Il est peut-être présomptueux de rapporter près de 60 ans après les événements, mes souvenirs de la guerre 1939–1945.
Je vais donc essayer de me remémorer les périodes marquantes de cette triste partie de ma vie.
Comme preuve, il me reste le livret de travail allemand (Arbeitsbuch) et le livret militaire (Soldbuch).
Ce que j’écris n’est ni une légende, ni un roman, ni un conte, mais un récit véridique.
J’étais en vacances chez mes parents à Auenheim, au mois d’août 1939, alors que les bruits de guerre s’accentuaient. Le cantonnement des hommes de troupe dans la grange nous rappelait la gravité de la situation.
Après la signature du pacte germano-soviétique le 23 août 1939, on sentait la tension monter encore d’un cran.
La guerre était bien à nos portes.
De 1939 à 1942
Des illusions et l’évacuation
La mobilisation générale fut décrétée et mon village qui, comme ceux des alentours immédiats, fut évacué le 1er septembre 1939.
Cette évacuation fut douloureuse pour mes parents. Ils ne pouvaient emmener que le strict nécessaire et devaient abandonner maison, mobilier, jardin, animaux de basse-cour, etc.
Nous les jeunes – j’avais 17 ans à l’époque – nous ne prenions pas cette situation trop au tragique. Nous pensions que l’armée allemande serait rapidement mise en déroute, que la guerre serait vite terminée et que nos parents pourraient bientôt regagner leurs pénates.
L’histoire nous démontrera combien nous vivions dans l’illusion.
Ma mère, ma sœur et moi faisions partie d’un convoi de voitures tirées par des vaches, des charrettes à bras qui s’est mis en branle le 1er septembre au matin. Le 1er jour nous a menés jusqu’à Brumath. Ma mère et ma sœur ont dormi sur la paille dans un grand immeuble au centre ville tandis que j’ai passé la nuit à la belle étoile sur une charrette.
Le lendemain 2 septembre, nous avons poursuivi notre route jusqu’à Kuttolsheim où nous fûmes hébergés dans une famille peu accueillante. Il fallait l’intervention d’un moine pour qu’elle accepte de nous recevoir.
Nous sommes restés dans ce village une quinzaine de jours, jusqu’à notre transfert dans la Haute-Vienne.
Après quatre jours de transport, nous avons débarqué à Pierre – Buffière pour rejoindre St Jean Ligoure où l’accueil fut assez cordial, malgré le manque de moyens.
Après un hébergement provisoire chez Mr et Mme Durey, nous avons déménagé dans deux pièces du château du marquis de la Bachellerie et nous avons bénéficié d’un logement acceptable malgré le manque de confort dont nous étions coutumiers en Alsace.
Mon père, dés la mobilisation générale, a dû rejoindre le centre de recrutement d’Oberhoffen en transitant par un camp de rassemblement à Soufflenheim.
1940
L’arrivée des Allemands
Dans l’impossibilité matérielle de poursuivre nos études, je suis revenu en Alsace à la recherche de travail. Avec mon oncle Jean de Kaysersberg, j’ai sonné à toutes les portes pour trouver un emploi. Ce ne fut pas évident, heureusement, une place est devenue vacante à la perception de Kaysersberg et le 20 mai 1940 j’ai entamé une longue carrière dans l’administration des finances.
La période de mes débuts dans la vie sociale, coïncide avec l’entrée des troupes allemandes en Alsace. Je me souviens d’un branle-bas dans l’après-midi du 28 juin 1940. Hitler et son état-major ont traversé la ville en voiture découverte et les soldats allemands leur faisaient une haie d’honneur en hurlant « Heil ! Heil ! »
Je m’interroge. Est-ce que tous ces hommes étaient des nazis fanatiques ? L’euphorie de la victoire de 1940 a sans doute balayé les réticences à accepter ce régime totalitaire.
Des paroles lénifiantes prodiguées lors du retour des réfugiés en Alsace ont certainement contribué à accepter l’inévitable, d’autant plus que les nouveaux dirigeants ont déclaré que l’on n’avait pas besoin des Alsaciens pour gagner la guerre contre l’Angleterre.
1941
L’avenir nous prouvera combien les affirmations étaient fallacieuses et mensongères surtout à la suite de l’invasion de l’URRS, le 22 juin 1941. C’est ainsi que le 8 mai 1941, le fameux « Gauleiter » Wagner a introduit, pour les garçons nés en 1922 et pour les filles nées en 1923, le service de travail obligatoire « Arbeitsdienst ».
Mes copains de la classe 1922 ont dû rejoindre les camps en octobre 1941 pour 6 mois. Moi-même, j’avais la feuille de route pour partir en même temps que mes camarades, mais j’étais convoqué à suivre durant trois mois un cours de législation fiscale et financière à Boppard, une station touristique au sud de Coblence.
1942
Le travail obligatoire
L’administration a pris le pas sur « l’Arbeitsdienst » et j’ai eu la chance d’échapper aux durs travaux d’hiver. Mon tour de partir est aussi arrivé, bien assez tôt. Le 19 avril 1942, grand rassemblement prés de la gare de Colmar de tous les camarades d’infortunes.
Départ en train pour l’Allemagne dans une atmosphère de tristesse et de résignation dans l’espoir d’une fin miraculeuse de la guerre.
Nous ignorions notre destination et les dignitaires de « l’Arbeitsdienst » chargés de nous surveiller refusaient tout contact.
Partis à 19 h de Colmar, nous avons débarqué le lendemain matin à Allendorf, et après une longue marche, nous sommes arrivés au camp de « Wasserscheide » situé entre Limburg an der Lahn et Kassel.
Nous avons été accueillis par le plus haut gradé du camp : l’ « Oberstfeldmeister » Seitz, qui s’est vanté de sa promotion sociale, passant d’un valet de ferme au chef d’un des plus importants camp de travail.
Dans un premier temps, remise de l’uniforme et de l’équipement pour entamer une période de formation para-militaire, la bêche remplaçant le fusil.
Nous étions soumis à une discipline militaire stricte pour nous rendre dociles avant d’attaquer des grands travaux de terrassement. Il s’en suivit une époque très dure avec des conditions de travail et de nourriture déplorables.
Un pain pour 5 « Komisbrot » par jour, une pincée de margarine, une cuillère de miel synthétique ou un petit bâton de confiture que nous appelions du chewing-gum. Après, quelques jours d’exercices, le travail manuel. Tous les matins, nous nous dirigeons au pas cadencé vers une usine souterraine camouflée par les arbres d’une vaste forêt.
Nous n’avons jamais su ce que l’on y fabriquait. Elle était placée sous haute surveillance avec interdiction absolue d’y pénétrer avec des allumettes, briquets ou cigarettes. Les fouilles étaient fréquentes.
Nous étions chargés de creuser des bassins de réserve d’incendie. Nous y avons travaillé en équipe de trois. L’un piochait, l’autre pelletait, une troisième poussait une brouette pour déverser la terre sur un bloc de béton qui émergeait du bâtiment creusé sous terre pour le dissimuler d’une façon radicale aux regards d’un espion ou de le soustraire aux repérages par avion.
Toutes les deux minutes et demie, un coup de sifflet nous intimait l’ordre de vider le contenu de la brouette. Nous travaillions en continu, une pause d’un quart d’heure avec l’obligation de manger une tranche de pain prélevée sur la maigre portion quotidienne.
Des prisonniers russes
Cette tranche était finement coupée car il fallait en garder une pour le midi et le soir. A midi, invariablement, des pommes de terre en robe des champs et de la viande en infimes morceaux. Avec un peu de chance, on recueillait quelques petits bouts. Les pommes de terre étaient à éplucher et à trier, car beaucoup étaient noircies et inconsommables. Les épluchures étaient ramassées dans des cuvettes que nous vidions par la suite.
Non loin de notre chantier se trouvait un camp de prisonnier russes. Si nous avions faim, les prisonniers l’avaient encore plus que nous et ils nous l’ont fait comprendre. J’ai donc jeté les résidus de nos festins aux prisonniers à travers le grillage barbelé. Les pauvres se sont précipités sur les pelures et les pommes de terre noircies pour améliorer leur piteux ordinaire.
Cette manœuvre a duré quelques jours. Jusqu’à ce que mon officier de « l’Arbeitsdienst » nous prenne vivement à partie. Son argument : il était inconcevable de donner de la soi-disant nourriture à ceux qui massacraient la plus belle jeunesse allemande. A partir de ce jour, les Russes n’ont plus osé s’aventurer au grillage à l’heure de nos maigres repas.
« Malheur à nous »
Notre journée de travail commençait à 8 h et se terminait à 17 h avec une interruption de 12 h à 13 h. Le retour au camp se faisait au pas cadencé. Nous étions parfois très fatigués, mais malheur à nous si la cadence de nos pas n’était pas synchronisée ou si, à l’ordre d’un demi-tour, un camarade réagissait avec retard. Toute la troupe se retrouvait au terrain d’exercice pour en effectuer un ou plusieurs tours selon l’humeur d’un gradé.
Le détachement disposait de quelques mulets. Ils étaient parfois attelés pour extirper les racines des arbres. Un jour, six mulets n’arrivaient pas à extirper une grosse racine malgré les coups de fouet ; un adjudant de l’Arbeitsdienst a fait arrêter la manœuvre prétextant qu’il fallait ménager les bêtes et les remplacer par 20 hommes. Nous devions donc tirer les cordes, mais la racine d’un fort diamètre n’a pas bougé. Il est vrai que nous n’avions pas forcé !
Une autre anecdote de ce camp. Un jour, il fallait déplacer des rames de chemin de fer. Trois personnes pour une rame. Un sergent de l’Arbeitsdienst nous a ordonné de déplacer un aiguillage. Nous avons objecté que cinq personnes ne pouvaient pas mener cette tâche à bien, mais il a maintenu son ordre. Soulever cet aiguillage était au dessus de nos forces et spontanément, sans me rendre compte de ce que je risquais, j’ai crié que nous subissions un traitement inhumain. Cela déplut au petit chef et m’a menacé d’un rapport. Je l’ai pris au collet en le menaçant de lui faire la peau. Etait-ce par crainte ou par un soupçon d’humanité, cette altercation est restée sans suite.
Pas de volontaires
Tous les petits gradés étaient des engagés volontaires âgés de 16 et 17 ans, anciens chefs de jeunesses hitlériennes, au comportement hautain, complètement inféodé au régime nazi. Durant cette période, des officiers SS sont venus nous haranguer pour nous porter volontaires pour les SS.
Un officier et le chef du camp se sont plantés devant chacun d’entre nous pour nous poser la question : « Etes-vous volontaires pour entrer chez les S.S ? » Nullement intimidés par la présence des grands chefs, la réponse des Alsaciens fut unanimement négative.
Au mois d’août, nous est parvenue la nouvelle que le « Gauleiter » Wagner avait décrété, le 25 août 1942, l’incorporation des Alsaciens dans l’armée allemande. Notre moral en a pris un sacré coup et cette période du 19 avril au 24 septembre 1942 fut particulièrement traumatisante. Nous étions donc contents de rentrer chez nous, même si cette joie était mitigée par la menace de l’incorporation dans l’armée.
Nous avions tous besoin de reprendre des forces, nous flottions dans nos vêtements civils envoyés par nos parents. Je pesais encore 42 kilos à mon retour en Alsace. Le chef des services allemands, le « Gauleiter » Robert Wagner avait déclaré en 1940 que l’Allemagne n’avait pas besoin des Alsaciens pour gagner la guerre. Ce n’étaient que de veines paroles, car après les pertes des hommes lors de la campagne de Russie, déclenchée le 21 juin 1941, il a sollicité lui-même auprès de Hitler, l’autorisation de mobiliser les jeunes alsaciens dans l’armée allemande. Ceci, contrairement au droit inaltérable des peuples car aucun traité de paix n’avait été signé entre la France et l’Allemagne rattachant l’Alsace au « Reich » allemand.
« Malgré-nous »
A mon retour de l’Arbeitsdienst, le 24 septembre 1942, j’attendais avec inquiétude ma feuille de route pour l’armée. Ne voyant rien venir, j’ai repris après quelques jours de repos, mon poste au service des finances de Ribeauvillé.
Inutile de préciser que je ne manifestais aucune impatience à être mobilisé. Des classes plus âgées furent appelées, alors que j’étais toujours à la maison, ce qui a suscité des propos désobligeant de certaines personnes.
J’ai trouvé l’explication de cette faveur. Né à Knutange en Moselle, « j’étais considéré » comme lorrain et le Gauleiter Burckel, chef des services civils en Moselle, a ordonné bien après le Gauleiter d’Alsace, l’incorporation de ma classe d’âge 1922. J’ai donc bénéficié d’un sursis bienvenu… Chaque jour passé, était un jour gagné, en espérant qu’un événement inattendu vienne mettre un terme à cette guerre.
1943
L’incorporation
et la guerre
Je ne perdais rien pour attendre. C’est en rentrant le matin de l’office du Vendredi Saint de l’année 1943, que le facteur m’a remis l’ordre de partir à la guerre dans la semaine après Pâques et de rejoindre le 6ème « Luftnarhrichten Ersatzregiment » NC7 à Augsbourg.
Le départ de la maison fut douloureux. Avant de quitter la maison, ma mère m’a conduit devant une image de Marie pour me confier par une intense prière, entrecoupée de larmes, à la Vierge.
Ma mère en larmes, n’a pu m’accompagner jusqu’à la porte; je la vois encore en pleurs me faire des signes d’adieu à la fenêtre donnant sur la rue.
Direction Augsbourg
Mon père m’a accompagné jusqu’à la gare de Roeschwoog et est resté auprès de moi jusqu’au départ du train qui devait me conduire à Augsbourg pour me présenter à la caserne des transmissions au 6.L.N Ersatzkompagnie / L.N. Luftnachrichten Regiment – 3 / LN Ausbildungsregiment 305.
Dans le train régnait un silence impressionnant, qui traduisait bien l’état d’esprit de ceux qui partaient à la guerre. Le train était bondé par quelques nouvelles recrues et surtout par des militaires envoyés de France sur le front russe.
A Augsbourg, nous étions répartis dans les casernes et les premiers jours se sont passés en visites médicales, séances de vaccination et remise des équipements militaires. Quelques jeunes sous-officiers nous encadraient avec mission de nous préparer à la prestation de serment au Führer.
Inutile de préciser que je n’ai jamais prononcé la formule du serment. Je considérais que cette cérémonie était nulle et non avenue, et me laissait bien indifférent. Comme beaucoup d’autres, sans doute, je subissais mon sort.
