Le procureur allemand Andreas Brendel, chargé d’enquêter sur les crimes nazis, a passé la matinée d’hier à Strasbourg, penché sur les archives d’une association d’incorporés de force alsaciens. Il y cherchait des éléments sur le massacre d’Oradour-sur-Glane, en 1944, auquel sont liés des Malgré-nous alsaciens. L’Histoire est toujours ouverte, et les plaies toujours à vif.
Son sac à dos se balance sur la veste de son costume. Ce mercredi matin, dans la rue Kuhn voisine de la gare de Strasbourg, Andreas Brendel a un quart d’heure d’avance. Le procureur allemand vient d’arriver de Dortmund, en Allemagne, accompagné de Stephan Willms, commissaire divisionnaire à Düsseldorf, avec qui il enquête sur le massacre d’Oradour-sur-Glane. Ce n’est, de loin, pas le premier voyage du binôme : en janvier 2013, ils se sont rendus ensemble dans le village supplicié, où, le 10 juin 1944, 642 hommes, femmes et enfants périrent sous les balles et le feu déversés sur eux par un régiment SS.
À Oradour, la visite des enquêteurs a été vécue comme un symbole fort : entre les murs effondrés du village fantôme, la justice allemande mettait ce jour-là le pied pour la première fois, 69 ans après les faits.
« Que Strasbourg rime avec Oradour est insoutenable. C’est quelque chose qui ne passera jamais »
Trois ans plus tard, à Strasbourg, Andreas Brendel s’apprête à vivre un moment d’enquête sensiblement différent. Dans le hall d’entrée de l’immeuble où il attend l’heure du rendez-vous, on lui rappelle à l’oreille que le sujet, ici, est toujours « sensible » et les réactions « parfois véhémentes ».
Au quatrième étage, dans les locaux de l’ADEIF (Association des déserteurs, évadés et incorporés de force), on a installé une longue table au milieu de la plus grande pièce. Dans les armoires ouvertes, des classeurs à l’étiquette jaunie contiennent des archives du procès de Bordeaux : en 1953, 14 Alsaciens, dont 13 avaient été incorporés de force dans l’armée allemande, furent jugés et condamnés pour participation au massacre d’Oradour, en tant que membres de la 3e compagnie du régiment Der Führer de la 2e division blindée Waffen-SS “Das Reich”. Ce procès, son verdict, la loi d’amnistie qui effacera 8 jours plus tard les condamnations des Alsaciens, resteront comme une plaie ouverte entre un Limousin à jamais victime et une Alsace refusant d’être jugée complice.
« L’Allemagne ne s’est jamais excusée ! »
À 10h03, quand Andreas Brendel frappe à la porte, la politesse des salutations des membres de l’ADEIF est sincère. Mais, avant même qu’une chaise ne soit proposée au magistrat, les questions fusent. Les questions, et les vives récriminations. « Il faut que vous compreniez bien une chose : en Alsace on est très pointilleux sur un point : l’Allemagne ne s’est jamais excusée ! 40 000 Alsaciens (incorporés de force dans l’armée allemande, ndlr) ne sont jamais revenus ! », s’emporte en français et en allemand Gérard Michel, secrétaire de l’association. « Nous sommes extrêmement choqués. Le fait que Strasbourg rime avec Oradour est insoutenable. C’est quelque chose qui ne passera jamais », poursuit-il. Sur le visage sérieux, patient et respectueux d’Andreas Brendel passe l’ombre fugace d’une gêne, presque une timidité.
« Je suis ici, en France, en tant qu’invité », dit-il calmement. Son travail se déroule dans le cadre d’une coopération internationale, et sa visite strasbourgeoise est chaperonnée par un major de la gendarmerie française rattaché à l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre.
Le parquet de Dortmund a rouvert en 2010 l’enquête judiciaire sur le massacre d’Oradour-sur-Glane, explique Andeas Brendel, qui a repris tout le dossier à zéro. « Nous devons vérifier que nous avons bien rassemblé et étudié toutes les sources sur le sujet. Or, par une note de bas de page dans un livre, nous avons eu connaissance du fait que votre association dispose dans ses archives de pièces que nous ne connaissons pas. C’est ce que nous voulons voir », poursuit-il. Nicolas Mengus, historien, co-auteur avec André Hugel du livre en question, est présent lui aussi ce mercredi, prêt à sortir les documents : les procès-verbaux d’interrogatoires de certains des accusés alsaciens au procès de Bordeaux. Ils avaient été conservés par Pierre Mingès, l’un de leurs avocats. Devenu président de l’ADEIF, il lui avait légué ses archives.
« Pas un seul de ces papys ne va dire “Oui, c’est moi qui ai brûlé l’église” »
« Il y a en effet des choses qui nous intéressent, des documents qui complètent ce que nous avons déjà. Nous connaissions ces personnes, mais pas les procès-verbaux en question », résume Andreas Brendel après une heure et demie au milieu des classeurs d’archives. Dans ces derniers, sur de fragiles feuilles de papier pelure jauni d’avoir traversé près de 70 années, son équipe et lui ont trouvé 10 compte-rendus d’interrogatoires d’Alsaciens de la division Das Reich , menés entre 1946 et 1949 et utilisés pour le procès de Bordeaux. Son équipe a minutieusement photocopié les précieuses pages, qui seront ajoutées au dossier de Dortmund.
« La justice allemande ne peut pas poursuivre des Français. Cette enquête ne concerne que des Allemands », précise avec précaution le procureur chargé de poursuivre les crimes nazis. La semaine dernière, dans le cadre d’un autre dossier, il a obtenu la condamnation d’un ancien gardien d’Auschwitz, aujourd’hui âgé de 94 ans.
Il reste encore en Allemagne quelques survivants parmi les auteurs du massacre d’Oradour, estime Nicolas Mengus, co-auteur du livre par lequel les enquêteurs allemands sont arrivés. « Mais pas un seul de ces papys ne va dire “Oui, c’est moi qui ai brûlé l’église” ou “Oui c’est moi qui ai tué autant d’enfants” », poursuit le jeune historien alsacien, lui-même descendant de Malgré-nous.
Après le procès de Bordeaux en 1953, un “procès d’Oradour” a eu lieu 30 ans plus tard, en RDA, l’Allemagne de l’Est. « C’était un procès politique, pour montrer que dans le camp soviétique aussi on poursuivait les nazis », analyse encore Nicolas Mengus. Aucun procès n’a jamais eu lieu en République fédérale d’Allemagne. Aussi louable et sérieuse soit-elle, la démarche allemande, vu d’ici, semble donc bien tardive. Et encore plus, assurément, entre les murs d’Oradour-sur-Glane effondrés par l’horreur.
Anne-Camille Beckelynck
Le procureur Andreas Brendel (au centre) et le commissaire de police Stephan Willms (à gauche), qui enquêtent depuis 2010 sur le massacre d’Oradour-sur-Glane, ont découvert dans un livre sur les Malgré-nous l’existence d’archives qu’ils ne connaissaient pas, propriété d’une association de mémoire strasbourgeoise. Celle-ci les a reçus hier, non sans réticences : l’histoire reste douloureuse. Photo DNA – Michel Frison
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