LES MASSACRES DE LA VALLEE DE LA SAULX ET LES INCORPORES DE FORCE

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Ci-dessus : Monu­ment à Robert-Espagne.

Photo Wiki­me­dia Commons/Amas­sy­champ

 

 

Dans le cadre de la commé­mo­ra­tion du 76ème anni­ver­saire de l’in­cor­po­ra­tion de force des Alsa­ciens (25 août 1942) et des Mosel­lans (19 août 1942), on doit évoquer les Massacres de la vallée de la Saulx, surve­nus le 29 août 1944. Cette affaire s’avère peu connue en Moselle et encore moins en Alsace et pour­tant, dans le dérou­le­ment de ces événe­ments et leurs consé­quences drama­tiques, des incor­po­rés de force jouèrent un rôle essen­tiel.

 

   Le contexte

 

L’af­faire se passa aux confins de la Lorraine, à la limite dépar­te­men­tale entre la Marne et la Meuse, à quelques kilo­mètres à l’Ouest de Bar-le-Duc. En ce mois d’août 1944, la bataille de Norman­die est termi­née. Les Alle­mands commencent à refluer vers l’Est et le Nord, pour­chas­sés par les armées alliées. Le 15 août, la 1ère Armée Française a débarqué en Provence en même temps que la 7ème Armée Améri­caine et toutes deux entament la remon­tée du couloir rhoda­nien. Pour ne pas être prises en tenaille ou pire se trou­ver encer­clées, les troupes alle­mandes remontent au plus vite du Sud-Ouest et du Sud de la France. Paris est libéré le 25 août. La 3ème Armée Améri­caine et la 2ème Divi­sion Blin­dée de Leclerc tentent alors de foncer sur les Vosges, objec­tif Metz et Stras­bourg.

L’état-major alle­mand perçoit le danger et décide de reti­rer des troupes d’Ita­lie pour couvrir la retraite des unités enga­gées préa­la­ble­ment en Norman­die, qui se dirigent vers l’Est. Le 20 août, on rappelle ainsi depuis Florence, la 3ème Panzer-Grena­dier Divi­sion, qui doit rejoindre la vallée de la Saulx, à proxi­mité de Bar-le-Duc. Les premiers éléments arrivent sur zone le 26 août. Il s’agit d’une unité moto­ri­sée, dotée d’en­gins à chenilles, de camions et de side-cars pour assu­rer les liai­sons. Sa mission n’est pas de s’op­po­ser fron­ta­le­ment aux Alliés mais de leur faire croire à une forte concen­tra­tion de forces enne­mies dans ce secteur et donc de les dissua­der d’en­ga­ger immé­dia­te­ment le combat mais d’at­tendre des renforts…Le 29ème Régi­ment de cette divi­sion, doit ainsi occu­per les villages de la vallée de la Saulx, situés coté Meuse, depuis Robert-Espagne jusqu’à Sermaize-les-Bains, en déployant tout son maté­riel. Les soldats circulent d’un village à l’autre donnant l’illu­sion d’être en nombre bien supé­rieur à la réalité. Cons­tam­ment de nouveaux déta­che­ments de ce régi­ment arrivent sur zone et prennent posi­tion. Tout semble calme jusqu’au matin du 29 août où il se produit un inci­dent aux terribles consé­quences.

 

    L’ac­cro­chage

 

