Du 25 au 27 février 2008, une délégation du Conseil Général du Bas-Rhin, sous la conduite du président Philippe Richert, s’est rendue à Tambov et à Kirsanov pour rendre hommage aux incorporés de force qui ont transité en ces lieux et remercier les autorités russes pour leur efficace collaboration. Cela a aussi été l’occasion de rencontrer deux survivants du camp de concentration de Tambov-Rada et des représentants d’associations patriotiques qui faisaient partie de cette délégation.
… Emile Roegel, vice-président des Anciens de Tambov
Quelle est la première image qui vous vient quand on évoque le nom de Tambov ?
Tambov est un épisode de la guerre pour l’Alsace et la Moselle. C’est à la fois une sortie du cauchemar – l’incorporation de force – et une entrée du cauchemar – la captivité. Ce cauchemar a eu un seul bon côté : la libération des « 1500 » en juillet 1944. Pour les autres prisonniers, la majorité, ce fut un échec, une impasse.
Pouvez-vous décrire votre arrivée au camp ?
Je me suis évadé en août 1944 en Roumanie. Ayant rejoint le côté Russe, je suis arrivé, via Stalino (dans le bassin du Don), en octobre 1944 au camp de Tambov, je crois que c’était le 17 octobre. Une petite couche de neige recouvrait le sol. Il faisait froid.
J’ai débarqué, à l’aube, le long des quais de la gare de Rada ; je ne connaissais guère mes compagnons. Pendant le voyage, nous avons eu un mort. Personne ne le connaissait. Nous savions juste qu’il était de Drulingen. Nous avons débarqué son corps sur le quai d’une gare et l’avons laissé là. Nous n’avons donc pas pu dire à sa famille qu’il était mort, ni à quel endroit parce que le nom de la gare était écrit en cyrillique.
Nous avons marché pendant deux ou trois kilomètres à travers une forêt. Je me suis dit que ça devait être pénible comme ça de marcher à 80 ans. Nous avons atteint une grande clairière. Il y avait un amoncellement de bois qui était stocké là. Le camp était presque invisible, car il était comme noyé dans la forêt. Je me souviens de la clôture de fils de fer barbelés et d’une Kommandantur.
Les prisonniers qui pouvaient se déplacer sont venus voir les nouveaux arrivants. Certains étaient là depuis longtemps. Parfois, ils rencontraient un frère ou un parent parmi les nouveaux. Et ils venaient aux nouvelles. Les seules nouvelles qui nous parvenaient étaient celles diffusées par la radio soviétique de la Kommandantur et qui nous étaient transmises par les nouvellistes.
Il y avait environ 4000 prisonniers en octobre 1944 ; les « 1500 » étaient déjà partis à cette date.
J’ai découvert les baraques à demi enterrées, très sombres et mal chauffées. Deux poêles à chaque extrémité ne parvenaient qu’à se chauffer eux-mêmes. Les frileux s’y agglutinaient. Nous savions qu’ils mourraient prochainement.
Le travail était obligatoire, mais avec une insistance toute relative : ceux qui étaient trop maigres ou trop faibles pouvaient rester dans les baraques, assis sur les bas flancs : ce n’est que la nuit que nous avions le droit de nous y coucher.
Il y avait aussi le travail interne, comme la corvée de cuisine. Il existait également une zone d’artisans et une zone d’artistes. Camille Hirtz et Camille Claus s’y trouvaient, mais je ne les ai pas connu au camp. L’avantage de travailler se résumait à un bout de pain et du Kacha (terme désignant tout ce qui est solide dans l’alimentation). Nous recevions une « soupe » deux fois par jour. On nous donnait beaucoup de maïs, pendant des mois. A un moment, nous avons eu droit à de petits poissons. On mangeait même la tête, car le cerveau était riche en chimie noble.
Quant aux malades, ils étaient convoyés en camion jusqu’à l’hôpital de Kirsanov. Certains en revenaient, couverts d’une couverture, à moitié nus. On ne devait pas trop mourir à Tambov, ce n’était pas le lieu. D’après ce qu’on sait, on menait à Kirsanov les plus mal en point pour qu’ils ne meurent pas au camp.
C’est à Tambov que les Alsaciens ont recommencé à parler en français.
Qu’espérez-vous des archives du camp récemment rapatriées en Alsace ?
Cela fait des années que nous nous investissons pour rapatrier ces archives. Jean Thuet, président de la Fédération des Anciens de Tambov, et d’autres avaient déjà pu avoir accès à telle ou telle partie des archives, mais ce n’étaient que des bribes.
Il faut maintenant voir ce qui a été photographié aux Archives de Tambov. On peut espérer des listes de morts, car c’est très important que les gens puissent faire le deuil des disparus.
Aujourd’hui encore, je me demande comment tout cela a pu se faire. Tambov était un camp des plus minable et un camp de rassemblement des Français. Il était connu de la France libre qui n’a pourtant pas fait un geste pour essayer d’améliorer le quotidien de ses compatriotes. Je crois que nous sommes en présence d’un « coulage » fantastique. La nourriture destinée au camp était en fait commune aux soldats soviétiques, aux civils et aux prisonniers. Evidemment, les prisonniers recevaient ce qui restait, après que leurs chefs aient prélevés eux-mêmes ce qui les intéressait. Mais ce n’est pas ce qu’ils ont pris qui aurait nourris les autres.
