Appel à la mobi­li­sa­tion

Commentaire (0) Mémoire

 

ernewein.jpgBernard Erne­wein,
pupille de la Nation
et président de l’as­so­cia­tion
OPMNAM
(Orphe­lins de pères
« Malgré-Nous »
d’Al­sace-Moselle),
revient sur sa vie où l’ab­sence de son
père, mort dans un uniforme qu’il
avait endossé de force, pèse toujours.

M. Erne­wein, vous êtes vous-même fils
de Malgré-Nous tué sur le front de
l’Est ?

Oui, je n’ai pas connu mon père arra­ché à sa
famille, trois semaines aprèsma nais­sance, en
février 1944.

Je suis né à Hague­nau et j’ai été élevé chez
mes grands-parents mater­nels à Batzen­dorf,
petit village alsa­cien d’en­vi­ron 600 habi­tants
à l’époque ; 21 incor­po­rés de force ne rentrèrent
jamais.

D’après ce que je sais, mon père ne pensait
pas être incor­poré de force ! Les Alle­mands
avaient annoncé que seules les classes 1920 à
1924, n’ayant pas servie dans l’Ar­mée française,
seraient mobi­li­sées. Or, mon père effec­tua
de 1936 à 1940, trois années et demie
de services, de rappels et de capti­vité à partir
de juin 1940. En réalité, 21 classes d’âge, de
1908 à 1929, furent incor­po­rées de force dans
la Wehr­macht, la Krieg­sma­rine, la Luft­waffe
ou les Waffen-SS.

Libéré comme tous les Alsa­ciens-Mosel­lans à
l’au­tomne 1940, il s’oc­cupa d’une petite entre­prise
de trans­port dont le ramas­sage du lait. Il
fut porté disparu lors de la grande offen­sive
russe de janvier 1945. Il avait 30 ans.
Quelques années plus tard, il fut déclaré décédé
le 18 janvier 1945 en Südost­preus­sen, en
Tché­co­slo­vaquie.

En février, la famille perdit égale­ment un fils
de 22 ans, mon oncle Jean, le frère de ma
mère, et deux de leurs cousins. Toutes les victimes

du village, civiles et mili­taires des trois
guerres, sont recen­sées dans un ouvrage retraçant
son histoire.

Mes recherches auprès des orga­nismes alle­mands
indiquent que le nom de mon père figu­re­rait
dans les registres d’un ossuaire en
Pologne, à Mlawka. Certai­ne­ment aura-t-il
été, comme tant d’autres, jeté dans une fosse
commune. Puis les osse­ments auront été
trans­fé­rés dans un Versamm­lung­sfried­hof
(ossuaire).

Comme pour ses cama­rades, il n’y a aucune
mention de natio­na­lité sur les docu­ments
four­nis par la WAST à Berlin. Comme s’ils
étaient des apatrides !

Que savez-vous de ce père que vous
n’avez pas connu ?

Je ne sais rien de plus de mon père . C’était
l’époque où l’on ne se confiait pas aux enfants.
Je fais partie de la géné­ra­tion « Tais-toi et
mange » ou « T’es trop petit pour comprendre
 ». C’est le seul reproche que l’on puisse faire à
cette géné­ra­tion de Malgré-Nous, celui d’avoir
jeté un voile pudique sur leurs malheurs. Il est
d’au­tant plus diffi­cile pour nous de trans­mettre
la Mémoire.

Chez moi, tout le monde faisait comme s’il ne
s’était rien passé, comme dans une famille ordi­naire,
mon oncle et mon grand-père prenant
tout natu­rel­le­ment le relais d’un père
comme momen­ta­né­ment absent.

Les trois sœurs de ma mère et ma grand-mère
me couvaient comme la prunelle de leurs
yeux : « Fais atten­tion à ceci, à cela », « Tu as
trop chaud ou trop froid »… Jamais de cris, ni
de pleurs. La vie conti­nuait. J’avais des copains,
nous jouions au foot, suppor­tions
l’équipe fanion devenu cham­pionne d’Al­sace.
Durant mes vacances, jusqu’à l’âge de 18 ans,
je parti­ci­pais acti­ve­ment au travaux des
champs et le dimanche aux tour­nois de foot.
De quelle manière cette tragique histoire
a-t-elle pesé sur votre vie ?