Vers 9h 30, a lieu un accro­chage entre un groupe d’une dizaine de Résis­tants et la tête d’une colonne alle­mande, au lieu-dit la Belle-Epine, à 3 km de Robert-Espagne. Le capi­taine qui conduit le déta­che­ment, Gehard Wehr­mann comman­dant la 9ème compa­gnie de ce 29ème régi­ment aurait ainsi essuyé un coup de feu. A-t-il été touché ? A-t-il été blessé ? Dans l’échauf­fou­rée qui s’en est suivie, y a-t-il eu des morts ? On ne le sait pas mais toujours est-il que cet offi­cier prend peur. Paniqué, il décide séance tenante des mesures de repré­sailles. Il veut inti­mi­der les maqui­sards, les tenir à distance et éviter ainsi des embus­cades dans l’ave­nir. Il est vrai que devant lui sur sa gauche, s’étend l’im­mense domaine boisé que l’on appelle la Forêt des Trois Fontaine qui est truf­fée de maquis. Des maquis qui ont béné­fi­cié récem­ment de para­chu­tages d’armes et qui sont épau­lés par des éléments du S.A.S. anglais (service armé britan­nique d’aide aux maqui­sards). Les Alle­mands ont déjà subi des sabo­tages ferro­viaires notam­ment dans la nuit du 27 au 28 août, lorsqu’on constata la rupture de la voie près de la gare de Somme­lonne, à proxi­mité de St. Dizier, ce qui bloqua l’ar­ri­vée d’un convoi mili­taire de la 3ème Panzer-Grena­dier Divi­sion. Cette dernière attaque fut parache­vée par le mitraillage de deux chas­seurs alliés inter­ve­nant au matin du 28 août. Trente- deux wagons furent ainsi incen­diés et mis hors d’usa­ge… Pour calmer les maquis, Wehr­mann veut terro­ri­ser la popu­la­tion civile afin de les couper de leur base logis­tique, chose que les Alle­mands appliquaient déjà en Toscane contre les parti­sans italiens. Dès lors, il ordonne à ses subal­ternes et notam­ment au lieu­te­nant Wilhelm Dauer, que dans les villages, les plus proches du massif fores­tier, il faut rafler tous les hommes valides entre 15 et 60 ans, les fusiller et brûler les maisons…

 

La tuerie

 

Robert-Espagne est le premier bourg à subir cette tragé­die. Vers 11h, des soldats bloquent tous les accès à la loca­lité. On ne peut plus ni y entrer, ni en sortir. Puis une tren­taine de mili­taires commence par rassem­bler les hommes du haut du village. Ils se saisissent même du chef de la brigade de gendar­me­rie, de son fils et de deux gendarmes. Lorsqu’ils arrivent au centre de l’ag­glo­mé­ra­tion, il est presque midi. On surprend les hommes au repas fami­lial. Le bas du village n’est ratissé qu’a­près 12h30, après l’ar­ri­vée d’un camion amenant une quin­zaine de soldats, venant en renfort de Beurey. A cette heure, l’ef­fet de surprise ne joue plus. Il est vrai­sem­blable égale­ment que parmi les nouveaux arri­vants se trouvent des incor­po­rés de force qui aver­tissent les habi­tants du danger. Toujours est-il qu’un grand nombre de villa­geois se sauvent dans la forêt toute proche. Il n’y aura que 4 victimes dans ce quar­tier… Par contre 50 hommes de 17 à 59 ans sont amenés près de la gare. On les aligne au pied du talus ferro­viaire, face à deux mitrailleuses. Parmi les tireurs dési­gnés, se trouve Xavier Sonnen­mo­ser, un incor­poré de force alsa­cien de la classe 1922, origi­naire sans doute de Schwei­ghouse-sur-Moder, « qui refuse de tirer sur des Français » (1), ce qui lui vaudra l’ar­res­ta­tion immé­diate et la menace du passage devant le tribu­nal mili­taire (2). Il est remplacé par un « Reichs­deutsche Soldat » (un Alle­mand d’ori­gine). A 15 h de l’après-midi, sur ordre donné, les mitrailleuses crépitent. Les soldats forcent même les femmes qui habitent à proxi­mité de la gare à défi­ler devant les cinquante cada­vres… Puis à l’aide de plaquettes de phos­phore, ils incen­dient la loca­lité. Sur les 300 maisons que comp­tait le bourg, 200 sont réduites en cendre…

