Il y a 65 ans était perpétré le massacre d’Oradour-sur-Glane par des hommes de la 2e division blindée Waffen-SS « Das Reich ». Ce triste anniversaire nous permet d’évoquer ce drame atroce, mais surtout de revenir sur les faits qui ont conduit des Alsaciens présents ce jour-là à en être présentés comme les principaux responsables.
Du 12 janvier au 13 février 1953 s’est tenu au Tribunal militaire de Bordeaux un des procès les plus médiatisé de l’après-guerre, car des Alsaciens figuraient sur le banc des accusés : celui de la destruction du village d’Oradour-sur-Glane et de l’anéantissement de la presque totalité de ses habitants, du plus atroce crime de guerre perpétré sur le sol français.
L’église d’Oradour en 1944. (Coll. V. Meyer)
Oradour, une tragédie franco-allemande
Le 10 juin 1944, la 3e Compagnie du régiment « Der Führer » de la 2e Division blindée Waffen-SS « Das Reich » quitta son cantonnement pour rejoindre un village, Oradour-sur-Glane, qui se trouve sur la voie de tramway Limoges – Saint-Junien, deux centres importants de la Résistance en Limousin. Pourquoi les Allemands choisirent-ils précisément de se rendre à Oradour, une bourgade réputée paisible ? Ce sont manifestement la déposition de l’Obersturmführer Karl Gerlach – qui avait été capturé la veille par le maquis et avait réussi à s’échapper – et les indications de la Milice et du Sicherheitsdient qui ont amené les officiers de la « Das Reich » à envoyer le Sturmbannführer Adolf Diekmann et ses hommes à Oradour. Le but officiel de sa mission : vérifier si le Sturmbannführer Helmut Kämpfe – enlevé lui aussi la veille par les résistants – y était retenu prisonnier par le maquis et, sinon, en ramener une cinquantaine d’otages pour négocier la libération dudit officier avec le « préfet du maquis », Georges Guingouin.
Malheureusement, la situation dégénéra rapidement et, en quelques heures, abouti à la destruction du village et à la mort des civils qui s’y trouvaient ce jour-là (le nombre exact des victimes n’a pas pu être évalué avec exactitude et a été arrêté à 642 par décision de justice, soit le nombre de morts identifiés).
Adolf Diekmann fut tué en Normandie (inhumé à Banneville, puis à La Cambe en 1957) et échappa ainsi au conseil de guerre devant lequel il aurait dû comparaître : ses supérieurs estimaient qu’il n’avait pas rempli sa mission et était, en tant qu’officier, responsable de la mort de centaines de civils.
1948 : premiers non-lieux et un piège
Dès la fin 1944, les autorités alliées savaient que des Alsaciens, incorporés de force (pour l’affaire d’Oradour, on ne connaît qu’un engagé volontaire alsacien, Georges René Boos), étaient présents, car ceux qui avaient réussi à déserter, une fois sur le front, avaient aussitôt fait des dépositions sur ce qu’ils avaient vu et fait à Oradour-sur-Glane.
Le 17 février 1948, quatre des Malgré-Nous (futurs accusés lors du procès) – Joseph Busch, Auguste Lohner, René Grienenberger, Fernand Giedinger – obtinrent un non-lieu pour cette affaire, car le Tribunal militaire de Bordeaux jugea qu’il leur était impossible de résister aux Allemands et reconnu qu’ils avaient tout de même sauvé des vies de civils à Oradour, « des personnes qui, sans leur intervention, n’auraient pas échappées aux massacres » (archives ADEIF 67). Avec neuf de leurs camarades, ils se retrouvèrent sur le banc des accusés en 1953, à cause d’une loi, dite « loi Oradour », qui avait été votée le 15 septembre 1948 pour introduire dans le Droit français la notion de culpabilité collective – finalement déjà présente dans la Sippenhaftgesetz, cette loi nationale-socialiste qui rendait la parenté coresponsable des actes de leurs fils et qui punissait de déportation les familles des Malgré-Nous insoumis – et de rétroactivité ; ce fut un véritable piège qui se refermait sur les Français incorporés de force.
