Louis Mutschler fait partie des 13 Hindishemois incorporés de force dans l’armée allemande lors de la Deuxième Guerre mondiale puis emprisonnés au camp de Tambov. Il raconte son parcours, consigné par le maire Pascal Nothisen et son adjoint Jacky Eber.
Depuis quelques années, Louis Mutschler, originaire de Nordhouse, arrivé à Hindisheim avec ses parents et ses trois sœurs en 1938, livre ses souvenirs de guerre. « Pour les générations futures, pour que la paix soit préservée et pour que personne ne revive ce que nous avons vécu ! »
« Je suis le dernier des treize Hindisheimois à avoir été incorporés de force et à être passés par Tambov. Nous n’avions pas d’autre choix. Nous étions obligés de rejoindre l’armée allemande, car dans le cas contraire, il pouvait y avoir des représailles à l’encontre de nos familles, qui pouvaient être déportées. Tout ce que je raconte est la stricte vérité », déclare ce chanteur et sportif hors pair au mental d’acier. Autant de qualités qui lui permettront de s’en sortir à plusieurs reprises.
Sa mémoire est intacte. Il se souvient de tout ! Des dates, des jours, de la retraite des soldats français à laquelle il a assisté du haut d’un cerisier sur la route entre Nordhouse et Hindisheim. De l’arrivée des troupes allemandes au village, de la nazification et des livres du presbytère de Hindisheim brûlés, de l’expulsion des sœurs de l’école, de son père contraint de reconstruire les ponts pour le compte d’une société allemande…
Le champ sanglant
Son premier acte de résistance : chômer le 14 juillet 1943, afin de célébrer comme il se doit la Fête Nationale. À l’époque, il était apprenti ébéniste chez Bolender, rue de la Krutenau, à Strasbourg. Bien que furieux, son patron ne l’a pas dénoncé. Le 6 octobre 1943, il reçoit sa convocation au Reichsarbeitsdienst , service national du travail, à Bamlach, près de Freibourg-en-Brigsau. « C’était une structure très militaire où la pelle remplaçait le fusil. Quand je suis arrivé, un officier m’a interpellé en me disant que je devais me représenter dans dix minutes, les cheveux coupés de la longueur d’une allumette. Un camarade s’est attelé à la tâche. Je revois encore mes boucles tomber au sol. »
Le 11 novembre, « nous sommes partis en train à Duisbourg. On devait creuser des canalisations dans la forêt. Il fallait aussi garder les troupes de Badoglio, maréchal italien qui a signé la capitulation de l’Italie en 1943. En plus des cinq jours de travail, le sixième était réservé au champ d’entraînement militaire, le champ “sanglant”. Là, nous avons été dressés comme des chiens, ils nous faisaient souffrir, courir, sauter, ramper jusqu’à épuisement… »
Vient ensuite la convocation pour la Wehrmacht , le 22 janvier 1944, au Wacken. « Ils m’ont sélectionné pour aller dans la SS. Moi je ne voulais surtout pas y aller. Alors, quand les policiers avaient le dos tourné, j’ai franchi le cordon qui séparait les deux files pour passer dans celle destinée à la Wehrmacht. Ça a marché ! Ils n’ont rien remarqué… »
Direction ensuite le camp de rassemblement de Schwerin-an-der Warthe, Pologne. « Je me souviens très bien de ce soir du 20 juillet 1944, le jour de l’attentat contre Hitler. Nous étions rassemblés dans la cour de la caserne, prêts à marcher sur Berlin parce qu’en cas de réussite nous devions arrêter les SS. Mais le dictateur n’a pas crevé ! »
Avant d’envoyer son régiment faire face à l’insurrection de Varsovie menée par la résistance polonaise, « les Alsaciens ont été mélangés aux Allemands pour éviter que des noyaux de dissidence ne se forment. C’était le 1er août. Quand nous sommes rentrés dans Varsovie, j’ai vu ce que les SS avaient fait… Comment un peuple civilisé a pu en arriver là et commettre une telle tuerie ? Nous avions l’ordre de tirer sur tout ce qui bouge. L’un des officiers m’a demandé pourquoi je ne tirais pas, je lui ai répondu que moi, je ne tuais pas les femmes et les enfants ! »
