Ce n’est pas qu’un vieux carnet de papier aux pages jaunies par le temps. C’est un précieux et rigoureux témoignage de guerre d’un Malgré-nous, Auguste Scheckle, originaire de Nordhouse.
Son fils, Valère, 75 ans, a remis la main dessus il y a quelques mois, en fouillant parmi les photos de famille. « C’était écrit en allemand et en gothique, raconte-t-il. J’ai dû le faire traduire par une professionnelle pour tout comprendre. »
Ces écrits lui ont permis de combler les vides laissés par le silence de son père. « Il ne parlait jamais de la guerre. Il n’a jamais raconté ce qu’il lui était arrivé pendant cette période. C’est ma mère qui m’a appris son passé, après sa mort. »
Incorporé de force dans l’armée allemande en septembre 1944, Auguste Scheckle a consigné chaque jour les événements majeurs, ses missions, mais aussi ses repas et moments heureux. Il a traversé l’Allemagne acculée par les Alliés, ballotté au gré des batailles et des bombardements.
Né en 1912 à Nordhouse, dans une Alsace encore sous la férule de l’empire allemand, il fait son service militaire (français) à Tours. Quand la seconde guerre mondiale éclate, il est employé à la SNCF à Erstein. En août 1944, Auguste Scheckle refuse de payer sa redevance à l’occupant nazi. Les armées alliées déferlent sur la France et ne tarderont pas à libérer l’Alsace, pense-t-il. « Tu verras où tu seras demain », l’avertit-on.
De fait, le 11 septembre 1944, un ordre de mobilisation l’arrache à sa famille et à son village natal. Auguste Scheckle est affecté au 5e bataillon d’artillerie de la Wehrmacht et doit se rendre à Heilbronn, dans le Bade-Wurtemberg.
Ce jour-là, il écrit : « Adieux difficiles à mon épouse et mes enfants, mes parents, proches et amis. Grand espoir de retrouvailles rapides. » Il laisse derrière lui trois garçons : Auguste (du même nom que son père), 4 ans, Jean-Paul, 2 ans, et Valère, à peine un mois. Il ne sait pas que dix mois de combats, de pérégrinations interminables et d’emprisonnement l’attendent.
1 600 autres Alsaciens stationnent à Heilbronn. Probablement des Malgré-nous. Il note dans son carnet les adresses de certains d’entre eux : « Imbs Charles, Wasselone ; Schubetzer Lucien, Biesheim ; Koch Friderich, Souffelweyersheim. »
En octobre, Auguste Scheckle est détaché à Ulm, où il occupe le poste d’opérateur radiophonique. « Service très strict, jeunes instructeurs détestés », écrit-il. Un congé lui est accordé à Noël, mais à Gingen an der Fils, loin de sa famille. « Tristes journées, toutes mes pensées vont aux êtres chers à la maison. »
Dans l’enfer des bombardements de Dresde
Puis direction Francfort-sur-l’Oder, dans l’est de l’Allemagne. Mais son trajet s’interrompt à Dresde, au cœur de l’hiver 1945. Sous le déluge de bombes déversées par l’aviation britannique, il note sobrement : « Pluie de phosphore, ville en flammes, ciel rouge feu. » Il assiste impuissant à la fuite de « centaines de charrettes de réfugiés », décrit la détresse et la misère qui règnent sous les décombres.
Chaque jour, il rédige le contenu de ses repas, comme pour échapper aux horreurs de la guerre : « haricots rouges, pommes de terre avec chou gallois », raconte-t-il le 12 mars. Dans les jours sombres, il ne perd ni l’espoir ni son attachement à la France. « À nous la V… nous l’aurons », écrit-il en français.
Les derniers jours d’avril sont d’une terrible intensité. À peine le matériel de radio est-il monté qu’il faut repartir quelques heures plus tard. La fin du Reich est proche, Auguste Scheckle le sait. « Combien cela va-t-il durer jusqu’à ce qu’ils nous aient ? » s’interroge-t-il. Il craint les Russes par-dessus tout. Le 7 mai 1945 au matin, il constate « avec effroi » que tous ses camarades sont partis sans lui et ont traversé l’Elbe.
Abandonné par les siens, il se met en marche « avec un lourd paquetage et de la nourriture pour six jours ». « Sur les rives, une confusion indescriptible, tous les appareils, véhicules, vélos, autos, etc. sont là », complète-t-il. Les Américains le font prisonnier et l’emmènent au camp de Tangermünde. Un « soulagement ».
L’attente interminable du rapatriement
Quelques jours après son arrestation, des officiers français promettent aux Alsaciens-Lorrains du camp qu’il s’agit de leur « dernière nuit parmi les boches ». Mais les jours passent et les perspectives de libération s’éloignent. L’espoir de revoir l’Alsace s’amenuise, rongé par la faim et l’ennui. Et quand il y a de la nourriture, elle est mauvaise. « C’est presque à en désespérer », lâche-t-il.
Mais début juin 1945, les Américains plient bagage et confient la gestion du camp aux Britanniques. La rédaction du carnet s’achève là. Valère Scheckle raconte la suite : « Ils ont demandé aux Alsaciens de sortir du rang. Mon père avait étudié l’anglais, il comprenait les ordres. Il a ensuite été évacué au Danemark, puis aux Pays-Bas et en Belgique, avant d’être rapatrié en France en juillet 1945. »
À son retour, le village lui réserve un accueil triomphal. Sa femme, qui le croyait mort, exulte. Elle n’avait plus de nouvelles de lui depuis décembre 1944. Dans les années qui suivent, Auguste Scheckle s’implique dans les associations locales, pratique la natation et la gymnastique. Il est même élu maire de Nordhouse. Mais ces longs mois de guerre ne l’ont pas laissé indemne.
« Il ne le disait pas, mais il a beaucoup souffert, même après la guerre », confie son fils. Une visite du camp du Struthof bouleverse profondément le couple Scheckle.
Auguste sera reconnu comme Malgré-nous par l’État allemand, qui lui versera une compensation financière de 7 000 francs. Néanmoins, jusqu’à sa mort en 1979, il ne pardonnera jamais à l’Allemagne ce qu’il a subi. « Il insistait pour qu’on parle français à la maison », raconte Valère Scheckle.
Ce dernier a malheureusement peu profité de son père, vite atteint de la maladie d’Alzheimer. Alors exhumer son carnet, « c’est un peu le faire revivre ».