1951 : De vrais Malgré-Nous et une libération
Le 25 janvier 1951, un rapport des Renseignements généraux concernant « le cas des Alsaciens inculpés dans l’affaire d’Oradour-sur-Glane » (archives ADEIF 67) concluait qu’on ne pouvait soupçonner les 12 inculpés d’être des volontaires. Seul Paul Graff n’y est pas cité, car il avait été arrêté le 1er novembre 1945 et incarcéré depuis. Pourtant, aux yeux de la justice française, il est incontestable qu’il avait été, lui aussi, incorporé de force. A son sujet, une proposition d’amnistie fut transmise au garde des Sceaux en janvier 1949, mais les autorités s’inquiétèrent de l’opinion publique, quitte à s’accommoder de quelques entorses envers le Droit. Et la parade fut trouvée le 1er septembre 1949 : Paul Graff pouvait être jugé par le Tribunal militaire de Bordeaux en vertu de l’article 3 de la « loi Oradour ». Tout comme les bénéficiaires du non-lieu de 1948, Paul Graff, proposé pour l’amnistie, ne pouvait plus échapper au procès qui fit de lui un « monstre » et un « assassin » pour longtemps.
Décoré de la croix de Guerre en 1940, l’ancien soldat français Auguste Lohner est incorporé de force en 1944. Malgré un non-lieu en 1948, il se trouve sur le banc des accusés en 1953. (Coll. P. A. Lohner)
A l’inverse, le 19 juin 1951, le Tribunal militaire innocenta l’ancien lieutenant-colonel de la « Das Reich » Otto Weidinger de l’accusation d’être un criminel de guerre ! Tout comme Lammerding, il ne fut pas convoqué au procès d’Oradour. En pleine Guerre froide, les Malgré-Nous furent à nouveau pris entre deux feux : d’un côté les Alliés qui protégeaient les anciens officiers de la Waffen-SS (au cas où les Soviétiques attaqueraient l’Europe de l’Ouest) et le PCF qui utilisait le procès pour dénoncer la création d’une nouvelle « Wehrmacht » en République Fédérale d’Allemagne (qui menacerait l’Europe de l’Est communiste).
En 1953, il était notoire que des Alsaciens avaient été convoqués au Tribunal militaire de Bordeaux. Ce n’est qu’à partir de ce procès que les Malgré-Nous (ils avaient pour la plupart 17–18 ans au moment des faits et auraient dû bénéficier de l’excuse de minorité, tout comme le volontaire né le 25.8.1923) furent présentés à l’opinion publique française comme les principaux responsables de ce crime de guerre, reléguant au second plan le volontaire alsacien, les soldats allemands et, surtout, les véritables décideurs.
Jean Niess n’a tiré aucun coup de feu à Oradour. En 1953, il est condamné à 5 ans de travaux forcés avant d’être amnistié. (Coll. M. Martzolf)
Oradour, une tragédie franco-française
Les Malgré-Nous – dont la majorité était en position à l’extérieur du bourg le 10 juin 1944 – déposèrent spontanément et certains d’entre eux avouèrent avoir tiré à Oradour : sur des hommes dans les granges, en jurant n’avoir pas visé (Joseph Busch, Auguste Lohner et, semble-t-il, René Grienenberger), ou sur une femme cachée dans un champ, dans un moment d’affolement (Paul Graff). Mais ils sauvèrent également des vies (Albert Daul, Jean-Pierre Elsaesser, Auguste Lohner, Louis Prestel). Et rappelons que la plupart des hommes cités ci-dessus obtinrent un non-lieu pour ces mêmes faits en 1948 ou auraient dû en obtenir (Paul Graff).