Et puis, pendant la guerre, la vie humaine n’avait pas beaucoup de valeur chez les Russes. D’ailleurs, les Soviétiques n’honoraient pas les prisonniers : Staline n’avait pas fait libérer son propre fils. Quant à De Gaulle, il est passé, je crois le 6 décembre 1944, en chemin de fer près de Tambov pour se rendre à Moscou. Du fait de sa position très faible, il n’a pas évoqué les Français prisonniers en URSS. Le premier numéro du journal « Le Monde » paru en 1944 avait rendu compte de cette visite de De Gaulle.
Détail du monument français à Tambov-Rada. (Photo N. Mengus)
… Jean-Paul Bailliard, président de l’ADEIF du Bas-Rhin
Selon vous, que représente Tambov dans l’ensemble de la tragédie de l’incorporation de force ?
C’est, à mon avis, un haut lieu représentatif de l’incorporation de force, puisqu’environ 20.000 Alsaciens-Mosellans ont transité par Tambov avant de rentrer en France. Les conditions de vie d’alors sont tout à fait symboliques de l’incorporation de force dans sa partie la plus horrible : le pourcentage des morts à Tambov est de l’ordre de 30%, c’est-à-dire d’environ 5000 décès. C’est quand même énorme !
Le problème de Tambov est qu’il a fallu se battre pour que soit reconnu aux anciens prisonniers des conditions d’incarcération dans des camps du type les plus durs de la captivité française.
Quelles sont les attentes de l’ADEIF quant aux archives russes récemment dupliquées et rapatriées en France ?
C’est un gros problème. D’abord, sont-elles complètes ? Les autorités russes nous donnent ce qu’elles veulent bien nous donner. On peut espérer que cela permettra d’établir la liste de ceux qui ont transité dans le camp de Tambov. Mais il faut se souvenir qu’il y avait plus de 400 autres camps où des Alsaciens-Mosellans ont transité. Si le gros des effectifs est passé par Tambov, environ 5.000 « Malgré-Nous » ont été rapatriés d’autres camps.
Sera-t-il possible d’établir une liste des morts à Tambov et à Kirsanov ?
On pourra établir une liste de morts, mais sera-t-elle complète ? Et, en temps de guerre, il existe les disparus dont on ne retrouvera jamais la tombe ou la trace. Leur mort devra faire l’objet d’une déclaration. Comme toujours dans les archives, on aura 90–95, voire 98% des noms, mais on n’aura jamais 100%. Il y a encore 10.418 Alsaciens-Mosellans portés disparus, soit 7% de personnes dont on ne sait rien. Certains ont été déclarés disparus par les Allemands. Quelques rares d’entre eux ont été rapatriés après la guerre : leur disparition était en fait une évasion. Il y a des disparus qui s’avèrent morts : on retrouve toujours des sépultures et des corps identifiables, mais cela peut encore durer de nombreuses années.
La plaque rappelant le souvenir des « Malgré-Nous » qui sont morts à l’hôpital de Kirsanov. (Photo N. Mengus)
… Charles Quirin, président de l’UIACAL, section Haguenau-Wissembourg
Etait-ce la première fois que vous veniez à Tambov et qu’évoque pour vous ce lieu ?
J’ai déjà eu l’occasion de me rendre en Russie : Odessa, Moscou, Saint-Pétersbourg, Ouglitsch et Yalta. Mais c’est la première fois que je me suis rendu à Tambov. Pour moi, ce nom évoque le malheur et la souffrance. Entre 15 et 20.000 personnes sont mortes là-bas.
Un protocole a été signé pour rendre accessibles d’autres fonds d’archives russes. Pensez-vous que cela permettra de mieux connaître ces anciens combattants que sont les « Malgré-Nous » ?
Ce protocole est très utile, puisqu’il ne porte pas uniquement sur les personnes, mais aussi sur le comportement des armées ! Il faudrait que les archives de toutes les armées impliquées dans la Seconde Guerre mondiale puissent également être ouvertes, car les incorporés de force se sont retrouvés sur d’autres théâtres d’opérations que le front de l’Est. Et, en ce qui concerne la Russie, il faut savoir que Tambov n’est qu’un aspect de la captivité en URSS, puisque 449 camps y ont été recensés ; un camp pouvait se résumer à un groupe de prisonniers obligés d’aider des paysans russes. Ces fonds d’archives ont été rassemblés à Moscou.
Quand j’étais à Saint-Pétersbourg, j’ai rencontré une personne qui recherchait la tombe de son beau-frère. Par l’intermédiaire de la Croix Rouge allemande, il a finalement retrouvé à Tallin, en pleine forêt, la fosse commune où celui-ci repose.
Personnellement, j’ai notamment perdu deux oncles, Charles et Edouard Laugel, dont on ignore tout de leur destin. Du côté de ma femme, c’est un cousin, François Seltz, qui a été incorporé de force dans la division « Das Reich ». On sait qu’il se trouvait à Saint-Malo. Peu après la guerre, la famille a reçu son portefeuille troué par une balle et taché de sang. Peut-être a-t-il été assassiné ?
Pensez-vous qu’il serait souhaitable de réaliser un jour un monument un peu plus important – comme un Mur des Noms, par exemple – à Tambov et à Kirsanov ?
Aussi longtemps qu’on est sûr que la Mémoire soit vivante, oui.
Propos recueillis par Nicolas Mengus