Les mémoires de Charles Mitschi, Alsacien incorporé dans l’armée du IIIe Reich au début de la Seconde Guerre mondiale, puis emprisonné dans un camp soviétique près de Tambov, viennent d’être traduits en russe. Le projet, qui retrace une page de l’histoire alsacienne méconnue en Russie, a été rendu possible grâce à la rencontre entre Luba Shenderova, la traductrice, et la fille de l’auteur, Claude.
Les « malgré nous »
Peu de Russes voient immédiatement un lien direct entre l’Alsace et la petite ville de Tambov, à près de 400 km au sud de Moscou. Pourtant, pour les Alsaciens, la ville – et plus particulièrement le camp de prisonniers de guerre n°188 – est associée à un pan tragique de leur histoire.
Après la défaite de l’armée française contre les nazis en 1940, l’Alsace est annexée à l’Allemagne. En 1943, l’instituteur Charles Mitschi – avec 100 000 hommes de sa région en âge de servir – est incorporé de force aux troupes allemandes et envoyé sur le front de l’Est pour combattre l’Armée rouge.
« Il n’y a plus d’Allemands, plus de Français – il n’y a plus que des défenseurs de la civilisation occidentale contre la barbarie, contre le nihilisme bolchévique. L’Allemagne a besoin d’hommes pour cette croisade », écrit Mitschi dans ses mémoires, citant le discours de son commandant nazi avant le grand départ.
Pourtant, refusant de prendre les armes contre les Alliés, Charles se rend aux partisans russes dès janvier 1944, après avoir déserté lors d’une bataille, caressant l’espoir de rejoindre par la suite les bataillons de Charles de Gaulle.
« J’ai eu de la chance, il [le soviétique] m’a compris. Il m’a mis en face d’un jeune commandant, un Juif, qui parlait parfaitement le français. (…) J’étais en face des alliés qui pouvaient nous aider à nous débarrasser du joug fasciste », poursuit-il.
Mais les choses ne se passent pas comme prévu, et Charles ne rejoint pas les troupes françaises. Au contraire, il est contraint de marcher 300 kilomètres, puis de prendre le train dans le rude hiver russe, pour finir emprisonné dans le camp de prisonniers de guerre n°188, à Tambov. Il y demeure un peu plus d’un an en captivité, dans des conditions extrêmes, entre la vie et la mort, aux côtés de Français, de Hongrois, d’Italiens, de Roumains et autres prisonniers de guerre étrangers qui s’étaient rendus volontairement.
« Les travailleurs du banya nous versent d’abord une louche d’eau chaude, puis une d’eau froide, dans une bassine sale, utilisée indistinctement par les malades et ceux qui sont en bonne santé, et nous donnent un petit morceau de savon. Le banya est obligatoire trois fois par semaine, sous peine de sanctions », se souvient l’ancien instituteur.
À l’été 1944, alors qu’il espère rejoindre les troupes du général de Gaulle en Afrique du Nord dans le cadre d’un accord entre l’URSS et le Comité français de libération nationale, Charles n’est pas sélectionné, car trop épuisé pour survivre au voyage.
« Je passe devant une femme médecin, la chef de l’infirmerie du camp, que l’on surnommait la mère des Français. D’une main, elle touche mon biceps gauche. Ne sentant rien que la peau et les os, elle fait un signe négatif au secrétaire, qui… raye mon nom de la liste des départs », écrit Charles Mitschi.
Sa survie, Charles la doit finalement en grande partie à la musique : à la fin de l’automne 1944, il prend la direction de la chorale du camp.
« Le simple fait d’avoir un but, un plan, a tout changé. Même si je tenais à peine debout, je sentais que les forces commençaient peu à peu à revenir en moi. J’admire encore ces vingt camarades, qui, l’estomac vide, maigres, à l’état de squelettes, étaient prêts à chanter », raconte-t-il.
Charles Mitschi est libéré le 2 août 1945, avant d’embarquer à bord d’un train en direction de la France.
« Une fois de l’autre côté de la barrière, nous nous sommes sentis libres. Mais nous n’y avons cru réellement qu’après être montés dans le wagon », écrit-il à propos de ses premières émotions à la sortie du camp.
Quand le hasard fait bien les choses
Tambov. Chronique de captivité a été écrit 48 ans après la fin de la guerre, sous la forme du récit d’un père à ses enfants. Ces mémoires sont rédigés dans une langue très simple, et ne portent jamais de jugement. L’auteur y décrit en détails les horreurs qu’il a subies et son combat contre la mort. Le livre a été publié pour la première fois en 2002 par l’éditeur Do Bentzinger à 1 000 exemplaires, qui se sont vendus très rapidement.
A l’origine de la version russe : une femme, Luba Shenderova, professeur de mathématiques à Strasbourg – pas plus traductrice qu’historienne. Luba, arrivée en France en 2009, un an après la mort de l’auteur, a entendu parler du camp de Tambov en 2013 par hasard – lors d’un dîner avec Claude Mitschi, la fille de Charles. Interpellée, elle ne comprend pas, sur le moment, comment des Français, alliés de l’URSS, pouvaient avoir été faits prisonniers de guerre. La fille de l’auteur décide d’offrir à Luba un de ses exemplaires.
« Mes deux grands-pères ont fait la guerre. L’un est mort au front, l’autre est allé jusqu’à Berlin. Presque toutes les familles du monde ont été touchées par cette tragédie de la Seconde Guerre mondiale. Personnellement, je m’intéresse aux histoires singulières, individuelles. Chacune d’elles ajoute un coup de pinceau à l’image globale », a expliqué la traductrice au Courrier de Russie.
Tout de suite après la lecture, Luba décide de traduire les mémoires de Charles Mitschi. Au début, « en guise d’exercice de français », confie-t-elle. Mais page après page, elle est totalement emportée par le récit, qu’elle traduit en quatre mois.
« Charles Mitschi a traversé la guerre sans avoir tiré une seule balle. Même dans les situations les plus terribles, il n’a jamais fait de compromis. Et il a réussi à survivre », commente l’enseignante de mathématiques.
Les amis de Luba, en lisant sa traduction, l’encouragent fortement à tenter de la publier en Russie. Rapidement, le livre trouve un éditeur et, en 2015, les éditions pétersbourgeoises Limbus Press font paraître les mémoires de l’Alsacien Charles Mischi en russe.
« Cet ouvrage complète le puzzle de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale : aux Russes, il dévoile le tragique destin des prisonniers de guerre étrangers dans les camps soviétiques ; pour les Français, il brise le stéréotype des collabos alsaciens », conclut la traductrice.