Un moment pénible, le renvoi de nos effets civils en nous posant la question sur la date à laquelle nous pourrions de nouveau les endosser. Maman m’avait glissé dans ma valise une grosse miche de pain blanc. Je la couvais et j’en coupais un morceau à l’abri du couvercle de ma valise pour le soustraire aux regards malveillants.
Malgré mes précautions, un sous-officier m’a surpris en coupant mon pain et m’a demandé si je mangeais du gâteau. Je lui ai répondu que c’était du pain bien de chez nous. Il est resté figé devant moi en espérant que je lui fasse goûter un morceau. Remarquant que je n’étais pas disposé au partage, il a profité d’une infime couche de poussière sur ma valise pour y porter avec un doigt la mention « Sau », c’est-à-dire cochon.
Les autres jours se sont passés en exercices, marches, bref des manœuvres élémentaires pour devenir un soldat présentable. Un jeune sous-officier, qui voulait nous en imposer et se faire valoir, nous a fait ramper jusqu’à un bâtiment en bois où logeaient des « Luftwaffenhelferinnen », auxiliaires féminines de l’armée. Pour nous humilier, il nous a donné l’ordre de beugler comme des vaches puis de bouffer de l’herbe. Je ne sais si quelques uns ont donné suite à cet ordre débile. Pour ma part, je n’y ai pas donné suite, je trouvais cela idiot.
Des jeunes gradés imbus de leur autorité, on en trouve dans toutes les armées du monde, ce qui n’est qu’une preuve de leur intelligence. Mais qui a-t-il d’intelligent dans une guerre ?
Nous sommes restés à Augsbourg jusqu’au 10 mai 1943 et nous avons été embarqués à la tombée de la nuit dans un train en partance pour une destination qui ne nous a pas été communiquée. Serait-ce en direction de l’Est ou de l’Ouest ?
La formation à Revigny
Ce n’est que le lendemain matin que nous avons pris conscience que le train se dirigeait vers l’ouest et traversait le nord de l’Alsace. J’ai reconnu la gare de Roeschwoog et la gare de Rountzenheim Mühlweg aujourd’hui disparue.
Comment traduire ses sentiments, lorsqu’on assiste impuissant sans pouvoir arrêter le cours des événements ? J’aurais bien voulu interrompre ce trajet pour donner des nouvelles et embrasser mes parents, mais la machine militaire est impitoyable.
Je me souviens d’un arrêt à Sarrebourg. Il pleuvait et il soufflait un vent glacial, lorsque nous avons pu quitter le wagon pour chercher une portion de pâtes avec nos gamelles. Pour nous protéger, nous avions relevé le col de notre veste et nous avons eu droit à une engueulade du lieutenant parce que cette tenue avec un col relevé n’était pas digne d’un soldat allemand !
Nous faisions route vers l’Ouest et arrêt à Nancy où un contrôleur français est monté dans le train et s’est installé sur la plate-forme du wagon. Je suis allé le trouver pour un brin de causette en français, langue qui était interdite de parler en Alsace Cet homme avait l’air bon enfant et comprenait mon état d’âme. Il m’a informé que notre voyage s’arrêterait à Revigny-sur- Orne, une petite vile située à 20 km de Bar-le-Duc dans la Meuse.
Arrivés à destination, en marche pour la caserne et rassemblement devant le bâtiment principal et nous avons été répartis dans les logements des gardes mobiles. Trois personnes dans une chambre, cuisine et toilettes. J’avais la chance de partager la chambre par un camarade alsacien Paul Struss de Colmar. Le troisième partenaire s’appelait ‘’Harenkamp’’, un bonhomme de 2 mètres, sec comme un clou et que l’on surnommait « lécheur de gouttières ». Un gars sans grande personnalité, il marquait parfois un peu d’impatience lorsque nous nous entretenions en français, mais il ne nous a jamais causé aucun problème.
Opérateur-radio
En ce qui me concerne, je fus désigné d’office comme ordonnance de l’Oberfeldwebel « Steckhan », qui logeait à un étage au-dessus. Il ne m’a pas embêté et a souvent discuté avec moi. Il portait l’insigne de la participation à la guerre d’Espagne, où il opérait comme opérateur-radio dans l’aviation allemande qui soutenait Franco lors de la guerre civile. Il était chargé de notre formation avec l’aide de sous-officiers et deux caporaux.
Nos instructeurs étaient de caractères différents. L’un peu nonchalant, l’autre passablement surexcité. Ils appréciaient leur chance de former des recrues en France, situation plus confortable qu’une affection sur le front russe.
La sortie de la caserne était interdite durant trois semaines, car il fallait savoir saluer un supérieur selon les règles de l’art. La première sortie fut collective, avec comme but, un café où on nous a parqués dans une salle à part. Cela ne nous a pas empêchés de boire un bon coup de rouge. Je me suis aventuré jusqu’au comptoir pour avoir le plaisir de parler français et échanger mes impressions sur la situation militaire.
Par hasard, je suis tombé sur un capitaine de l’armée d’armistice en uniforme. Je lui ai expliqué ma situation d’incorporé de force, mais cela n’avait pas l’air de le perturber. L’Alsace et son rattachement de facto à l’Allemagne lui semblait un événement assez lointain.
Il y avait aussi dans notre unité, un belge, propriétaire d’un hôtel à Ostende, où logeait des dignitaires de l’armée nazi. Sans y être invité, il s’est mêlé à ma conversation avec le capitaine et n’a pas fait mystère de ses sentiments nazis pro-allemands. J’ai quand même fait comprendre au capitaine que je ne partageais pas du tout ses opinions et que j’étais confiant sur l’issue de la guerre.
Le week-end suivant, nous pouvions sortir librement le samedi soir et le dimanche après-midi avec l’obligation de rentrer pour 22 h. Les contacts avec la population n’étaient pas faciles. Avant l’autorisation de sortie, nous nous promenions à l’intérieur de la caserne. Quelquefois des jeunes étaient agrippés au grillage et nous insultaient. Nous n’étions que trois alsaciens dans le bataillon, mais nous n’avons jamais répercuté les propos aux Allemands pour éviter les représailles. Je me souviens avoir entendu « tout ce que Hitler dégueule, Pierre l’avale » (Pierre Laval était le président au Conseil sous Pétain).
A la rencontre des compatriotes
Je sortais toujours avec mon compagnon de chambre Paul Struss de Colmar. Il avait répondu favorablement à l’appel à devenir opérateur-radio à bord d’un avion, c’est-à-dire faire partie du personnel naviguant. Il pensait ainsi, grâce à une formation prolongée ; échapper au front russe. J’ignore si son plan s’est avéré efficace, car nos routes se sont séparées par la suite.
Pour nous remonter le moral, nous allions de temps en temps au cinéma de Revigny. Deux soldats étaient désignés pour monter la garde à l’entrée, conjointement avec un gendarme de la brigade. Requis pour cette corvée, j’ai pu engager une longue conversation avec ce gendarme qui m’a invité à la gendarmerie. Je n’ai pas manqué de m’y rendre et j’ai appris qu’un compatriote nommé Scherdel de Ste-Marie-aux-Mines était réfugié chez le boucher.
J’étais heureux de rencontrer un compatriote qui avait réussi à s’évader de l’Alsace. Le contact fut cordial et le boucher m’a reçu très aimablement et m’a remis deux biftecks. Avoir les biftecks, c’est bien, mais encore fallait-il les faire rôtir !
Une amitié qui va durer
C’est alors que je me suis souvenu que lors de mon arrivée à la caserne, j’avais visité toutes les chambres pour dénicher un compatriote et que j’ai rencontré un soldat qui avait emmené dans ses bagages un réchaud électrique et il s’est trouvé qu’il m’a posé la question de ma région d’origine. J’ai répondu : « l’Alsace ». Il m’a rétorqué : « Tu dois en avoir plein le nez ». Je lui réplique : « Tu parles comme un membre de la gestapo. » Il me tranquillise en m’informant qu’il avait connaissance de notre situation par des étudiants alsaciens inscrit comme lui à l’université de Heidelberg. Il m’a également demandé si j’avais entendu parler du pasteur Bonhöfer, qui avait dénoncé le régime nazi. Après ma réponse affirmative, la glace fut brisée et il est né à partir de ce moment une amitié solide et sans faille, qui a survécu à la guerre. Mais j’aurai l’occasion d’y revenir par la suite et de vous parler de mon ami Hans Jacob.
C’est donc bien volontiers qu’il a mis le réchaud à ma disposition et j’ai partagé le bifteck avec mon ami Paul Struss, mon compagnon de chambre.
Notre instruction s’est déroulée à la caserne Maginot de Revigny. Le temps était partagé à nous enseigner l’art militaire, à commencer par la bonne manière de marcher au pas. Succédait des séances d’exercices physiques comprenant de multiples « hinlegen » (coucher) « auf marsch-marsch » (debout). Certains sous-officiers prenaient un malin plaisir à nous faire ramper dans les flaques d’eau et dans la boue, et le treillis que nous portions devait être d’une blancheur immaculée le lundi matin. Il en était de même pour les chaussures qui devaient être resplendissantes.
Des officiers bornés
La marche, la course, le maniement et la composition détaillée du fusil étaient notre lot quotidien. C’était l’éducation à la prussienne « le Drill ». Quelques sous-officiers chargés de notre formation rapprochée nous semblaient assez bornés tandis que d’autres se montraient particulièrement sadiques. L’adjudant –chef de la compagnie « Hauptfeldwebel » était selon leur humeur assez abordable.
Au cours d’un appel matinal, il a apostrophé un appelé, qui avait oublié de fermer un bouton de sa veste. De surcroît il manquait un clou à sa chaussure. Que lui passait-il par la tête pour oser se présenter dans une tenue délabrée ? Imperturbable, il a répondu « Goetz von Berlichingen », héros de la trilogie de Goethe, qui a prononcé « leck mich am ar… », qui veut dire « lèche mon c… ».
Aucune suite disciplinaire à cette réponse dont l’impertinence a échappé à l’adjudant-chef.
Par ailleurs, on nous a enseigné quelques bribes d’électricité pour comprendre le fonctionnement de nos émetteurs radio. Ensuite, on nous a inculqué l’alphabet morse, envoyer et recevoir les signaux. Si j’étais assez doué pour recevoir les signaux, j’ai eu quelque mal à me servir du manipulateur. En principe, on devait recevoir 70 signaux à la minutes, mais à l’usage, nous recevions non pas 70 mais 100 signaux.
Une instruction idéologique et sanitaire avait également sa place. Elle était assurée par des caporaux ou sous-officiers parfois par un lieutenant. Nous avions la chance de tomber sur un officier plein de bon sens et qui ne voilait guère ses sentiments. Lorsqu’il se pointait sur le champ de manœuvres, il ordonnait une pause. Lorsqu’il avait la charge de nous motiver, il nous a bien fait comprendre les différents aspects de la guerre. C’est ainsi qu’il nous a dit que les partisans n’étaient pas des hordes sauvages, mais une armée bien organisée. Il a lancé une expression prémonitoire « Genisset den Krieg, den der Friede wird furchbar », ce qui signifie « profitez de la guerre, car la paix sera terrible ».
Cela ressemblant à des propos défaitistes, ils me réjouissaient, mais n’ont entraîné aucune réaction des soldats allemands. Le lieutenant s’appelait Laurent, descendant d’une famille huguenote réfugiée à Königsberg en Poméranie, à la suite de la révocation de l’édit de Nantes. La présence de cet officier a influencé l’attitude des trois sous-officiers et caporaux, chargés de faire de nous des soldats aptes à rejoindre une unité combattante.
Une visite chez la tante Léonie
Il me faut relater ici, que Revigny, lieu de notre stationnement, était la patrie d’André Maginot, ancien ministre de la guerre. Il était à l’origine de la ligne de fortification du même nom. Ouvrages coûteux, qui se sont avérés inefficaces lors de l’offensive de l’armée allemande en mai-juin 1940. Avec mon camarade Paul Struss, je me suis rendu sur sa tombe en évoquant l’inutilité des fortifications construites à son initiative.
Même si nous maîtrisions parfaitement la langue française, il n’était pas facile de nouer des contacts. J’ai néanmoins trouvé grâce à une personne complaisante, une possibilité de correspondre avec ma tante Anna, habitant à Conflans-Jarny, où mon oncle était employé SNCF. J’ai profité de cette boîte aux lettres durant tout mon séjour à Revigny. Comme il n’était pas facile à ma mère de correspondre avec sa sœur domiciliée hors de l’Alsace, je servais d’intermédiaire, ce qui me donnait le sentiment d’être rattaché à la France par ce lien familial.
Un jour, à l’appel du matin, je fus désigné pour accompagner un caporal-chef et un caporal, chargés d’apporter des fusils à réviser à la caserne Molitor à Nancy, où se trouvait le siège de notre régiment. J’ai donc pris le train pour Nancy avec mes compagnons et nous avons déposé les fusils à la caserne.
Il me restait alors un battement de trois heures de temps libre et je me suis mis à la recherche de ma tante Léonie, sœur de mon père. Elle habitait Nancy bien avant la guerre 1914–1918. Je connaissais son adresse : 18, rue Molitor. En sortant de la caserne, j’ai demandé à un passant où se trouvait cette rue Molitor. Le passant que j’interrogeais avait un fort accent alsacien. Nous avons échangé quelques mots et il n’a pas hésité à m’indiquer le tram à prendre.
J’ai donc rendu visite à ma tante que je n’avais pas revue depuis 10 ans. J’ai frappé à la porte et je me suis présenté comme étant le fils de Victor, son frère.
La première réaction fut spontanée. « Dans cet uniforme ! » Après quelques mots d’explication, nous avons échangé des nouvelles de toute la famille d’Alsace et partagé le vin des retrouvailles. Nous nous sommes quittés à regret avec la promesse de se revoir si une occasion similaire se représentait.
Ce fut l’unique voyage à Nancy, malgré mes approches avec les caporaux que j’avais accompagnés. La formation s’est arrêtée après trois mois. Nous avons dû céder nos chambres à la caserne aux nouvelles recrues, tandis que nous emménagions dans un hall d’une usine désaffectée en dehors de la ville, en attendant notre affectation définitive. Nous n’étions pas dispensés de corvées pour autant.
