« Le carna­val des ombres »

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Mi avril, dans la salle de théâtre « Jean Vilar » de la ville belge deLou­vain-la-Neuve, près de Bruxelles, le public a applaudi à tout rompre le comé­dien et auteur Serge Demou­lin, à l’is­sue de la 103e repré­sen­ta­tion de sa pièce « Le carna­val des ombres ». Un travail de mémoire auto-biogra­phique autour de souve­nirs enfouis dans la mémoire fami­liale. Celui de deux jeunes gens, les oncles, et le grand-père mater­nel du comé­dien, des Belges ayant vécu dans la région fran­co­phone de Malmédy et enrô­lés de force dans la Wehr­macht.

En Belgique, on les appelle donc les enrô­lés de force. Quand on les appelle! Parce que l’his­toire de l’an­nexion en 1940 des cantons de l’Est par l’Al­le­magne nazie est fort mécon­nue. Michaël Delau­noy, le metteur en scène auquel Serge Demou­lin a fait appel, igno­rait « quasi­ment tout » de cette histoire. La colla­bo­ra­tion a porté ses fruits et Serge Demou­lin a reçu le Prix du Meilleur Seul en scène » et a été nominé Meilleur Auteur aux Prix de la Critique 2012.

Carnaval_des_Ombres_2014_004.jpg« Vous étiez tous des Boches »

Le destin de ses oncles et grand-père, le comé­dien l’a vécu comme beau­coup de jeunes Alsa­ciens-Mosel­lans nés après guerre : « Ce que j’ai reçu de cette histoire, étant gamin, c’est avant tout le silence; Il y a pour­tant de quoi racon­ter: ma mère a perdu son père à la guerre, mon père, ses deux frères. Des bribes surgis­saient lors des fêtes de famille. Sous le coup de l’al­cool, l’émo­tion ressor­tait, en magma, toujours en très peu de mots; Et moi gamin, j’ab­sor­bais tout comme une éponge. » Jusqu’à ce qu’un jeune lui lance un jour à Bruxelles que dans la région où il venait « vous étiez tous des Boches! »…Tout ça à cause de la période noire 1940–45…Ap­par­te­nant à la France des révo­lu­tion­naires de 1795, au duché de Luxem­bourg et à celui de Limbourg, les trois cantons (un fran­co­phone, celui de Malmédy, et deux germa­no­phones, Saint-Vith et Eupen) avaient été annexés à la Prusse de 1815 à 1919 par le congrès de Vienne. En 1919, ils furent ratta­chés à la Belgique suite au traité de Versailles. Mais en 1940, la région est annexée de fait au IIIe Reich. Comme en Alsace,en Moselle et au Luxem­bourg, les hommes sont contraints de combattre pour l’Al­le­magne. Sur 8000 hommes concer­nés, envi­ron 3000 sont tués ou portés dispa­rus. Ce trau­ma­tisme, l’ac­teur le raconte dans son soli­loque où le tragique danse avec le burlesque. Formé au conser­va­toire de Bruxelles, Serge Demou­lin a écrit le texte, une première expé­rience pour lui. Il est ques­tion d’une tragé­die mais comme le récit est situé dans le cadre d’une fête de carna­val, le larme et les rires s’en­tre­choquent. Il y a aussi les dégui­se­ments que petits et grands choi­sissent avec plai­sir et celui de la Werh­macht qu’on vous force à endos­ser. Les risques pris volon­tai­re­ment (quand enivré on esca­lade une cathé­dra­le…) et ceux qui font de vous un jeune mort en uniforme. Ou encore cette musique de fanfare toni­truante qui imprègne la pièce, une réplique anar­chique à la musique mili­taire. De bout en bout, le carna­val de Malmédy agit comme un pied de nez face au thème pathé­tique de la nazi­fi­ca­tion de la région.

Le comé­dien dénonce aussi les livres d’his­toire qui font l’im­passe sur l’an­nexion forcée des trois cantons par l’Al­le­magne nazie…Nom­més pudique­ment les « cantons rédi­més » (du latin redi­mere, rache­ter) alors que leur annexion ne résul­tait d’au­cun traité, comme pour Alsace-Mosel­le…La diffé­rence, et Serge Demou­lin le dit pour s’en déli­vrer, c’est qu’il y eut un réfé­ren­dum dans la années 30. Et qu’une majo­rité des Belges de ces cantons avait voté à plus de 45% pour un parti en faveur d’un ratta­che­ment à l’Al­le­magne. Mais « à partir de 1940, très peu d’ha­bi­tants prirent leurs cartes au Parti nazi… » Comme en Alsace aussi, la région a été vue après la Libé­ra­tion avec suspi­cion par l’Etat central malgré le faible nombre de nombre de colla­bo­ra­teurs actifs. Comme en Alsace, la langue régio­nale (ici le wallon savou­reu­se­ment utilisé dans la pièce) fut mépri­sée après guerre. Jouée en français (et prochai­ne­ment en Alle­magne), cette pièce reven­dique « sa dimen­sion de légè­reté, de convi­via­lité » . Cette option du metteur en scène connu en Alsace (Michael Delau­noy était invité au festi­val de Bussang l’été dernier) permet de faire connaître au public les injus­tices de l’his­toire. « Quelques enrô­lés de force survi­vants sont venus nous voir. L’un d’entre eux avait pu s’éva­der et faire de la résis­tance. Je dois aussi beau­coup à un enrôlé de force qui m’a trans­mis de la docu­men­ta­tion. A ce moment j’ai reçu les réponses que je n’avais pas eues à 20 ans… » explique Serge Demou­lin, prêt à venir jouer sa pièce sur une scène alsa­cien­ne….

Marie Goerg-Lieby

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