochtones qui, pourtant bien informées et conscientes que Johann Butt n’était pas concerné par cette funeste ordonnance du 25 août 1942, sont restées passives et n’ont rien fait pour éviter une incorporation illicite à ce père de famille de deux enfants en bas âge ;
– bref, victime de la bêtise et de la méchanceté humaines. Mais ceux qui ont harcelé Johann Butt, ceux qui ont triché, ceux qui ont tout fait pour se débarrasser de lui, ceux qui l’ont envoyé à « l’abattoir nazi », ceux qui ont sa mort sur la conscience, ceux-là ont eux aussi quitté ce monde !…
A présent, le fils de Jean Jacques Bouette revendique le droit d’être cité au Mémorial d’Alsace-Moselle de Schirmeck. Lui, l’Alsacien-Mosellan, mort pour la France, il y a droit au même titre que les innombrables victimes du nazisme : les internés, les déportés, les exécutés, les exterminés… Ceux de Schirmeck, du Struthof, de Tambov, de Dachau et d’ailleurs !
Merci à Marie Brassart-Goerg pour nous avoir transmis ce témoignage, avec l’accord de Bernard Bouette. Voir aussi Dernières Nouvelles d’Alsace du 25.8.2010.
En PJ, quelques extraits du Soldbuch de Jean Bouette.
* Fiche du Volksbund transmise par Claude Herold :
Nachname: Bouette
Vorname: Johann
Dienstgrad: Wachtmeister
Geburtsdatum: 04.11.1904
Geburtsort: Algrange
Todes-/Vermisstendatum: 27.02.1945
Todes-/Vermisstenort:
Johann Bouette ruht auf der Kriegsgräberstätte in Bad Schwalbach (Bundesrepublik Deutschland). Endgrablage: Grab 57
NB : la Feldpostnummer 58629 correspond à Gendarmerie-Bezirksführer Zemun, (25.11.1944–8.5.1945) 5.3.1945 gestrichen.