Un Alsacien à Bar-le-Duc
C’est ainsi que je fus requis pour charger les ballots de linge à emmener à la laverie de Bar-le Duc. Le même camion devait ramener des provisions pour le ravitaillement de la troupe. Les denrées provenaient du dépôt de la Coop Lorraine de Bar-le-Duc. Je suis tombé par hasard sur une personne avec un léger accent alsacien nommée Vogel. Aussitôt, nous nous sommes mis à l’écart pour évoquer la situation de l’Alsace à l’heure allemande et l’incorporation forcée des jeunes. Il m’a confié qu’il avait déjà aidé des jeunes et qu’il m’invitait à déjeuner le dimanche suivant. Il m’a fait déguster un bon vin, alors que ses camarades de travail l’interpellaient en criant : « Tu donnes à boire à un allemand ». Il a rétorqué : « C’est un compatriote ». Il m’a fait chaud au cœur.
En prenant congé, il m’a remis son adresse, mais je lui ai fait remarquer que c’était difficile de se déplacer à Bar-le-Duc, mais que je ferai l’impossible pour donner suite à son invitation.
Sur le chemin du retour à Revigny, j’ai fait part de cette invitation au caporal-chef, qui m’a vivement encouragé de solliciter l’autorisation de me rendre à l’office religieux célébré pour un anniversaire militaire à Bar-le-Duc.
J’ai suivi son conseil et à l’appel du soir, j’avais l’autorisation d’assister à la messe à Bar-le-Duc. J’en ai avisé M. Vogel par l’intermédiaire du gérant de la Coop à Revigny.
Hélas ! J’ai dû déchanter rapidement car le lendemain matin, j’avais ma feuille de route pour la LN.FUNCK. Abteilung Südost 193 à Athènes. Départ le 21 août 1943.
Impossible donc de me rendre à Bar-le-Duc et je me suis précipité chez le gérant de la Coop pour qu’il m’excuse auprès du compatriote qui m’avait si cordialement invité, et le soir, je prenais le train avec 6 autres camarades pour regagner la Grèce.
Expédié en Grèce
Le trajet pour Athènes fut une véritable expédition avec de bons moments et d’autres moins réjouissants.
Une surprise à mon premier réveil, le matin du 22 août 1943 fut de constater que le convoi s’était arrêté à la gare de triage de Strasbourg Oberhausbergen.
Si j’étais heureux de me retrouver en Alsace, le sentiment était mitigé, car je portais mon uniforme allemand. J’ai profité de cette situation pour prendre contact avec les cheminots chargés de composer le convoi militaire pour les Balkans. Ils m’ont confirmé, ainsi que je le prévoyais, que le train prendrait la direction de l’Allemagne en empruntant la ligne Strasbourg-Lauterbourg. Il passerait donc à Auenheim, où habitaient mes parents avec arrêt possible et probable à Roeschwoog, où l’oncle Georges, frère de maman, était sous-chef de gare. Il s’agissait de connaître l’heure du passage du train pour en avertir mes parents. Un cheminot a téléphoné à mon oncle comme il me l’avait promis.
J’avais le cœur gros en voyant défiler les stations qui m’étaient familière et reconnaître le clocher de l’église de Rountzenheim, où j’avais l’habitude d’assister aux offices.
Le train a effectivement fait une halte à Roeschwoog, mais elle fut courte. J’ai quand même eu la joie d’apercevoir ma mère au loin et mon père qui s’est hissé jusqu’à mon wagon pour me jeter un colis et de l’argent alors que le train se mettait en marche.
J’ai appris par la suite qu’aucun arrêt n’était prévu et que mon oncle avait délibérément arrêté le convoi pour deux minutes.
Le train s’est dons remis en route vers Stuttgart – Munich – Vienne. A Vienne, tous les militaires furent dirigés vers une caserne où étaient regroupés ceux qui devaient être engagés dans les Balkans.
Tous les matins, on formait un convoi. Ceux qui en faisaient partie étaient désignés à l’appel du matin et décomptés, un jour en commençant par les premiers et le lendemain par les derniers.
J’avais vite compris la manœuvre, je me suis toujours glissé au milieu du groupe et j’ai pu me soustraire à la désignation d’office durant trois semaines.
J’en ai profité pour visiter Vienne : le palais impérial (la Hoftburg), la cathédrale. J’ai pu admirer la ville du haut de la terrasse du dôme de St Etienne, Schönbrunn, le belvédère, avec une halte pour goûter le vin à Vinnering.
Un jour, on m’avait requis pour monter la garde à la caserne. J’ai fait valoir que j’avais un frère soigné pour blessure à l’hôpital militaire. En fait, il s’agissait, non pas d’un frère, mais d’un camarade de mon village, Louis Martz.
Nous étions contents de nous revoir et comme il était en très bon terme avec une infirmière, il m’a fait servir un très grand plat de pâtes que j’ai dégusté avec délice.
Par ce stratagème, j’ai échappé à mon tour de garde.
De passage à Vienne
Les soirées, je les passais au Prater, à Vienne, avec son célèbre parc d’attractions et sa grande roue. A cette époque, les lampadaires de la ville ne s’éteignaient qu’à minuit. Le tram était gratuit et j’en ai fait bon usage.
Un soir, alors que j’attendais à une station de tram pour rentrer à la caserne, un jeune officier SS amputé d’une jambe et qui se déplaçait avec des béquilles m’interpelle de l’autre côté de la rue. Je croyais qu’il n’avait pas de feu pour allumer sa cigarette à la bouche. Machinalement, je mets une main dans ma poche pour sortir mon briquet, mal m’en a pris, car il m’a littéralement engueulé parce que je ne l’avais pas salué. Comme il était unijambiste et incapable de courir, je lui ai répondu « merde » et je l’ai laissé à ses sentiments hiérarchiques.
Les autorités militaires n’étaient pas dupes et n’ignoraient pas qu’il était possible de différer le départ pour l’unité combattante.
Ainsi, un dimanche matin, toute la caserne était vidée de ses occupants bon gré mal gré, et nous nous sommes tous mis en marche vers la gare. Tous ont été engouffrés dans les trains répartis selon leurs destinations.
En train vers Athènes
C’est ainsi que je me suis retrouvé dans un train à destination de la Grèce avec un fort contingent de marines qui devaient rejoindre leur navire à Pirée. D’après leurs chants, ils n’étaient pas particulièrement enchantés. Souvent ils reprenaient le même refrain „Wir wollen zurück nach Deutschland, Pireus liegt am Arsch der Welt’’. Traduction : nous voulons rentrer en Allemagne, le Pirée se trouve dans le c… du monde.
Le voyage a duré trois semaines. Le train s’arrêtait souvent en pleine nature et le ravitaillement des troupes s’avérait difficile. Nous avons souvent dû renoncer aux rations auxquelles nous pouvions prétendre.
Un jour, notre convoi a fait halte devant un champ de pastèques. Ce champ, nous l’avons pris d’assaut heureux de trouver matière à nous mettre sous la dent.
Cette récolte sauvage fut brusquement interrompue par le capitaine qui commandait le convoi. Il a crié son indignation devant un comportement indigne d’un soldat allemand et dit que nous nous conduisions comme des partisans.
Notre trajet nous a fait traverser plusieurs villes : Budapest, Pecs, Belgrade, Nis, Pristina, Skopje, Salonique, Larissa, Lamia.
Nous avons passé les Thermopyles au pas sur un pont en bois et n’avions qu’une crainte, que le pont ne s’écroule et nous entraîne dans le vide.
Arrivés à Athènes, j’ai pris conscience que je prenais contact avec la civilisation grecque. J’ai admiré depuis la gare le Parthénon resplendissant dans l’éclatante lumière du soleil.
J’ai attendu 1985 pour le visiter.
En 1943, la vue du drapeau hitlérien sur l’Acropole m’inspirait une sainte horreur et pour ne pas le saluer, je me suis abstenu de visiter le Parthénon.
Dès notre sortie du train, départ pour le régiment d’affectation situé en pleine ville.
Les cafards près de l’Acropole
Avec mes camarades, je fus dirigé vers un hôtel du centre ville. Ce ne fut pas un hôtel 3 étoiles. Lits superposés avec des paillasses et infestées de cafards.
En inspectant les lieux, j’ai découvert quelques matelas sur le toit et je me décidais de m’allonger pour une couche plus confortable. Mal m’en a pris, J’étais à peine couché depuis 5 minutes, que j’avais déjà écrasé une dizaine de cafards sur mon visage. J’ai donc déserté le toit pour me réfugier sur le balcon avec ma toile de tente comme matelas.
Les cafards n’étaient pas les seuls habitants de cet hôtel. J’avais un trognon de pain conservé soigneusement dans ma musette, et à mon réveil, les souris ou les rats, avait creusé un trou dans ma musette et dans le pain. J’ai conservé la partie intacte et jeté le reste par la fenêtre. Des jeunes grecs de 8 à 10 ans se sont précipités et se sont disputés pour récupérer le morceau de pain que j’avais éliminé de ma portion quotidienne.
La Grèce était occupée par l’Italie. En août 1943, Mussolini fut remplacé par le Maréchal Badoglio qui a négocié un armistice avec les alliés.
Cette nouvelle situation a entraîné les désarmements des troupes italiennes et le couvre-feu fut installé à partir de 20 h.
Tout d’abord, j’étais affecté à la garde du dépôt des véhicules de l’armée, ensuite à la garde de l’hôtel des auxiliaires féminines « Luftwaffenhelferinnen » avec interdiction absolue de laisser entrer ou sortir de l’immeuble. En même temps, il fallait surveiller la route, avec ordre de tirer sur un véhicule si l’occupant enfreignait le couvre-feu.
Un soir, alors que j’étais de faction, une voiture est rentrée en trombe et n’a pas obtempéré aux sifflets du sous-officier commandant le corps de garde. Il m’a donné ordre de tirer, je n’y ai pas donné suite, car la voiture était déjà hors de portée.
La résistance grecque
Notre occupation principale était de prendre possession des casernes italiennes. Nous devions veiller sur les bâtiments, le matériel et l’habillement abandonnés par les militaires.
Un soir, alors que je faisais les cents pas devant la caserne, un jeune grec a bravé le couvre-feu et est venu me contacter pour acheter des fusils, des couvertures et des manteaux. Deux sentinelles étaient de garde. J’ai donc mis celui qui était de faction avec moi au courant de la proposition du jeune grec et nous avons fixé un rendez-vous à l’arrière du bâtiment.
Qu’elle ne fut pas notre surprise quand le jeune est arrivé avec trois adultes et une charrette que nous avons chargé de couvertures et de manteaux à l’exclusion des armes. Nous nous doutions bien que tout cet équipement était destiné à la résistance.
Au moment de quitter les lieux, un des trois adultes m’a remis une grosse liasse de drachmes que nous avons partagé assis sur le bord du trottoir.
Ce n’était pas la fortune, mais comme les cigarettes étaient en vente libre, nous en avons largement profités.
Par contre, notre argent ne nous a pas permis d’améliorer notre ordinaire, car la Grèce sortait d’une période de famine, et les denrées alimentaires sur le marché étaient rares, sauf le poisson et les légumes.
Je dois avouer que nous n’avons pas pu résister à déguster une glace à 5000 drachmes.
Fin août 1943, aux ordres de l’état major, notre unité a quitté Athènes pour Salonique. Comme lors de mon arrivée, le Parthénon baignait dans une intense lumière qui projetait des rayons de soleil sur cette ville d’Athènes dont j’avais appris l’histoire 10 ans auparavant.
Le transfert fut assez rapide malgré le passage des Thermopyles. A Salonique, nous avons d’abord pris quartier dans un village situé sur une petite montagne à proximité de la ville.
Nous étions provisoirement logés dans une école. Nous passions notre temps en tours de garde et en exercices de formations pour capter plus rapidement les signaux transmis par morse.
Témoin d’une tentative de viol
Je n’ai pas échappé à mon tour de garde. J’arpentais dans la nuit, le fusil sur l’épaule, les rues désertes du village. Lors d’une ronde, j’entendais des cris stridents et des appels au secours au milieu de la nuit. Ils provenaient d’une femme sur le pas de la porte qui résistait à un Feldwebel allemand qui tentait de la violer. J’ai interpellé ce militaire sans succès. Pas étonnant, un gradé n’obéit pas un 2e classe.
J’ai rapporté les faits au chef du corps de garde, il m’a accompagné jusqu’à la maison où se poursuivait cette tentative de viol. Il a tout simplement invité son collègue du même grade que le violeur, de laisser tomber et de ne pas faire de bêtises, et il en reste là.
J’ignore si mon intervention fut efficace et je regrettais de n’avoir pu arracher cette femme des pattes de ce sous-officier.
Près de Salonique
Notre séjour sur cette montagne fut de courte durée et nous avons été transférés dans les environs immédiats de Salonique appelé « Kalamarïa ».
Nous étions cantonnés dans des tentes dites « tentes finlandaises », d’une forme circulaire avec un poêle au milieu. Des lits superposés avec une paillasse et une moustiquaire pour nous préserver des piqûres d’anophèles très répandus dans la région. Ce ne fut pas le grand confort. La toilette matinale se faisait à une fontaine avec un bac.
Le chef de chambre s’appelait Hancke ??, le fils du Gauleiter de Buschau. Il nous a fichu une paix carabinée et ne laissait pas transparaître un esprit guerrier.
Chaque matin, il fallait chercher du café, toucher sa ration de pain et un cachet d’atébrine pour nous prémunir d’une épidémie de paludisme et qu’il fallait en prime avaler sur place.
Le matin, nous étions stupéfaits de trouver des jeunes plantés devant notre tente, pour nous proposer des petits pains blancs. Pour nous, ce fut une aubaine, même si les prix ne sont pas restés stables.
A Salonique, nous étions affectés à la centrale d’émissions et de réceptions des messages radio-codés sous les ordres d’une sous-officier nommé Stande. Il était d’assez bonne composition et n’a pas cherché à nous chicaner.
Chaque poste radio était desservi par équipe de trois qui se relayait selon les circonstances toutes les 8 heures ou toutes les 12 heures.
Notre bataillon était sous les ordres du capitaine Feichner, il logeait dans un bâtiment bien aménagé. La cuisine se trouvait en bord de mer, dans un restaurant réquisitionné. Nous nous y rendions avec notre gamelle et le menu n’était pas varié : pommes de terre à l’eau et du poisson péché dans le golfe de Salonique. Nous avions de la salle à manger une belle vue sur la mer et nous étions plusieurs fois témoins du naufrage de navires de pêche coulés par des sous-marins anglais.