Au village voisin de Berey-sur-Saulx, un groupe de mili­taires s’ins­talle vers 13h, parmi eux figurent quelques incor­po­rés de force qui instan­ta­né­ment aver­tissent la popu­la­tion de la néces­sité de fuir au plus vite. M. Jean Alte­maire se souvient de sa mésa­ven­ture qu’il pensait lui être fatale. En effet, vers 13h 30, comme agent de liai­son du maquis, il sort de la forêt des Trois Fontaines en vélo, ayant sur son porte-bagage un panier en osier, selon son habi­tude, pour cher­cher du ravi­taille­ment à Beurey. Mais en contour­nant le mur du cime­tière, il se trouve nez à nez avec une senti­nelle alle­mande qui lui barre le chemin. La surprise est totale. Instinc­ti­ve­ment, il freine brusque­ment en rétro­pé­da­lant, ce qui provoque le déra­page de son vélo. Il chute et de son panier tombe son pisto­let qui roule jusqu’au pied de l’Al­le­mand. Le maqui­sard crût alors sa dernière heure venue… Mais à sa grande surprise, le mili­taire d’un coup de pied écarta l’arme tombée et lui adressa la parole dans un français avec un fort accent germa­nique : « Je suis Alsa­cien, incor­poré de force ; il faut dire aux hommes du village de se sauver si non ils seront tous fusillés… Vite ! Schnall ! c’est urgent ! » M. Jean Alte­maire ne demanda pas le reste ! Il ramassa promp­te­ment son panier, sauta sur son vélo et pédala le plus vite possible en direc­tion du village. A toute personne qu’il rencon­tra, il trans­mit la consigne : «  les hommes doivent se sauver ! ». Certains indi­vi­dus étaient déjà au courant, d’autres incor­po­rés de force Alsa­ciens ou Lorrains, les avaient aver­tis. Néan­moins, il y eu sept victimes, des personnes âgées et 75 maisons sur la centaine que tota­li­sait le village, partirent en fumée.

A Couvonges, une commune d’à peine 150 habi­tants, les arres­ta­tions ont lieu l’après-midi. Au total 23 hommes sont rete­nus prison­niers dans une grange pendant qu’on met le feu au village. Vingt d’entre eux sont amenés sur un pré à la sortie de l’ag­glo­mé­ra­tion, vers Beurey et fusillés sur place. La moitié de la popu­la­tion mascu­line de la loca­lité a ainsi disparu. Sur 60 maisons, seules 6 échappent aux flammes ainsi que l’égli­se…

Pour Mogné­ville, les arres­ta­tions débutent dès 10h30 du matin. Elles sont opérées par une tren­taine de soldats. Le notaire de Revi­gny, Me Rouy, mosel­lan d’ori­gine et parlant l’al­le­mand, entame un dialogue avec le jeune sous-lieu­te­nant Edmund Fritsch qui les commande. Les ordres que ce dernier a reçus sont formels : il faut détruire le village et fusiller tous les hommes. Me Rouy avec l’ap­pui d’un Alsa­cien origi­naire sans doute de Stras­bourg, Alfred Schaef­fer, incor­poré de force, réus­sit à limi­ter le drame. Les hommes sont relâ­chés mais à 22h seule­ment, c’est-dire l’âpreté des négo­cia­tions. Ils se sauvent et se cachent au plus vite. Quelques maisons seule­ment sont incen­diées. Toute­fois, malgré tout, trois personnes y perdent la vie.

La jour­née du 29 août 1944 aura fait 86 morts dans la popu­la­tion civile de la vallée de la Saulx. Des bles­sés décè­de­ront encore les jours suivants. Le chiffre des victimes peut donc être porté à 88 victimes. Plus de 330 maisons ont été détruites.

 

L’at­ti­tude des incor­po­rés de force

 