Tout au long des audiences, il fut bien mis en évidence que les incorporés de force n’étaient que des soldats de seconde classe qui profitèrent de la moindre et rare occasion qui se présentait pour épargner leurs compatriotes. On peut donc dire que le procès d’Oradour a été le procès de lampistes, accusés allemands compris (seul l’ancien Obersturmführer Heinz Barth passa, en 1983, devant un tribunal de la DDR à Berlin ; Albert Daul y fut convoqué en tant que témoin). Les Alsaciens constituaient des coupables idéaux, tant pour une partie de l’opinion publique française que pour la justice militaire. En les accablant, on pensait éviter toute remise en question, répondant à l’émoi de l’opinion publique. Les Alsaciens étaient donc, même avant le début du procès, des coupables, parce qu’ils étaient coupables pour une majorité de l’opinion. Et puis, à cette époque, on ne pouvait trop accabler les Allemands, devenus des alliés précieux en cas de conflit avec l’URSS. Par contre, que pouvait-on redouter des Alsaciens ? Les condamnations furent lourdes, mais il faut souligner qu’à une voix près, les « 13 » auraient été acquittés : le jugement fut prononcé sur la culpabilité à 5 voix contre 2 ; à 4 voix contre 3, c’était l’acquittement à la minorité de faveur. Le verdict souleva une vague de mobilisation sans précédent : toute l’Alsace – y compris les autorités politiques (excepté le parti communiste, minoritaire dans la région) et religieuses -, soutenue par des compatriotes de « l’Intérieur », prit la défense des 13 incorporés de force.
L’Etat français, redoutant une nouvelle vague d’autonomisme, œuvra pour que les Malgré-Nous soient amnistiés, suscitant fort logiquement la colère et le ressentiment du Limousin (20.2.1953). A l’issue du procès, un panneau fut affiché à l’entrée des ruines d’Oradour-sur-Glane. Seuls les noms (parfois écorchés) des incorporés de force alsaciens y figuraient, comme s’ils étaient les seuls « monstres » présents à Oradour le 10 juin 1944. Aucun nom d’Allemands, ni même celui du volontaire alsacien, n’y fut mentionné !
Le Malgré-Nous Emile Oster, mort le 28.6.1944 en Normandie, aurait sauvé une jeune fille à Oradour. (Coll. W. Oster)
Une histoire sans fin ?
D’après les minutes du procès, il n’a pas été prouvé que les incorporés de force étaient responsables de la mort des femmes et des enfants dans l’église, summum de l’horreur lors cette journée du 10 juin 1944. Pourtant, à partir de 1953, ce sont eux qui vont être désignés comme les principaux coupables, faisant ainsi fi du non-lieu qui aurait pu s’appliquer à l’ensemble des « 13 ». On peut aussi s’interroger sur le petit nombre de personnes sur le banc des accusés : 21 personnes dont sept Allemands et 14 Alsaciens (13 Malgré-Nous et un volontaire), soit très précisément le double. Fruit du hasard ou volonté délibérée ? Du fait de la dimension politique de ce procès (tellement importante qu’elle va étouffer les débats) et de l’absence au procès des officiers de la « Das Reich » – que ce soit Lammerding, jamais arrêté, ou Weidinger, relâché par le Tribunal militaire de Bordeaux en 1951 -, on peut dire que le procès du crime de guerre du 10 juin 1944 perpétré à Oradour n’a pas eu lieu. Et tant que la totalité des archives de cette dramatique affaire ne seront pas accessibles aux historiens, il n’aura pas vraiment lieu. Oradour, malgré tous les louables efforts faits pour ressouder le Limousin et l’Alsace (puisque l’immense part de responsabilité de l’Allemagne nazie semble s’être dissoute dans le temps), restera une déchirure, une blessure qui ne guérit pas.
Nicolas Mengus
Le panneau affiché à l’entrée des ruines d’Oradour-sur-Glane à l’issue du procès. Photo parue dans le journal « La voix d’Alsace » en 1953. (Coll. ADEIF du Bas-Rhin)