A notre arrivée à Salonique, nous n’étions pas assez performants. Il fallait donc parachever notre formation de radio-télégraphistes. Nous devions donc nous rendre en ville pour une instruction intensive prodiguée par un « Stabsfeldswebel » qui avait la réputation d’un vieux baroudeur. Il avait sans doute fait partie de la légion Condor lors de la guerre civile espagnole.
Il ne nous en a jamais parlé.
« German nicht gut »
Un chemin nous conduisait de notre campement au terminus du tramway. Il passait devant une maison isolée entourée d’un grillage. Une petite fille jouait dans la cour avec sa poupée et sur le chemin du retour de Salonique à Kobe Mario, nous demandait invariablement l’heure. Elle disait : « german ti hora ? » Nous répondions : « Dodeka hora » (12h).
Cette petite fille nous souriait, sourire rafraîchissant dans cette guerre ! Un jour elle nous a posé la même question de l’heure. Après notre réponse habituelle, elle a crié « German nicht gut » (allemand pas bon).
Aussitôt sa mère s’est précipitée sur la fille et lui a donné une bonne fessée. Nous sommes intervenus, mon ami Hans et moi, en confirmant les propos de la petite fille. Cette femme avait la chance de tomber sur nous, car je ne pense pas que d’autres militaires auraient eu la même réaction.
Après cette période de formation, nous étions affectés à un poste récepteur radio et nous recevions les messages codés qui étaient décryptés sur place à l’aide de la fameuse machine « Enigma ». Les Anglais qui se trouvaient en face ont longtemps cherché pour en percer ses mystères.
Le paludisme
Malgré les cachets et les moustiquaires, nous n’étions pas à l’abri d’une crise de paludisme.
C’est ainsi, que sans connaître la nature de ma maladie, je frissonnais par intermittence, j’étais pris de vomissements et de diarrhées. Le matin, à l’appel, je me suis déclaré malade. Direction : l’infirmerie et le thermomètre. « Vous n’avez pas de température, rejoignez votre affectation ». Comme mon état de santé empirait, je me suis à nouveau déclaré malade. « Pas de température, pas de maladie ! »
Une troisième tentative a subi le même sort. On m’a froidement renvoyé comme tire-au-flanc.
Dans l’armée, il était interdit de tomber malade en dehors de l’appel du matin. Mais à bout de force et n’y tenant plus, je me suis hasardé à me rendre à l’infirmerie après le repas de midi que je n’avais pas supporté. L’infirmier comme les trois fois précédentes m’a donné le thermomètre et j’avais plus de 40° de température. Je me suis fait littéralement engueuler par le chef infirmier. Je n’ai pas manqué de répondre que c’était la quatrième fois que je me présentais et que l’on m’avait chaque fois renvoyé sans ménagement.
Notre compagnie disposait de trois lits dans une chambre et j’occupais celui du milieu. On m’a fait ingurgiter des cachets d’aspirine et la fièvre était retombée à 37.8° le matin et 40° le soir. Comme mon état ne s’améliorait pas, un médecin militaire est venu spécialement pour m’ausculter. Son diagnostic concluait à une grippe et mon état de santé continuait à empirer.
Je fus donc transféré à un grand hôpital militaire à Salonique, installé dans un grand établissement scolaire réquisitionné par l’armée. C’est avec peine que j’ai gravi les marches de l’escalier pour me rendre au premier étage où je fus dirigé vers une grande salle où une vingtaine de blessés et de malades étaient alités.
Le lit qui me fut affecté était situé au milieu de la pièce. Dès mon arrivée, schéma habituel : thermomètre, auscultation. Comme ma température était très élevée, le médecin militaire a ordonné une prise de sang. Diagnostic : paludisme tropical, la forme la plus virulente de la maladie.
Je souffrais d’une maladie grave. Mon organisme était affaibli. Je n’arrivais pas à m’alimenter normalement et je rendais systématiquement toute nourriture. Vu mon état de faiblesse je dormais presque tout le temps, mais les nuits étaient cauchemardesques. En effet, le lit était infesté de punaises qui se manifestaient en abondance dès l’extinction des feux. A force de piqûre d’Atébrine, mon état de santé s’est lentement amélioré.
Noël 1943 à l’hôpital à Salonique
J’ai passé Noël 1943 à l’hôpital. C’était la première fois que l’on m’autorisait à me lever. Il y avait un sapin, je ne me souviens pas d’une distribution de cadeaux. Par contre, un prêtre, en traitement à l’hôpital a célébré la messe de Noël.
Il s’est mis en quête d’un servant de messe. Je me suis avancé et j’ai servi la messe à l’hôpital de Salonique. A midi le 25 décembre, on nous a soi-disant servi un repas amélioré dont le menu n’est pas resté dans ma mémoire.
L’après-midi, le chef de la compagnie, le lieutenant Muss et un collègue d’un même grade sont venus me rendre visite et m’ont remis un paquet. J’ai apprécié ce geste.
Les infirmières étaient assez aimables et étaient secondées par une infirmière grecque qui accomplissait son service avec un certain dévouement. Ce qui ne l’empêchait pas de se faire rabrouer par les infirmières allemandes sans motif apparent. Je l’ai vue en pleurs.
Dans notre chambre, on a hospitalisé un militaire de la fameuse division Wlassov, ennemi de Staline. On a laissé le pauvre livré à lui-même. Il était incapable de marcher et comme il souffrait de dysenterie, vous pouvez imaginer la situation.
Le médecin qui m’a soigné était un homme très attentionné et s’inquiétait de la santé des malades. Il trouvait le mot adéquat pour redonner courage. Il était particulièrement satisfait de constater que ma guérison était en bonne voie.
Hélas ! Ce médecin fut remplacé par un autre qui avait pour mission de vider l’hôpital pour regarnir les troupes. C’est ainsi que je me suis trouvé dans l’obligation d’être de garde, alors que la fièvre venait juste de nous quitter.
Les pieds enflés
Je n’étais sans doute pas la personne idéale pour cette corvée, surtout qu’il avait neigé récemment sur salonique. J’avais les pieds enflés, signe que ma santé n’était pas complètement rétablie.
1944
La Bulgarie
et la Serbie
J’ai donc demandé à quitter l’hôpital à Salonique après un séjour du 15 décembre 1943 au 6 janvier 1944 et j’en ai profité pour obtenir un congé de convalescence du 12 janvier au 1er février. Au retour au campement, j’ai trouvé du courrier et tout un chapelet de petits paquets de 100 g que mes parents étaient autorisés à m’envoyer. Ma plus grande joie fut d’apprendre que je partais le lendemain matin en permission.
J’ai donc quitté Salonique et je me souviens de la folle ambiance qui régnait dans le train. Tous étaient heureux à l’idée qu’ils allaient bientôt revoir leur famille. Les trains des permissionnaires n’avancent jamais rapidement et notre convoi mit bien deux ou trois jours pour gagner Belgrade où je passai la nuit.
Le lendemain, un nouveau convoi fut formé en direction de l’Allemagne. Nous avons traversé tous les Balkans, la Macédoine, la Serbie, la Slovénie avec le sentiment de crainte d’une attaque des partisans. Le voyage ne fut pas confortable. Mes pieds avaient de nouveau enflé et j’avais un mal fou à retirer mes bottes.
Une permission
Grâce aux petits paquets des parents, j’ai pu faire ample provision de tabac et de cigarettes en vente libre en Macédoine. J’en avais plein les poches. Le train s’est arrêté à Munich et les occupants dirigés vers leurs destinations respectives.
A ma descente du train, des agents des chemins de fer se sont précipités sur moi pour s’inquiéter de ma destination et en même temps me délester de mon sac à dos et de mon fusil pour me conduire au quai du train en partance pour Stuttgart-Karlsruhe.
Cette sollicitude manifestée à mon égard n’était pas désintéressée, car à mon arrivée sur le quai, des porteurs ont mendié des cigarettes. Comme j’en avais plein les poches, il m’était facile d’en distribuer. Mais les mains qui se tendaient vers moi étaient tellement nombreuses qu’il m’était impossible de satisfaire tout le monde. Le train s’est mis en route pour Stuttgart pour arriver dans la nuit à Bruchvel.
J’étais exténué et mes pieds très enflés. Je me suis reposé au foyer du soldat en posant ma tête sur le rebord d’une table en attendant ma correspondance. Ce n’est qu’à six heures du matin que j’ai pu poursuivre mon périple pour rentrer chez moi. Un dernier changement à Karlsruhe et j’ai enfin trouvé une correspondance qui m’amènerait en Alsace via Woerth et Lauterbourg.
Ce fut mon premier voyage avec des civils depuis mon incorporation et le premier contrôle des billets. C’est à une jeune femme sans doute alsacienne, que j’ai présenté mon billet. Bien m’en a pris, car alors que j’étais assoupi, elle s’est inquiétée de ne pas me voir sortir du wagon à Roeschwoog et m’a réveillé pour m’avertir que j’étais arrivé au terme de mon voyage.
J’ai jeté tous mes bagages et mon fusil sur le quai et je me suis précipité hors du train.
J’ai pris tout mon barda et j’ai sonné chez mon oncle Emile domicilié dans le village. Il m’a prêté un vélo pour arriver plus vite à Auenheim.
Alors que j’étais engagé dans une petite ruelle du village, le hasard a voulu que ma mère emprunte la même ruelle, mais en sens inverse. Je me souviens de son bonheur de me serrer dans ses bras et nous sommes rentrés tous les deux à la maison.
Après une bonne collation et des premiers échanges, j’étais heureux de trouver un bon lit pour me reposer, mais auparavant j’avais littéralement jeté mes effets militaires dans un coin et préparé mes effets civils.
J’avais donc trois semaines de permission de convalescence et j’en ai bien profité. Maman était aux petits soins pour moi et j’étais invité par tous les oncles et tantes à Roeschwoog, à Benfeld et à Kaysersberg, sans oublier ma petite tante Marthe à Ribeauvillé.
Vers Pancevo près de Belgrade
J’ai prolongé mon congé autant que j’ai pu. Je suis parti de chez moi le 1er février 1944, le jour où j’aurais dû être de retour dans mon unité. Mais comme les gares et les réseaux ferrés étaient souvent bombardés, on n’était pas surpris de mon arrivée à Belgrade.
En principe, j’aurais dû rejoindre Salonique, mais un adjudant « Feldwebel » était chargé de récupérer les permissionnaires et de les diriger sur Pancevo près de Belgrade.
Je faisais donc partie de l’avant-garde chargé de préparer l’accueil du gros de la troupe. Ce ne fut pas trop astreignant. Nous logions dans un grand immeuble, sans doute une école. J’avais le choix de la chambre et du lit. Je me suis installé au fond à droite et j’y suis resté jusqu’au moi d’août 1944.
En arrivant à Pancevo, il nous semblait trouver une ville paisible à l’abri des attaques des partisans de Tito. La ville comptait une très forte minorité de Benatais de langue allemande.
Durant notre séjour, nous n’avons subi aucune violence.
La fameuse machine « Enigma »
Notre service était installé dans une baraque en bois construite sur des fondations en béton et comprenait une grande salle avec trois radios et le service du chiffre avec la fameuse machine « Enigma » inviolée durant une longue période. Cette machine ne devait jamais rester sans surveillance et obligation en cas d’alerte de la mettre en sûreté.
Elle ne devait en aucun cas tomber entre les mains de l’ennemi. Elle devait être détruite à l’aide d’une grenade auparavant. Le chiffre était modifié tous les jours et changé trois fois par jour. Nous recevions et émettions des messages codés. Après les avoir déchiffrés, ils étaient transmis aux services du renseignement pour être exploités ensuite par les états majors. Notre poste avait des satellites, le plus important à Tirana en Albanie.
Nous fonctionnions en trois huit, soit sur place, soit à l’appareil émetteur installé aux abords de la ville et relié par câble. Nos baraques étaient entourées d’un grillage et gardées par des sentinelles qui étaient relayées toutes les deux heures.
La garde de l’appareil émetteur était particulièrement lugubre. Je ne l’ai assurée qu’une seule fois. C’était en hiver avec un vent glacial et près d’un mètre de neige. J’avoue avoir eu peur, car il était facile de m’approcher pour me descendre.
L’hiver étai rude dans les Balkans et avec les premiers rayons du soleil printanier, nous avons découvert la ville. Il y avait un foyer du soldat, qui servait un café et, avec un peu de chance une tranche de gâteau au pavot. Un régal ! Le service était assuré par des habitants de Pancevo. Il y avait aussi un garçon de café qui avait l’air sympathique et qui, parfois, nous gratifiait d’un petit supplément de gâteau.
Un beau jour, il avait disparu , nous nous sommes inquiétés de son absence et on nous a fait signe de ne pas insister. En effet il avait été arrêté par la sûreté militaire allemande pour espionnage.
Les tracasseries des SS
A Pancevo, il y avait une église avec un couvent de Cordeliers dont le supérieur était le père Méthode. Il nous avait repérés à la messe du dimanche à laquelle j’assistais avec Hugo Nickel de quinze ans mon aîné, instituteur révoqué par les nazis après l’Anschluss en 1938. Nous discutions librement avec lui. Nous ne nous faisions pas d’illusion sur l’issue de la guerre. Le Père Méthode nous a fait part des tracasseries des SS qui ont foncé sur une procession sans ménagement.
Comme je l’ai déjà écrit, à Pancevo, habitaient de nombreux Banats de langue allemande. Un bon nombre d’entre eux avait des ancêtres venus de Lorraine et d’Alsace et vivaient en assez bonne harmonie avec les Serbes. Ils avaient accueillis, bien à tort, les Allemands avec beaucoup de sympathie lors de l’invasion de la Yougoslavie par les troupes allemandes.
Un couple de Banats m’avait repéré à la sortie de la messe et m’a invité à leur rendre visite. C’est bien volontiers que j’ai donné suite à l’invitation de M. et Mme Kernst. J’ai eu par la suite souvent la chance de partager parfois un repas avec eux.
L’exécution atroce de 100 personnes
Grâce à cette connaissance, j’ai appris ce qui s’était passé à Pancevo quelque temps avant notre arrivée. Monsieur Kernst n’était pas nazi et ne cachait pas sa sympathie pour Draza Mihailovic, chef des partisans serbes non communistes, et devenant par la suite des adversaires de Tito.
C’est ainsi que j’ai appris qu’en représailles de la mort d’un soldat allemand, la Wehrmacht a exécuté d’une manière atroce 100 personnes devant le cimetière.