Quel rôle ont joué les incor­po­rés de force lors de ce massacre ? Il est démon­tré qu’ils ont essayé de sauver des vies humaines. Cela a été un choix. Plutôt brûler des maisons que de porter atteinte à des vies. Ils n’ont pas réussi à empê­cher la commis­sion des crimes de guerre mais ils sont parve­nus à en atté­nuer l’am­pleur. M. Jean-Pierre Harbu­lot, histo­rien qui a analysé ces événe­ments, consi­dère égale­ment, que « le bilan aurait été beau­coup plus lourd si des soldats alle­mands, le plus souvent alsa­ciens ou mosel­lans, n’avaient pas invité la popu­la­tion à fuir ou si des Français parlant l’al­le­mand n’étaient pas inter­ve­nus…en faveur de leurs compa­triotes ». Ils ont donc forte­ment contri­bué à atté­nuer les consé­quences de cette tragé­die. Certes, ils ne furent pas les seuls à inter­ve­nir et heureu­se­ment car la portée de leurs actes aurait été moindre en agis­sant isolé­ment. Deux soldats alle­mands d’ori­gine et au moins un Autri­chien adoptèrent la même atti­tude et contri­buèrent à sabo­ter l’ordre reçu. Il n’em­pêche que leur action a été déter­mi­nante.

Pourquoi alors, ce qui s’est produit pour la vallée de la Saulx, n’a pas pu fonc­tion­ner à Oradour-sur-Glane ? D’abord on oublie trop souvent que même à Oradour quelques vies ont pu être épar­gnées, grâce à des mili­taires notam­ment des incor­po­rés de force mais pas dans les mêmes propor­tions. Cela est dû à trois raisons majeures : en premier lieu, il faut mention­ner que pour la vallée de la Saulx, la troupe, le soldat sans grade, savait avant le début de l’opé­ra­tion, qu’il devait colla­bo­rer à un massacre. Cela laisse le temps de se concer­ter, de discu­ter et donc de déci­der d’une atti­tude collec­tive. Il ne fait aucun doute que les incor­po­rés de force se connais­saient et connais­saient l’orien­ta­tion idéo­lo­gique des uns et des autres. Ce n’était pas leur premier enga­ge­ment mili­taire. En second lieu, il faut souli­gner que ces soldats aguer­ris étaient des adultes qui savaient prendre leurs respon­sa­bi­li­tés et non des mineurs de 17 ans comme à Oradour. Enfin et surtout, il s’agit d’une unité de la Wehr­macht et non de la Waffen-SS. Cela change tout au point de vue instruc­tion, menta­lité domi­nante et disci­pli­ne… Une troupe d’élite doit être exem­plaire en tout.

Toute­fois des préci­sions devraient encore être appor­tées à ces faits. Dès lors, il serait de la plus haute impor­tance que l’on dispose de plus de rensei­gne­ments sur l’in­ter­ven­tion des incor­po­rés de force Alsa­ciens et Mosel­lans dans cette affaire. Si des lecteurs devaient s’y recon­naître ou peuvent iden­ti­fier certains parmi eux, il serait très utile de se mani­fes­ter afin d’éclair­cir le compor­te­ment de chacun dans cette tragé­die qui demeure malheu­reu­se­ment un véri­table massacre.

 

                                                                                                        Jean-Laurent VONAU

                                                                   Profes­seur émérite

de l’Uni­ver­sité de Stras­bourg

 

 

Sources :

Jean-Pierre HARBULOT : « Les massacres du 29 août 1944 dans la vallée de la Saulx » in La vallée de la Saulx, Société des Lettres, Sciences et Arts de Bar-le-Duc 1999 p. 43  à 119.

Témoi­gnages recueillis sur place.

 

Notes :

  • Harbu­lot op. cité p. 67.
  • Selon lettre de son fils, Fran­cis Sonnen­mo­ser, écrite en 1994, il échappa au tribu­nal mili­taire étant donné que le capi­taine qui portait contre lui l’ac­cu­sa­tion de rébel­lion « fut tué quelques jours plus tard ».

2 Responses to LES MASSACRES DE LA VALLEE DE LA SAULX ET LES INCORPORES DE FORCE

  1. Merci d’avoir relater de tel fait aussi méconnus qui nous éclairs d’avantage.

  2. […] En août 1944, mon grand-père s’est retrouvé à Robert-Espagne où il reçoit l’ordre de tirer sur une cinquantaine d’hommes ce qu’il refusa de faire. Il fut arrêté et échappa de peu au tribunal militaire. Pour en savoir plus sur ces massacres : LES MASSACRES DE LA VALLEE DE LA SAULX ET LES INCORPORES DE FORCE […]

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