Pour ne pas retourner au front, il simule une crise d’appendicite dont il se fait opérer. Arguant une fausse adresse en Allemagne pour se rapprocher du Rhin, il brave l’interdit et se rend en permission en Alsace, où il retrouvera sa mère, malade. Pour ne pas mettre en danger sa famille, il décide de repartir le soir du 13 novembre 1944, après s’être automutilé les pieds avec de l’essence de vinaigre. « Je devais être de retour le 11 novembre à Thorn en Pologne. Ils m’ont attrapé près de Leipzig, m’ont transféré à la prison de Thorn, où j’ai subi de nombreux interrogatoires menés par le tribunal militaire, pour désertion. »
« Contre nos bottes, ils nous ont donné des claquettes en bois »
Bénéficiant d’une amnistie générale, il est renvoyé sur le front Est, mi-janvier 1945. Il y sera fait prisonniers par les soldats russes. « Ils nous ont pris nos vêtements chauds et nos bottes. Ils nous ont donné des claquettes en bois. C’était l’hiver, il faisait si froid. » Débute alors la longue marche vers les camps de transit. Puis le transfert en wagons à bestiaux, en juin 1945 et sous une chaleur caniculaire, au camp de Tambov, alors qu’à l’Ouest, la guerre était finie. « Quand on est sorti du train, il n’y avait pas âme qui vive, que de la forêt. Tambov, c’était la misère. Il y avait une quarantaine de bâtiments semi-enterrés. Seuls les toits de bois, recouverts d’herbe, dépassaient du sol. J’étais dans la baraque n° 34, avec 150 autres prisonniers, il y avait des Alsaciens et des Roumains aussi. Le matin, il y avait le comptage. Il durait deux à trois heures car les morts de la nuit n’étaient pas déclarés de suite pour pouvoir bénéficier de leur ration de pain. Il y avait plein de bestioles, des puces, des punaises, des poux. »
« Dans la fameuse baraque 22, ils entassaient des centaines de morts durant l’hiver »
Atteint du typhus, « j’ai été admis au lazaret du camp. Un jour de pluie, une partie du toit s’est effondrée. Heureusement que ma fièvre était tombée. Il y avait aussi la fameuse baraque 22, où ils entassaient des centaines et des centaines de morts durant l’hiver. En juin, on a dû creuser les fosses… Nous étions là, alors que la Russie était l’alliée de la France… La France nous a lâchés en 40, en 42 avec l’incorporation de force et en 45 aussi parce qu’après le 8 mai, ils ne nous ont pas rapatriés ! »
Louis Mutschler est rentré chez lui le 29 octobre 1945, six mois après la signature de l’Armistice. Un long chemin en train via Brest-Litovsk, le camp de transit de Frankfurt-Oder, Berlin, Madgebourg, Wolfsburg, puis la Hollande, la Belgique, Paris puis l’Alsace. Un retour en train qui a duré presque deux mois car d’autres convois étaient prioritaires. De ce fait, le sien était parfois bloqué plusieurs jours. « Les plus faibles n’y ont pas survécu. »
Durant tout ce temps, chaque arrêt était l’occasion de chaparder de la nourriture – haricots cueillis dans le potager d’un chef de gare, pommes de terre – que Louis cuisinait pour ses camarades dans un étui d’obus. Une marmite de fortune pour laquelle ils devaient aussi trouver du bois. « Pour survivre, il fallait vivre au jour le jour. Je dis toujours, destin, destin, il faut te prendre comme tu viens, car on ne changera quand même rien ! »
Ce récit, le maire Pascal Nothisen et son adjoint Jacky Eber l’ont enregistré, « parce que l’histoire des Malgrés-Nous doit être réhabilitée ! C’est notre mémoire collective ! » confie le premier magistrat hindisheimois.