Un jour, en passant devant le cimetière, j’ai manifesté mon écœurement pour ce massacre d’innocents. Le caporal chef (Obergefreiter) von Bessz, qui se voulait être un aristocrate bien élevé, a approuvé ces exécutions et si on pouvait se promener sans crainte en ville, on le devait à nos représailles. Cet argument nous l’avons rejeté, mon ami Hans Jacob et moi.
Pour plus de sûreté, le génie allemand a construit un abri souterrain pour servir de repli en cas d’attaque aérienne ou des partisans de Tito.
La sauvegarde du matériel nous importait peu et nous nous réfugions souvent à la campagne pour quérir quelques suppléments de nourriture et récolter quelques œufs.
Lorsque nous n’étions pas de service Hans et moi, nous évoquions notre pays natal et la situation militaire. Il nous était facile de discuter des événements. Il suffisait de nous mettre à l’écoute d’une radio étrangère qui diffusait en clair ; Nous nous souvenons des émissions du « Soldatensender Celziv », poste émetteur du sud de l’Angleterre.
Nous sortions souvent ensemble. Lors d’une promenade au coucher du soleil, nous avons remarqué une silhouette. Lorsque nous étions à sa hauteur, nous avons esquissé un salut militaire. La personne nous rappelle et nous demande pourquoi nous ne l’avons pas saluée. Mon ami Hans lui a répondu qu’une luminosité insuffisante ne nous a pas permis de le distinguer. Il a répliqué à Hans en lui demandant s’il n’était pas devenu fou et après avoir dû décliner nos noms et notre unité, il nous a ordonné de nous présenter immédiatement à notre chef de compagnie pour lui rendre compte que nous ne l’avions pas salué et qu’il était commandant de la division aérienne Fiebig.
Inutile de préciser que nous n’avons pas donné suite à cet ordre. Un autre camarade qui avait salué en restant assis, lors du passage d’un général et de son état major, a vécu la même aventure. Seulement, lui s’est présenté au chef de compagnie et il a été puni de trois jours de prison.
Après quelques semaines de présence à Pancevo, au retour du printemps après un hiver particulièrement rigoureux, nous avons pris nos marques dans la ville.
Tous les soirs à 17 heures, toute la population sortait et se promenait dans un incessant va et vient dans la rue principale de la ville. Nous nous y sommes mêlés bien souvent, sans pour autant pouvoir prendre contact avec la population.
Si au début tout paraissait calme, nous percevions bien une crainte de l’avenir et nous sentions bien que la situation allait évoluer.
Les avions américains et anglais ont de plus en plus souvent fait incursion dans la région de Belgrade. Il fallait se mettre à l’abri et renoncer au repos réparateur. Nous nous posions souvent la question du lieu du débarquement allié dans les Balkans, au sud de la France ou au nord à proximité de l’Angleterre.
Le débarquement
Nous étions fixés dès le 6 juin 1944 au matin. J’étais à mon poste radio lorsque j’ai appris la nouvelle car j’avais repéré un poste anglais pour confirmation. Tous avaient conscience que nous étions arrivés à un tournant de la guerre. Certains pronostiquaient que les alliés n’arriveraient jamais à franchir le mur de l’Atlantique, tant les bunkers étaient performants et les plages hérissées d’obstacles et de mines.
D’autres restaient silencieux et pensifs. Ils étaient loin des champs de bataille. Nous avons également échangé nos impressions avec les émetteurs reliés à notre réseau. Celui de Tirana a commencé son message codé par « invasion ».
L’attentat contre Hitler
Nous avons également appris l’attentat contre Hitler le 20 juillet 1944. Hans et moi regrettions l’échec de cette tentative sans oser le dire ouvertement, car nous avions quelques nazis convaincus parmi nous.
La conséquence de cet événement : le salut militaire fut remplacé par le salut hitlérien. Le matin du 21 juillet 1944, grand branle-bas, la troupe devait manifester son attachement à Hitler par un rassemblement de toutes les unités stationnées à Pancevo et une prise d’armes avec les plus hautes autorités militaires dont le général Fiebig. Tous étaient obligés de participer à cette prise d’armes, même ceux qui revenaient de garde.
A cette époque de l’année, nous portions des shorts provenant de l’« Afrikakorps » de Rommel. Ce matin là, obligation de revêtir un pantalon long. Lorsque je me suis présenté en short, je fus invité à revêtir un pantalon. J’ai répliqué que je l’avais lavé et qu’il était mouillé. L’adjudant-chef m’a envoyé à l’habillement pour obtenir un pantalon de rechange. Le troufion de service m’a refilé un pantalon trop court. Lorsque je me suis présenté dans cet accoutrement, l’adjudant m’a renvoyé en me traitant d’imbécile.
La troupe s’est mise en marche sans moi, tandis que je me recouchais, j’entendais les flonflons de la musique militaire au cours de la revue, la musique jouait un air connu que nous redonnions avec les paroles suivantes : « Laura mir fahren scheise für die Kompagnie », ce qui veut dire : « Nous transportons de la merde pour la compagnie ».
On ne pouvait pas mieux dire. Nous étions dans la merde et nous nous attendions à l’ouverture d’un nouveau front dans les Balkans. Nous tenions le dos et les Banats qui avaient soutenu les troupes allemandes étaient bien soucieux de leur avenir. Nos amis Kernst avaient conscience que l’Allemagne allait perdre la guerre. Ils s’apprêtaient à fuir avant l’arrivée des troupes russes.
Ecouter les Turcs
Par notre récepteur radio nous étions parfaitement informés sur l’avancée des alliés.
La neutralité de la Turquie devenait de plus en plus douteuse. Le commandement a ordonné la mise en place de radio relais à proximité de la frontière turque pour capter les messages et les transmettre au P.C. de Pancevo. C’est ainsi qu’on a formé des commandos de cinq personnes pour être envoyés dans le sud des Balkans.
J’ai été désigné pour faire partie d’un de ces commandos. Début avril 1944, j’embarquais sur une fourgonnette contenant un émetteur-récepteur, la cassette pour chiffrer les messages et deux caisses de grenade. La fourgonnette et une baraque furent chargées sur un wagon plateau et nous avons quitté Pancevo pour Alexandropolis (Dedeagach en turc) située sur la mer Egée au sud de la Grèce à proximité de la frontière turque.
Nous avons franchi le Danube sur un bac à Sandrevo près de Belgrade et en route pour les confins de l’Europe. La Bulgarie, soi-disant un pays indépendant nous a accordé l’autorisation de passage. Nous avons traversé les villes de Paracin, Nisch, Kalodina.
Nous n’avons rien remarqué lors du passage de la frontière, pas de gardes, pas de douaniers, c’est dire que cette opération était un trompe l’œil. Le convoi ne progressait que très lentement. Plusieurs jours étaient nécessaires pour gagner Sofia la capitale de la Bulgarie. J’ai profité de notre récepteur radio pour me tenir informé de la progression des alliés et des Russes.
Notre commandant était sous les ordres de l’Oberfeldwebel Maruscheck, natif du pays des Sudètes (voir note) annexé en 1938. Sans l’avouer il ne cachait pas son scepticisme quant à l’issue de la guerre.
Un autre compagnon, Fuchs était de Francfort et l’autre de Poméranie.
Les Sudètes : Il s’agit d’une population de culture » allemande » (un peu plus de 3 millions de personnes). Les Sudètes restent très attachés à leur originalité ethnique et linguistique. A partir de 1933, un parti pro-nazi commence à se manifester. En liaison avec les nazis allemands, il s’organise en formations paramilitaires et, en avril 1938, le » Parti allemand des Sudètes » réclame une autonomie complète des régions germaniques.
http://www.crrl.com.fr/archives/expo19–39/dossier/marche.htm
L’infidèle
Si Fuchs était un peu vantard, l’autre était plus discret. Il se faisait des soucis face à l’avancée des troupes russes. Il me parlait souvent de son épouse et ne dissimulait pas son inquiétude sur sa fidélité. Il m’a confié qu’il avait été vivement choqué lorsque, arrivant en permission, il ne l’avait pas trouvé à la maison. Il a donc attendu devant la porte close et a subi un véritable choc lorsqu’il aperçut son épouse à cheval au milieu de jeunes officiers. A mon avis il avait bien raison de se méfier.
A Sofia, des clous
Nous sommes donc arrivés à Sofia et notre wagon fut mis à quai à la gare. Les autorités en place nous ont avertis qu’il fallait s’armer de patience car le wagon ne bougerait pas pendant plusieurs jours.
Il se posait pour nous le problème du ravitaillement et il n’y avait pas de foyer pour soldat. Premier souci : recherche de nourriture en ville. Les cigarettes en vente libre nous servaient de trompe-la faim.
A Sofia régnait un important marché noir et comme la surveillance des trains de marchandises était assez laxiste nous avons ouvert un wagon plombé et nous y avons trouvé des caisses de clous.
Chacun de nous s’est emparé d’une caisse. Fuchs le hâbleur a laissé tomber son carton et les clous se sont répandus sur le quai. Il n’a pas osé les ramasser et un militaire allemand rattaché à la gare de Sofia nous a intimé l’ordre de remettre les caisses dans le wagon.
Fuchs était le premier à obtempérer, alors que nous, y compris notre chef, avons conservé les clous et les avons vendus très facilement au marché noir. J’ai proposé mon carton à un commerçant qui, ravi de cette aubaine, m’a acheté la marchandise sans discuter sur la provenance de la prise. Cette transaction m’a donné les moyens de prendre mes repos en ville.
La gare bulgare
Les chemins de fer bulgares semblaient nous oublier. Nous restions cloués sur place, malgré les interventions de notre adjudant-chef « Oberfeldwebel » auprès des chefs de service allemands et bulgares de la gare.
Un matin, on nous a bien déplacé, mais pour nous mettre sur une voie de garage du centre de triage. Comme nous n’avions pas d’autres obligations, nous passions notre temps en promenades. Nous avons ainsi admiré la magnifique cathédrale Alexandre Newski et la belle place qui l’entoure et qui avait échappé aux bombardements américains.
A l’ambassade allemande, nous avons complété et amélioré notre garde-robe. Le caporal de service nous a laissé le choix pour nous équiper en vêtements et chaussures qui faisaient défaut au siège de notre compagnie.
Il faut préciser que la Bulgarie n’était pas en guerre avec l’URSS mais avec les USA qui ne se privaient pas de bombarder les villes. Nous nous rendions souvent à la piscine en plein air de la ville et comme les cinémas étaient ouverts nous avons vu quelques films allemands sous-titrés en Bulgare. Ne pouvant deviner le titre d’un film en caractères cyrilliques, je me suis adressé en allemand à un civil pour qu’il me le traduise. La réponse en français : « Je ne comprends pas le Bosch » et il a détourné la tête.
Comme le marché noir des clous nous avait sensiblement pourvus en « linos », nous avons cherché et trouvé un bon restaurant non loin de la place Newski et de l’ambassade russe. Les agents de l’ambassade venaient également y prendre le repas de midi, souvent à une table proche de la nôtre.
La rupture des relations diplomatiques
entre la Turquie et l’Allemagne
Nous étions surpris de la manière plutôt bienveillante de nous saluer et de répondre à notre salut. Ceci malgré la guerre sans merci entre l’Allemagne et l’URSS. Nous suivions bien entendu toujours l’avancée des troupes alliées et nous étions témoins de la rupture des relations diplomatiques entre la Turquie et l’Allemagne. De l’endroit où avait été relégué notre wagon, nous avons vu passer le train avec le personnel de l’ambassade allemande à Ankara.
Quelques jours après, alors que nous faisions un tour en ville, une grande foule s’était rassemblée sur la place principale de la ville. C’est à ce moment que nous avons été informé que le roi Boris de Bulgarie mettait un terme à sa collaboration avec l’Allemagne et de la guerre avec les USA.
Comme l’armée soviétique progressait vers l’ouest et finissait par menacer la Bulgarie, le roi a nommé Kirsanov pro-soviétique, comme chef du gouvernement. C’était bien sûr, un changement radical dans l’attitude bulgare car l’autorisation de traverser la Bulgarie fut levée et nous avons rebroussé chemin.
Notre émetteur-récepteur radio nous a permis de rester au courant d’une situation de plus en plus inconfortable. C’est ainsi que j’ai appris le 25 août 1944 à Pirot la libération de Paris. Intérieurement ce fut une immense joie et je me mis à espérer qu’à ce rythme l’Alsace ne tarderait pas à être libérée tout en me posant la question : comment sortir de ce guêpier des Balkans ? Je m’interrogeais sur mon avenir.
Les partisans de Tito et de Mihailovic étaient très actifs au sud de la Serbie. Déserter ? Mais alors comment se faire comprendre ? La langue serbe m’était complètement étrangère et j’avais appris que les partisans ne faisaient pas de prisonniers.
L’action des partisans serbes
Nous sommes donc revenus à Misch pour gagner notre destination « Alexandropolis » par un autre itinéraire, la Macédoine et Salonique. Notre wagon plateau fut rattaché à un convoi transportant du matériel militaire vers le sud. Notre route fut brutalement interrompue à Leskovac. Les partisans avaient fait sauter le pont sur la Morava et les rails gisaient au fond du fleuve. Nous étions donc bloqués sur un talus à proximité de la gare.
Notre exposition devenait une cible privilégiée de l’aviation surtout les « Ligtning » britanniques. Nous n’avions pas tellement conscience du danger, car il pleuvait et un ciel bas et des nuages de pluie empêchaient de nous repérer.
Quelques militaires allemands surveillaient les civils serbes à la gare. Ils ne se souciaient pas de notre situation précaire. Ils attendaient les soldats du génie pour construire un pont provisoire permettant le repli des troupes engagées dans le nord de la Grèce et en Macédoine. Nous étions préoccupés par l’entrée des troupes russes en Bulgarie et nous risquions une avance rapide à laquelle nous n’aurions pu opposer aucune résistance.
Nous étions donc cloués sur place et avons vécu une aventure incroyable, mais véridique. Un des derniers jours du mois d’août, un grand train de militaires bulgares a fait halte à la gare tout près de notre wagon.
Nous nous posions la question sur la destination de ce convoi, car la Bulgarie s’était retirée du conflit. Nous avons appris qu’ils fuyaient l’armée rouge et estimaient préférables de se faire capturer par les Anglais ou les Américains qui venaient du sud.
Eviter un bain de sang
Tout semblait paisible quand, aux environs de midi, une horde de partisans s’est précipitée sur le convoi bulgare en quête d’armes. Je pensais que c’était la fin. Si les partisans prenaient le train d’assaut et si les bulgares opposaient une résistance, nous n’aurions aucune chance d’en réchapper.
L’adjudant-chef Marutsckeck paniquait et semblait subir les événements. Devant cette situation, j’ai pris les choses en main pour éviter un bain de sang inutile. Je me suis dirigé vers le chef de convoi bulgare pour lui demander d’éviter le combat, car la Bulgarie s’était retirée du conflit, ce qu’il semblait ignorer.
Le lieutenant-chef du convoi, m’a rétorqué qu’il était hors de question de remettre les armes aux partisans. Nous nous dirigions vers un combat sanglant qui n’aurait pas changé le cours de la guerre.
J’ai tenté le tout pour le tout en partageant son refus de remettre les armes à cette horde sauvage et je lui proposai de nous remettre les armes. J’essayais d’être persuasif et ce fut un soulagement quand il a donné l’ordre de me remettre les armes.
Les soldats bulgares ont déposé leurs armes sur le quai de la gare. Ils n’avaient pas terminé que les partisans se sont précipités pour récupérer les fusils. Le chef des partisans a donné l’ordre de repli sans se préoccuper de nous, soldats allemands. Il avait du mal à se faire obéir.
Nous l’avions échappé belle et au culot, j’ai demandé au lieutenant de me remettre son revolver, calibre 08/15, après un moment d’hésitation, il m’a remis son arme. Le convoi bulgare ne s’est pas attardé et il est reparti le même jour pour sa destination : la Bulgarie.
Le retour vers Pancevo
Nous ne savions vraiment plus quoi faire et nous étions tout contents lorsqu’un militaire allemand affecté à la gare, nous a informés qu’il avait reçu, par le télégraphe, une instruction nous concernant : nous devions regagner Pancevo.
Notre retour fut chaotique : arrêts fréquents à la suite des actes de sabotage des partisans. Nous étions souvent bloqués et c’est en gare de Leskovac que nous avons essuyé les premiers coups de feu.
Mitraillés par les partisans et l’aviation
Le premier septembre 1944, stationnés sur une voie de garage non loin de la gare, nous constituions une cible facile pour les « Lightnings » à double fuselage et nous n’étions pas à l’abri des partisans qui pourraient s’approcher sans risque à travers les champs de maïs.
Une première salve de mitrailleuses nous a poussés à abandonner notre véhicule arrimé sur le wagon et à nous réfugier dans le champ de maïs. Le mitraillage nous semblait interminable et nous avons profité d’un répit pour regagner notre véhicule.
Il était midi. Nous nous apprêtions à casser la croûte et étions plantés devant notre véhicule, mon camarade Fuchs et moi, lorsqu’une nouvelle escadrille pointait à l’horizon. Elle se dirigeait vers nous. J’ai crié à mon camarade : « Ils reviennent, je me tire ». Il me répond : « Penses-tu, il est midi et ils ont faim à cette heure ». Je lui réplique : « Fais ce que tu veux » et je dévalai le talus pour m’allonger dans le champ de maïs.
Les balles sifflaient à mes oreilles. Les avions volaient si bas que l’on pouvait nettement distinguer le pilote qui était à la portée de mon coup de fusil. Mais je me disais que si j’atteignais mon objectif, je me découvrirais et serais à la merci d’une revanche. Les camarades du pilote n’auraient eu de cesse de me matraquer.
J’étais allongé dans le maïs lorsque des cris se sont élevés dans le crépitement des balles qui fusaient de toutes parts. Mon compagnon Fuchs hurlait : « Hilfe ! Hilfe ! Ich bin kapput ! (Au secours, au secours, je suis fichu !) »
Je me suis faufilé jusqu’au trou d’obus où il était couché et saignait abondamment. Jugeant son état d’une extrême gravité, j’ai prié avec lui tandis qu’il me serrait la main. Les balles fusaient de partout et j’ai appelé le camarade Kowalski réfugié à un autre endroit, pour transporter le blessé au poste de secours installé dans la gare.
A l’aide de nos fusils nous avons confectionné une civière pour transporter le blessé. Pour arriver au poste de secours, il fallait remonter le talus et nous devenions une proie facile pour les avions.
Malgré les difficultés, nous avons atteint la pièce de la gare où se tenait un médecin militaire. Nous avons déposé le blessé sur la table et j’ai vu de mes propres yeux le médecin se cacher sous la table, alors que se déclenchait une nouvelle attaque.
La chance du soldat
Kowalski et moi avions trouvé refuge au château-d’eau. A peine rentrés dans notre camionnette que les balles ont traversé le toit et sont passées tout près de nous. Nous avions une chance inouïe ! Une de ces chances nécessaires au soldat s’il veut sortir indemne d’une guerre.
En effet, une balle a traversé le toit, la caisse de grenades pour finir sa course sur la tête d’une grenade en y creusant une légère bosse. A un millimètre près, on n’aurait plus trouvé de trace du véhicule et nous aurions été déchiquetés.
Le soir, mon camarade a dit : « Heute können wir wieder Geburtstag feiern (aujourd’hui on peut de nouveau fêter notre anniversaire. » Par la suite, la pluie s’est heureusement mise à tomber et nous a épargné de nouvelles attaques.
Nous n’avions qu’une hâte : quitter cette région car les troupes russes continuaient leur progression vers l’ouest. Nous percevions d’une façon diffuse le début d’une débâcle. Les transports par fer étaient réservés en priorité au matériel militaire et aux munitions. C’est ainsi que nous avons reçu l’ordre d’abandonner notre baraque en pleine nature avant de repartir vers le nord et retourner à notre point de départ sans avoir pu accomplir notre mission.
Arrivés à Belgrade, il nous fallait traverser le Danube. Comme le pont gisait au fond de l’eau à la suite de bombardements et d’actes de sabotage, nous avons eu recours au bac. Nous étions inquiets, car nous étions exposés aux attaques aériennes.
Nous avons rejoint Pancevo par la route et quel ne fut pas notre étonnement ! Notre unité pliait bagages pour s’installer à Premstätten près de Gratz, capitale de la Styrie. Nous embarquions donc avec le gros de la troupe pour rentrer en Allemagne.
A notre retour, j’espérais revoir mon ami Hans Jacob, duquel j’étais séparé depuis mon départ pour Alexandropolis. On m’a appris qu’il avait été désigné pour occuper un poste d’observation radio près de Constanza sur la mer Noire.
Il a dû se poser la question de ce qu’il allait faire dans cette galère. J’étais inquiet, car notre unité avait délaissé Pancevo, alors que mon ami se trouvait empêtré dans les méandres logistiques d’une armée en retraite.
Le trajet dura quelques jours et nous a conduits par Navindas en Yougoslavie et Pecs en Hongrie à Premstätten, où s’est installé notre bataillon de transmissions. J’avais bien annoncé mon retour à l’adjudant de service, mais je ne fus affecté à aucun service. J’avais compris que l’on ne comptait plus sur moi pour un poste à la centrale.
Par hasard, nous avons rencontré notre lieutenant dans la cour. Il était étonné de nous voir et a demandé à l’adjudant-chef Marutsckeck d’où nous sortions. Nous lui avons exposé les conditions parfois dramatiques que nous venions de vivre : la perte d’un camarade, l’interdiction de ramener la cabane etc.. Il nous a demandé un rapport sur tous les événements et j’avais la nette impression qu’il était content de nous revoir. J’ai moi-même rédigé le rapport et cette affaire était classée.
Une lettre de ma mère
Durant tout mon périple, je n’avais reçu aucune nouvelle de chez moi, j’étais donc heureux de trouver une lettre de ma mère. Elle m’annonçait que mon père avait été requis pour travailler à Karlsruhe en Allemagne. C’est donc ma mère qui assumait seule les travaux agricoles et les tâches ménagères.
Vers Munich
Tous les matins, je me présentais au chef du centre de transmissions. Il m’a informé que de nouveaux groupes allaient être formés pour assurer la surveillance des réseaux radio ennemis, l’un à Brno en Tchécoslovaquie, un autre à Trieste et un troisième à Munich.
Je préférais bien sûr Munich et en glissant quelques paquets de cigarettes bulgares au Feldwebel Peschke, notre chef de centre, j’ai fait basculer le choix en ma faveur. Nous formions un groupe sous le commandement de l’Oberfesdwebel Richter et du sous-officier Stirn.
Si l’Oberfeldwebel nous a laissés une paix carabinée, le sous-officier voulait de temps en temps affirmer son autorité. Il ne cachait pas ses sentiments nazis et croyait toujours à la victoire du Reich grâce à la production de munitions ultra-modernes.
A Taufkirchen
C’est donc le point le plus au nord de nos interventions. Nous avons donc débarqué à Taufkirchen le 29 septembre 1944. Sur le plan administratif et alimentaire, nous dépendions d’un réseau de renseignements W 13.
Première mission : l’implantation de l’émetteur-récepteur radio et des goniomètres permettant de surveiller le trafic radio ennemi. Nous avons creusé un sillon assez profond pour y poser le câble du téléphone reliant les différents postes au PC central aménagé dans une pièce d’une grande ferme isolée dans les champs.
Il fallait également hissé le mât pour y fixer l’antenne permettant de recevoir et d’envoyer les messages chiffrés au PC du bataillon à Premstätten. Ce mât a son histoire. Nous avons abattu un sapin d’une hauteur de cinq à six mètres dans la forêt du village. Mal nous en a pris. Le maire est venu nous réprimander vertement prétendant que nous n’étions plus en pays ennemi, de ne pas m’avoir sollicité l’autorisation préalable et que des sanctions suivraient. Nous avons écouté, mais les menaces nous ont laissés indifférents.
Un grand domaine agricole entourait la ferme où habitaient le paysan Laubhart et sa servante. Son fils était mobilisé. Au premier étage, juste à côté de nous, demeurait un ménage réfugié à Taufkirchen après la destruction par un bombardement de leur appartement. Monsieur Geissler, son épouse et son fils, blessé de guerre. Ils nous recevaient souvent et nous plaignaient de devoir sacrifier notre jeunesse. Nous discutions de la situation militaire et des perspectives d’avenir. Monsieur Geissler nous a confié qu’il était un vieux social-démocrate et qu’il n’avait aucune attache envers le parti nazi.
Il souhaitait ouvertement la victoire des alliés pour être débarrassé de Hitler et de ses acolytes. Le fils était employé au bureau du recrutement à Munich. Il en avait assez de la guerre et il n’a pas hésité à nous fournir des faux papiers par la suite.
Nous attendions un nouveau contingent pour optimiser notre service. Parmi les nouveaux arrivants se trouvait mon ami Hans. J’étais intimement convaincu qu’il ferait partie de ce nouveau contingent et j’avais trouvé une chambre avec deux lits chez Madame Hottenrott. Ce qui impliquerait que nous aurions le même tour de service. La vérité m’oblige à avouer que nous avions la vie belle par rapport aux camarades engagés sur le front ouest ou est.
La nourriture était à chercher à Unternaching, matin et soir avec nos gamelles. Nous pouvions prendre notre repas sur place ou emmener la nourriture à notre lieu d’hébergement. Le plus souvent nous avons opté pour cette solution.
Une visite surprise
Nous avons vécu une très agréable surprise. La maman de Hans n’a pas hésité à entreprendre le voyage pour visiter son fils. Elle était chargée de victuailles et nous nous sommes régalés en partageant toutes ces bonnes choses avec madame Hottenrott et ses deux enfants. Pour ma part, j’ai tout mis en œuvre pour que Hans puisse passer beaucoup de temps avec sa mère.
Au mois de décembre 1944, j’ai dû accompagner l’adjudant-chef Oberfeldwebel Richter à Premstetten pour y prendre en charge un deuxième émetteur-récepteur radio. J’avais reçu l’ordre d’attendre mon supérieur qui avait sans doute passé la nuit à Munich en galante compagnie, sur le quai de la gare de Munich. Par malchance, je me suis réveillé tardivement.
Je me suis habillé dare-dare et je me suis précipité à la gare de Taufkirchen avec l’espoir que le train aurait un retard assez important pour ne pas louper la correspondance à Munich. J’ai attrapé le dernier wagon et aucun contrôle des billets.
Sur le quai de la gare de Munich, j’ai vu défiler un nombre incalculable de militaire, dont de nombreux gradés. Je fus soulagé lorsque j’ai vu l’Oberfeldwebel à la sortie de l’escalier. Le voyage pour Premstätten a pris trois jours et le ravitaillement laissait à désirer. A Salzbourg, nous avons enfin pu nous restaurer avec une soupe à l’orge. Comme nous avion jeûné, nous avons trouvé ce potage délicieux.
Arrivé à destination, il fallait s’armer de patience pour prendre en charge le nouveau matériel et nous expliquer sur les dysfonctionnements constatés lors de la mise en route du premier émetteur-récepteur. Notre séjour à Premstätten n’a pas dépassé quatre jours et j’ai pris le chemin du retour en espérant arriver à Taufkirchen assez tôt pour pouvoir fêter Noël avec mon ami Hans.
Avant notre départ, le capitaine Frichtner, commandant de notre bataillon de transmissions, nous a confié une caisse en bois contenant sans doute des victuailles et d’autres spécialités à remettre à son épouse habitant Munich, Melusinenplatz 7.
Le jour même de Noël, Hans et moi avons eu la mission d’apporter cette caisse, du reste assez lourde à Madame Feichtner. Malgré nos coups de sonnette répétés, personne n’a ouvert la porte. Que faire de ce colis encombrant ? Nous nous sommes décidés à frapper à la porte de l’appartement du rez-de-chaussée. Une dame fort aimable nous a ouvert. Elle a accepté de donner suite à notre demande : remettre cette caisse à son destinataire. C’était un soulagement, car nous n’avions aucune envie de trimballer cette caisse tout l’après-midi à travers Munich.
Avec la famille Steuber
Nous avions parcouru quelques mètres que nous avons été interpellés par Madame Steuber en disant : « Soldats, c’est Noël aujourd’hui, venez prendre un bout de gâteau et une tasse de thé avec nous ». Nous ne voulions pas déranger, mais comme elle insistait, nous avons accepté son invitation.
Au cours de notre visite, la conversation est tombée sur les alertes aériennes. Madame Steuber n’arrivait pas à capter les informations spécifiques concernant ces alertes. Un défaut d’antenne semblait être la cause de cette carence et nous avons décidé d’y remédier.
J’ai prélevé un câble sur notre stock et munis d’agrafes et d’un marteau, nous nous sommes rendus chez la famille Steuber pour parfaire l’installation et lui permettre de capter la chaîne spécifique des alertes. Par la suite, nous étions toujours les bienvenus dans cette famille composée de quatre personnes, le père, la mère et deux filles Inge et Friedel.
Inge n’a pas fait mystère qu’elle était fiancée et qu’elle lui était fidèle, tandis que Friedel était secrètement amoureuse de mon ami Hans sans le manifester ouvertement. La question « filles » nous paraissait accessoires. Par contre, nous avons trouvé auprès de madame Steubel un accueil presque maternel.
Les dimanches, nous l’accompagnions à la messe et elle nous réservait une petite surprise gastronomique malgré les restrictions alimentaires de l’époque.
Les bombardements presque quotidiens mettaient les nerfs à vif. Nos nouveaux amis partageaient avec nous le sentiment que la guerre était à un tournant. Ils n’avaient aucune sympathie pour le national-socialisme et nous le faisaient savoir. Nous partagions évidemment leurs sentiments.
Nous rendions assez souvent visite à cette famille accueillante et il ne nous était pas désagréable de discuter avec les filles, mais cela n’a jamais dépassé les propos anodins habituels.
Les Américains bavards en vol
Chaque fois, le retour dans la nuit à Taufkirchen nous rappelait à la triste réalité : nous étions en guerre ! Dans notre service, la surveillance des messages se révélait très efficace. Nous étions parfois les premiers à signaler les escadres qui prenaient leur envol dans le sud de l’Italie en direction de l’Allemagne. Capter les Américains n’était pas difficile. Ils étaient très bavards en vol contrairement aux aviateurs anglais plus disciplinés.
Les alliés avaient la maîtrise des airs. Il est arrivé, mais très rarement, que des avions à réaction allemands tentent de s’interposer et nous étions les témoins de ces batailles aériennes, dont les alliés sortaient souvent vainqueurs grâce à leur supériorité numérique.
Nous avions épinglé une grande carte dans notre local et nous suivions l’avancée des troupes alliées. Au départ, nous plantions nos épingles selon les communiqués de l’état major allemand. Ensuite, nous avons pris le risque d’anticiper l’avancée des alliés par leurs informations largement diffusées par les ondes, notamment par le « Soldaten Calais ».
23 novembre 1944 : la libération de Strasbourg
En ce qui me concerne, j’étais heureux d’écouter les stations françaises. C’est ainsi que j’ai appris le jour même, 23 novembre 1944, l’entrée de la division Leclerc à Strasbourg. La libération de l’Alsace était proche, je m’en réjouissais même si j’étais malheureusement privé de nouvelles depuis un bon moment. En effet, les parents avaient été libérés une première fois fin novembre-début décembre 1944, mais à Noël 1944, les Américains ont plié bagages abandonnant plusieurs villages aux Allemands. De vifs combats se sont déroulés dans les environs immédiats d’Auenheim. Les communiqués de l’état major mentionnaient les villages de Herrlisheim, Rittershoffen et Hatten, noms familiers.
1945
Du côté de Munich
Je ne recevais plus de courrier et je me posais la question sur la situation de mes parents. Etaient-ils encore en vie ? Etaient-ils blessés ?
L’offensive de von Rundstett avait ramené les Allemands au village et par l’intermédiaire d’un militaire allemand en bivouac près de la maison familiale, j’ai enfin reçu des nouvelles de chez moi par la « Feldpost » (courrier aux armées).
Comme je l’ai déjà mentionné, l’émetteur et les récepteurs étaient installés dans une pièce d’une grande ferme isolée du village. Le père Laubhart dirigeait l’exploitation en l’absence de son fils. Les travaux agricoles étaient assurés par deux prisonniers.
Nous avions prié le propriétaire de nous vendre un quart de lait, mais il a refusé sous prétexte qu’il avait un fort contingent à livrer. Il a eu tort ! Car au lieu de payer le peu de lait que nous lui avions demandé, nous nous sommes servis sans bourse déliée. Pour notre excuse, notre nourriture ne correspondait pas aux critères énergétiques indispensables à notre âge.
Pour combler notre faim, nous avons fait du porte à porte pour quémander un peu de farine ou un œuf. Habituellement, c’est l’épouse, chef de famille en l’absence du mari, qui nous recevait. Nous y avons rencontré des prisonniers français et nous enviions leur situation. En réalité, ils dirigeaient l’exploitation et il nous est arrivé que la patronne ait sollicité l’autorisation du prisonnier français pour nous vendre un œuf.
Mon ami Hans, s’est avéré être un excellent cuisinier et nous a servi de succulentes pâtes fabrication maison. Hélas ! Les festins furent rares. Il fallait s’en accommoder. Nous étions encore en guerre.
Le sabotage
En nous rendant à notre service, nous avions remarqué un gros câble longeant la route. Il reliait sans doute les états-majors des divisions avec le quartier général allemand. Ce câble, Hans et moi, nous l’avons sectionné. Nous l’avons sectionné tout en sachant que cet acte de sabotage était puni de mort.
Cet acte exécuté, dans notre esprit, pour raccourcir, ne serait-ce que d’un jour la durée de la guerre, n’a pas eu l’efficacité espérée car dans la journée trois soldats ont réparé les dégâts imputant ce sabotage à des prisonniers.
Vous constaterez avec moi que cet acte de bravoure n’a pas eu l’effet escompté. Dès le mois de mars 1944, les attaques aériennes se multipliaient et la ville de Munich a été bombardée à plusieurs reprises.
Au cours de ces missions aériennes au-dessus de l’Allemagne, les avions ont largué différents explosifs, c’est ainsi que Hanjo, le fils Hottenrott, s’est gravement blessé en manipulant un explosif tombé dans un champ. Des camarades ont donné l’alerte et nous avons fait transporter le blessé à un hôpital de Munich. Les blessures ne se sont pas avérées trop graves, car il a pu regagner le foyer familial avant la fin de la guerre.
Un grand trou
Nous suivions pas à pas la progression des troupes alliées et nous avons décidé de mettre au point le déroulement de notre désertion. Nous ne voulions rien laissé au hasard et nous avons creusé un grand trou pour nous servir d’abri dans la forêt bavaroise.
Nous avions réquisitionné quelques planches dans la ferme Laubhaut pour nous protéger de la pluie. Cette toiture improvisée était habilement camouflée par la végétation forestière disponible sur place. Nous avions mis Monsieur Geissler au courant de notre projet et il s’est déclaré prêt à assurer le ravitaillement.
L’armée américaine approchait de Munich, lorsqu’un matin nous avons entendu la radio allemande un appel à la rébellion par le capitaine Gernegros ; Hans et le fils Geissler sont partis à Munich pour se rallier à ce mouvement de révolte, mais sont revenus sans avoir trouvé le moindre trace d’un début de soulèvement.
Il était d’usage de procéder aux promotions de caporal « Gefreiter » après un an de service et de caporal-chef « Obergefreiter » après deux ans. Hans et moi, nous devions donc bénéficier de cet avancement le 28 avril 1945. Mais ces promotions étaient anticipées pour coïncider avec la date anniversaire de Hitler le 20 avril. C’est donc à cette dernière date que cette promotion a été notifiée et inscrite dans notre livret militaire. Mais nous n’avons pas pris la peine de chercher les insignes de notre nouveau grade. Cela ne nous aurait servi à rien. Nous attendions avec impatience la suite des événements.
Notre désertion
Le 28 avril 1945, exactement deux ans après notre incorporation, nous avons été surpris en franchissant la porte de notre local de service. L’adjudant-chef « Oberfeldwebel » Brunhöffer, nous a informés qu’il avait reçu un ordre de repli pour Kufstein en Autriche. Un camion était attendu pour chercher le matériel.
Il nous a donné une heure pour rassembler nos affaires, mais se doutait bien que nous n’avions pas l’intention de revenir et nous a avertis : « Jeunes gens ne faites pas de bêtises, alors que la fin du conflit se dessine ».
Nous l’avons remercié pour sa sollicitude, lui disant qu’il ne devait pas se faire de soucis pour nous. Nous sommes donc rentrés à notre hébergement. Madame Hottenrott n’était pas étonnée que nous abandonnions la glorieuse armée allemande. En revanche, sa fille Magda âgée de seize ans était particulièrement remontée contre nous et était prête à s’opposer avec des seaux d’eau bouillante à l’entrée des Américains dans le village.
Ces propos illustraient l’influence du nazisme dans l’éducation des enfants. Pour l’anecdote, dès décembre 1945, elle tenait compagnie à un soldat américain.
La peur des SS
Nous n’avons donc pas rejoint le groupe en départ pour Kufstein et nous nous sommes mis en route pour le refuge que nous avions aménagé. Nous traversions les champs et j’en ai profité pour me débarrasser de mon fusil. J’ai retiré la culasse pour que cette arme ne soit plus utilisable. Je l’ai enfouie profondément dans la glaise.
Vers la tombée de la nuit, mon ami Hans et Helmut Karius sont partis sans nouvelles. Ils se sont arrêtés chez Madame Hottenrott toute tremblante. En effet, on avait signalé notre désertion et les SS ont fouillé de fond en comble la maison. En vain mais ils ont déclaré haut et fort qu’ils retrouveraient ces cochons.
Sur le chemin du retour au refuge, ils ont aperçu des militaires de notre unité chargés de nous retrouver. Ils sont restés blottis dans un fossé jusqu’à ce que tout danger fut écarté. Ils ont eu chaud !
Nous étions donc des déserteurs isolés dans la forêt. Le temps nous paraissait interminable et nous avons guetté avec impatience la venue du père Geissler avec le ravitaillement. Il nous a recommandé la prudence.
Il est évident que nous ne pouvions pas passer les jours et les nuits sans bouger et nous nous aventurions jusqu’à la lisière de la forêt pour découvrir au loin les troupes américaines.
A côté de notre refuge, des chasseurs avaient construit un poste de guet. Nous en profitions pour scruter l’horizon. Un jour, un officier de la Wehrmacht s’est promené seul sur un sentier à proximité de chez nous. Nous ignorions s’il nous cherchait. Nous étions prêts à nous défendre. Au bout d’une heure il est reparti comme il était venu.
Une autre grosse frayeur, une troupe de SS avec chars et bazookas a fait halte à 200 mètres de notre repère, sans doute étaient-ils chargés de ralentir la marche en avant des Américains. Cette troupe est repartie sans nous découvrir.
Les journées sont longues, si on reste inactif et nous étions impatients de quitter notre abri sans encombre. De guerre lasse, nous avons profité d’une nuit sans clair de lune pour nous rendre à la ferme Laubhart, qui comme je l’ai déjà signalé, était isolée.
Laubhart et sa servante s’étaient réfugiés dans la cave. Ils avaient installé des matelas pour passer la nuit le plus confortablement possible. Nous avons décidé de rester à la ferme et de nous coucher sur les sommiers des lits de M. et Mme Geissler, les matelas étant déposés à la cave.
A dix heures du soir, Monsieur Geissler nous invite à nous cacher dans la grange reliée à une petite ouverture à la ferme, car des SS venaient de pénétrer dans la maison. Il étaient venus pour se réchauffer et prendre une boisson chaude et ils sont repartis sans crier gare. Pour notre part, nous n’avons pas attendu la levée du jour pour rejoindre notre refuge dans la forêt.
L’arrivée des Américains
Le 1er mai 1945, nous nous sommes réveillés sous la neige, ce qui ne nous simplifiaient pas notre existence, car il ne fallait pas laisser de traces. Heureusement que la neige a fondu sous les rayons du soleil printanier, mais les champs que nous devions traverser pour rejoindre la ferme étaient transformés en véritable bourbier.
Nous nous trouvions dans le no man’s land, pas d’Allemands, ni d’Américains en vue. Nous décidâmes donc de retourner à la ferme pour attendre l’arrivée libératrice américaine.
J’étais toujours en possession du revolver remis par l’officier bulgare. J’estimais qu’il valait mieux s’en débarrasser, car même comme déserteur de l’armée allemande les Américains pouvaient en prendre ombrage et se poser la question de l’origine de cette arme, même si je portais l’uniforme de prisonnier français.
Je me suis donc mis en quête d’une bêche dans le hangar de sa ferme et j’ai enfoui mon revolver dans la terre. Tandis que je comblais le trou, je me suis trouvé face à face avec deux soldats SS motorisés qui pointaient le fusil mitrailleur sur ma poitrine en me demandant : « Wo ist der Bauer ? (Où est le paysan ?). Sans perdre mon sang-froid, j’ai répondu « : « nichts vertschen ! (je ne comprends pas) et ils sont partis à l’assaut de la ferme sur laquelle flottait déjà le drapeau blanc. Ils l’ont détaché de sa hampe et sont repartis vers le sud en le brandissant comme trophée.
Je dois avouer que j’avais eu peur lorsque je me trouvais face à ces énergumènes et je croyais ma dernière heure arrivée. Je n’ai dû mon salut qu’à la maîtrise de ma peur et à mon sang-froid.
J’ai rejoint mon ami Hans qui, avec la famille Geissler guettaient l’arrivée des Américains sur le balcon. Hans était en civil grâce à madame Geissler qui lui avait refilé un costume de son fils.
Il était 11 heures, lorsque les Américains sont traversé le village sans le moindre coup de feu.
Nous étions sauvés et non à la fin de nos tribulations. Fallait-il encore se cacher ? Etions-nous à l’abri d’une perquisition de l’immeuble ? Nous avons donc opté pour un retour à notre refuge en forêt.
Un enclos pour les prisonniers
La nuit nous percevions nettement le bruit des chars et des camions se dirigeant vers le sud de la Bavière et l’Autriche. Le lendemain, nous avons découvert à 500 mètres de nous que l’on construisait un enclos en fil de fer pour parquer les prisonniers Allemands de plus en plus nombreux. Des jeeps sillonnaient les alentours et de temps en temps nous entendions des coups de fusil, sans doute en direction de ceux qui tentaient de s’évader.
Notre refuge devenait de plus en plus précaire. Nous avons donc quitté la forêt pour nous réfugier à la ferme. La paille et le foin nous semblaient un chevet très doux par rapport à la terre. Le retour à la ferme ne fut pas une sinécure.
Les champs étaient recouverts d’une petite couche de neige. Les Américains faisaient tourner de puissants projecteurs autour des camps pour éviter toute évasion. C’est en rampant pour ne pas être repérés que nous sommes parvenus à la ferme.
L’uniforme de prisonnier français
Revêtu de l’uniforme de prisonnier, je m’imaginais que je pourrais rejoindre le camp des prisonniers français. J’ai donc sollicité le prisonnier originaire de Pessac que l’on me réserve une place parmi ses camarades.
A mon grand désarroi, après consultation de l’ensemble des anciens prisonniers, l’unanimité ne s’est pas dégagée en ma faveur. Ils avaient peur d’avoir des histoires avec les Américains parce qu’ils hébergeaient un déserteur allemand.
Cette décision m’a évidemment énormément déçu et j’ai ressenti comme une profonde injustice, car au risque de ma vie, je leur fournissais des informations d’une radio qu’il était interdit d’écouter et que je ne faisais pas mystère que je me sentais français victime du nazisme.
Heureusement, il y a un revirement le lendemain et j’avais trouvé un gîte au camp. Pour régulariser ma situation, l’homme de confiance, chef de camp, m’a informé qu’un officier siégeait auprès de l’état-major américain à Munich et qu’il était habilité à accorder le droit de séjour dans les camps de prisonniers.
Il m’a confié une lettre à remettre à l’officier dans laquelle il certifiait que dès mon arrivée dans le pays, je me suis conduit en bon français en communiquant aux prisonniers les nouvelles des radios étrangères malgré les dangers que je courrais et que j’ai déserté à la première occasion.
J’avais récupéré une bicyclette provenant des stocks de l’armée allemande. C’est donc en vélo, que je me suis rendu à Munich pour obtenir ce fameux sésame. Munich avait subi de nombreux bombardements et était une ville sinistrée.
En me dirigeant vers le bureau de l’état-major américain, une chaussure s’est déliée. J’ai appuyé le vélo contre une grande poubelle. Il s’en dégageait une odeur morbide, car elle contenait une tête d’homme.
S’agissait-il d’un règlement de compte, d’un crime, d’une victime de la guerre ou des bombardements ? J’avais hâte de quitter cet endroit pour arriver enfin à l’état-major pour présenter à l’officier de liaison la lettre remise par l’homme de confiance.
La route du retour
Cet officier m’a félicité pour mon patriotisme et m’a rendu la lettre avec l’inscription : « est autorisé à séjourner au camp de Berg am Laim auquel était rattaché le commando de Taufkicchen ». J’étais rassuré et j’attendrais la signature de l’armistice du 8 mai 1945 pour songer à mon rapatriement en Alsace. Rentrer à la maison devenait maintenant le principal objectif.
Hans ne pouvait rentrer que par ses propres moyens. Il a pris la décision de se mettre en route avec Helmut Karius pour regagner Worms. Nos routes se sont donc séparées le 3 mars 1945 et la poignée de mains d’adieu était empreinte d’un sentiment de tristesse.
Hans a mis 12 jours pour arriver à Worms. Les prisonniers s’interrogeaient sur la date de leur rapatriement. Aucun signe d’un départ proche. Un prisonnier originaire avec lequel je m’entendais bien, était impatient de revenir au pays. Je lui ai trouvé un vélo à la même source que le mien et nous avons décidé de nous mettre en route le 15 mai 1945.
Avant de prendre la route du retour, je tenais à faire mes adieux à la famille Steubert. Je me suis rendu à Munich pour les remercier de leur cordial accueil. Madame Steubert constatant que je n’avais pas de veste civile, m’a remis un blouson qui m’a encore servi bien des années plus tard. Je les ai informés que mon ami Hans avait entamé une longue marche pour rentrer chez les siens à Worms. Friedel, la fille de Mme Steubert a alors fondu en larmes.
J’étais donc en possession de tous les laisser-passer nécessaires pour envisager les modalités du retour dans ma patrie. J’avais hâte d’avoir des nouvelles de ma famille et de mon amie. Ce fut donc le départ de Taufkirchen le matin du 15 mai 1945, muni des provisions provenant des colis de la Croix-rouge et des organismes d’aide aux prisonniers de guerre.
Nous avons pédalé à une allure très honorable. Nous avons mis deux jours de Taufkirchen à Bad Urach avec une halte à Blaubeuren, où nous avons été très bien accueillis par une fermière très sympathique et, avec son autorisation, nous avons passé la nuit dans le foin.
Nous n’étions pas les seuls, d’autres compagnons ont partagé la même litière. Durant ces deux premiers jours, nous avons traversé des villes en ruines à la suite des bombardements. Spectacle dantesque !
La route de Blaubeuren à Bad Usach fut sinueuse et vallonnée et notre rythme de croisière s’en est fortement ressenti. Un dernier obstacle pour arriver à Bad Usach, une montagne à escalader. Je m’envolais littéralement à l’assaut de ce sommet sans me rendre compte que mon compagnon avait mis pied à terre pour gravir cette montagne en poussant son vélo. C’était donc une arrivée en solitaire au sommet, qui marquait la séparation des zones d’occupation française et américaine.
En zone d’occupation française
Des militaires américains y étaient en faction et arrêtaient toutes les personnes voulant passer d’une zone à l’autre. Les Allemands étaient rassemblés sur les bas-côtés, mélangés avec des prisonniers serbes, russes, et de diverses nationalités.
J’ai évidemment fait halte et la sentinelle m’a demandé ma nationalité. J’ai répondu :
« French »
O.K.
et un signe de la main m’indiquait que la voie était libre et je me trouvais en zone d’occupation française.
Je me suis mis à dévaler cette montagne en quatrième vitesse en espérant que mon compagnon ne tarderait pas à me rejoindre. J’ai patienté de longues minutes assis sur un banc à l’entrée de la ville. J’ai interpellé une patrouille pour lui faire part du souci que je me faisais sur le sort de mon camarade.
Le chef de patrouille m’a conseillé de prendre patience et il m’a invité à me rendre par la suite dans le meilleur hôtel de la ville. Pour être patient, il fallait être patient, car mon compagnon n’est arrivé que plus de deux heures plus tard.
Tour de suite, direction de l’hôtel où nous avons été très bien reçus. Après le repas, très apprécié, on nous a informés qu’un autobus était réquisitionné pour rapatrier les prisonniers français jusqu’au bord du Rhin, frontière entre l’Allemagne et la France. Nous étions ravis de cette proposition et avons déclaré que nous étions partie prenante.
Le17 mai 1945 au matin nous avons pris place dans le car avec nos bagages et nos bicyclettes.
Départ donc vers la France. Nous espérions arriver vers midi à Kehl, mais nous avons pris du retard. Le joint de culasse du bus avait rendu l’âme et il fallait le remplacer, ce qui n’était pas chose facile dans un temps de pénurie.
L’autobus a fait demi-tour à Korck et mon ami et moi, nous sommes arrivés sur les bords du Rhin entre 18 et 19 heures. Une sentinelle nous a barrés la route. Vous imaginez notre immense déception, être si près du but et devoir renoncer !
Apte à traverser le Rhin
J’ai lâché le mot de Cambronne et la sentinelle a pris ce mot comme une insulte personnelle et nous a conduits devant le capitaine, qui a bien compris notre état d’âme et nous a informés qu’il y avait un camp de rassemblement de toutes les personnes rapatriées à Korck.
Retour donc à Korck. A notre arrivée les bureaux étaient fermés, mais la cuisine roulante était en service ce qui nous a permis de nous restaurer. Avant de pouvoir rentrer en France, il fallait passer par la sécurité militaire. Pour être sûrs d’être questionnés les premiers, nous avons passé la nuit à la belle étoile à proximité du bureau de la sûreté chargé de nous interroger, ceci pour éviter que les collaborateurs réfugiés en Allemagne ne se glissent parmi les prisonniers.
Aucun problème en ce qui me concerne pour obtenir le fameux sésame. Il a suffi que je présente le certificat de l’état-major de Munich. L’officier de service m’a félicité pour ma conduite. Avant d’être libérés, obligation de se doucher et suivre un traitement au D.D.T. pour éliminer les insectes qui auraient pu prendre demeure chez un soldat. Nous étions maintenant aptes à rentrer en France et nous avons utilisé nos vélos pour retourner à la frontière.
Cette fois-ci, nous n’avons pas été refoulés, mais la sentinelle nous a donné l’ordre d’abandonner nos précieuses bicyclettes. Comment poursuivre notre route ? On arrêterait un véhicule pour traverser le Rhin. A peine quelques instants après, une fourgonnette était stoppée et nous sommes montés à bord. J’ai remarqué que sous une couverture était camouflé un poste de radio et j’ai fait part au chauffeur que l’on venait de nous confisquer nos bicyclettes.
Il a répondu : « Qu’attendez-vous pour les charger ? » Il a mis son moteur en route, j’ai sauté du véhicule, balancé les vélos sur la plate-forme et retour sur la fourgonnette qui démarre en trombe pour traverser le Rhin.
Sur le sol de France
Il était entre 10 et11 heures quand j’ai refoulé le sol de France.
En route pour la dernière étape. J’ai accompagné mon camarade jusqu’à la gare de Strasbourg pour qu’il puisse prendre le train pour Paris et sa Normandie. Le vélo laissé sur place lui a été envoyé par la suite.
Avant d’entamer la dernière étape, je voulais prendre des nouvelles des parents. Je me suis donc rendu chez la sœur de papa qui habitait rue de l’Aimant à Strasbourg. J’ai eu des nouvelles rassurantes en ce matin du 18 mai 1945 et lors du déjeuner, on m’a décrit la situation de l’Alsace et c’est là que j’ai, pour la première fois, entendu parler du Struthof et des camps d’extermination. Je n’en avais jamais entendu parler auparavant. Je ne connaissais que l’existence du camp de redressement de Schirmeck.
Dans l’après-midi, j’ai pédalé vers Auenheim où je suis arrivé le 18 mai 1945 à 18 heures. M’apercevant, le chien s’est mis à aboyer, mais a cessé immédiatement lorsqu’il a perçu mon sifflement habituel.
Ma mère était devant la lessiveuse emmurée dans le hangar et discutait avec un voisin qui s’est retourné vers moi et a dit à ma mère : « Regarde qui arrive ! » Ma mère s’est précipitée pour me serrer dans ses bras en disant : « Est-ce bien toi ou ton esprit ? »
De retour
« J ’étais complètement déphasé »
C’était bien moi, en chair et en os. Quelques jours plus tard, ce fut la Pentecôte et maman a préparé un délicieux repas pour fêter mon retour. Le lundi de Pentecôte, ma sœur et moi, accompagné de quelques amis rescapés de cette tourmente, nous sommes allés à pied en pèlerinage à Marienthal pour accomplir le vœu fait à la Sainte Vierge, si nous revenions sain et sauf de la guerre.
Revenir de la guerre est une chance pour chaque soldat, car chacun de nous était un jour ou l’autre à la merci des balles.
Comme de nombreux camarades incorporés de force, j’étais complètement déphasé par rapport à mon environnement, par rapport à ces fêtes de la libération avec musique et bals. Une soif de s’amuser pour rattraper le temps perdu. Je me sentais étranger à ce tintamarre et puis, on vantait la résistance, tandis que nous étions les soldats honteux. J’avais bien conscience que nous n’avions pas pris part à la victoire.
Pourtant, tous les Alsaciens n’étaient pas engagés dans la résistance. Ce n’était pas le cas !
Cette résistance concernait une minorité surtout fin 1944 et 1945. Parmi les Alsaciens, il y avait aussi des nazis. Des chambres civiques ont été crées pour les juger.
La majorité de la population était francophile même si, en 1940, les anciens pensaient qu’il fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur. Après tout, on ne vivait pas trop mal sous l’empire germanique.
Fuir ou rester en Alsace en 1940 ou 1941 ?
Une question : Pourquoi n’avoir pas fui l’Alsace en 1940 ou 1941 ? J’avoue y avoir songé, sans doute comme d’autres camarades, mais je n’ai su comment contacter un passeur. Il est vrai qu’ils travaillaient dans l’ombre pour préserver le réseau.
Je me suis même une fois rendu à Orbey, au Bonhomme, villages situés au sommet des Vosges. Je n’ai rencontré personne qui aurait pu faciliter mon évasion et échapper ainsi à mon incorporation dans l’armée allemande. Et puis, avais-je le droit d’exposer mes parents à une transplantation dans un pays à l’est de l’Allemagne? Ce fut un cas de conscience, j’en conviens et j’ai estimé que je n’avais pas le droit de faire subir à mes parents les conséquences de mes actes.
L’horreur de la guerre
Je suis revenu avec une profonde horreur de la guerre. Celle de 1939/1945 fut particulièrement cruelle. C’est sans doute pour cela que je n’ai pas voulu que l’on me remette la croix du combattant ou la médaille de réfractaire.
J’étais heureux d’être revenu sans trop de dommages et vers le 10 juillet 1945, j’ai repris mon vélo pour un périple à travers l’Alsace. Tout d’abord à Strasbourg, où j’avais encore quelques formalités à remplir. A Benfeld où j’ai retrouvé la tante Caroline chez qui j’avais passé d’agréables vacances par le passé. A Ribeauvillé où j’avais travaillé durant 11 mois durant la guerre. A Kaysersberg chez l’oncle Jean où j’ai passé le 14 juillet, à Reguisheim pour rendre visite à l’oncle curé qui m’écrivait toujours régulièrement.
A Ribeauvillé, j’ai revu mon amie qui n’a pas manifesté beaucoup de joie à me revoir. Nous sommes allés ensemble jusqu’à Dusenbach, pèlerinage marial. Sur le chemin du retour, elle m’a avoué qu’elle avait une liaison avec un soldat autrichien, en convalescence à Ribeauvillé. Elle avait même passé avec lui des vacances en Autriche. Ce fut un choc. J’ai encaissé le coup et comme d’autres camarades partis à la guerre et compagnons d’infortune, j’ai tiré un trait sur cet amour de jeunesse.
Des amitiés sont nées
Du mal ressort souvent une chose de bien, nous a déclaré notre ami Robert Meynard, un ami d’Amérique, qui logeait en 1944/1945 dans l’immeuble où habitait mon épouse. Sans la guerre nous ne nous serions jamais rencontrés, disait-il.
Une consolation : des amitiés se sont nouées durant la guerre, prémices de l’amitié qui unit maintenant les deux peuples, la France et l’Allemagne. On ne peut que s’en réjouir.
Une autre consolation : Je n’ai tué personne et les balles tirées de mon fusil sont allées mourir dans les étoiles.
La conclusion de mon récit :
« Plus jamais la guerre ! »
Albert Ritzenthaler, Obernai 2002