Ma vie n’a rien eu de parti­cu­lier jusqu’à l’âge
de 10 ans. Mais ma mère, restée veuve, a eu
sa vie brisée par le décès de son mari. Sa tris­tesse,
ses tracas et ses soucis l’ont empê­ché de
vivre une vie normale. Cette situa­tion a forcé­ment
rejailli sur moi, mais ni l’un, ni l’autre,
ne voulions le montrer.

Mon oncle s’est marié alors que j’avais 10 ans.
Ma mère, ma tante Floren­tine et moi avons
dû cher­cher un ailleurs. Pour moi, cet ailleurs
a été un collège à Belfort. C’était à la fois un
déchi­re­ment et une grande chance, même si
mon hori­zon se rédui­sit, plusieurs années durant,
à un dortoir Comme beau­coup d’or­phe­lins,
à la perte de l’af­fec­tion et du soutien d’un
père s’ajou­taient celles de l’en­tre­prise et de la
maison fami­liale, non exemptes de quelques
spolia­tions, avec la compré­hen­sion et les
conseils de notaires, pour lesquels la veuve et
l’or­phe­lin ne présen­taient aucun inté­rêt.

Dès mon jeune âge, j’avais été marqué par
l’ins­crip­tion du nom de mon père sur la
tombe fami­liale alors que porté disparu, cette
sépul­ture était fictive. Bien plus tard, en 1974, je connus d’in­tenses émotions en Norman­die – terre d’His­toire et de Mémoire -, lors de
multiples visites des plages du débarque­ment,
avec ma mère, ma tante, des parents, des amis
et des groupes, et notam­ment au cime­tière
mili­taire améri­cain de Colle­ville-sur-Mer. Ces
10 000 croix blanches et cet immense « Mur
des Noms » devinrent mon lieu de recueille­ment,
symbole du sacri­fice de toute une jeunesse
pour libé­rer le monde de la folie
meur­trière des Hommes. Par notre présence,
nous rendions ainsi un dernier hommage à
ces GIs venus de tous les Etats d’Amé­rique.

Mais nos pensées, nos regards embués se portaient
aussi par delà le temps et l’es­pace, làbas
à des milliers de kilo­mètres, vers l’Est,
vers les Nôtres, gisant quelque part sans sépul­ture.
J’y vis bien des mouchoirs furtifs essuyer des
larmes qui se voulaient discrètes, beau­coup
comme pour s’en excu­ser avouant leur impuis­sance,
voire se culpa­bi­li­sant de n’avoir
rien entre­pris pour leurs proches.

Inauguration du MAMC’est donc là que, d’an­nées en années, a pris
forme l’idée de l’édi­fi­ca­tion d’un Mémo­rial,
un « Mur des Noms », en terre natale, des incor­po­rés
de force d’Al­sace et de Moselle tués
ou dispa­rus, mais aussi de toutes les victimes
civiles et mili­taires des trois conflits (1870–
1871, 1914–1918 et 1939–1945). Dans notre région,
il n’y a toujours pas de lieu de recueille­ment en hommage aux « enfants que
la France n’avait pas su proté­ger » pour reprendre
une phrase du président de la Répu­blique
Jacques Chirac. Ce « Mur des Noms »
va fina­le­ment voir le jour grâce à l’As­so­cia­tion
des Amis du Mémo­rial d’Al­sace-Moselle
(AMAM – 03.88.47.45.54) qui, par la voix de
son vice- président Jean-Jacques Meysem­bourg – en accord avec son Conseil d’ad­mi­nis­tra­tion
et le président Marcel Spis­ser -, nous
a proposé de l’ins­tal­ler le long du chemin d’ac­cès
menant au Mémo­rial de Schir­meck.

Aujourd’­hui nous sommes en mesure d’an­non­cer
quelques bonnes nouvelles : le Conseil
Géné­ral de Moselle vient de créer une struc­ture
avec un portail Inter­net pour les recherches
des victimes et un projet de Musée
à Grave­lotte sur le thème de la Mémoire patrio­tique.
Et L’Ami hebdo, avec le concours de
l’AMAM et de l’OPMNAM, se propose de centra­li­ser
les données recueillies pour établir la
liste de tous les incor­po­rés de force, hommes
et femmes, et de les mettre, au fur et à mesure,
sur son site Inter­net consa­cré aux Malgré-
Nous.

Nous espé­rons que d’autres asso­cia­tions,
mais aussi les mairies et les conseils géné­raux
de trois régions join­dront leurs efforts aux nôtres.

Est-ce l’ab­sence de votre père qui vous
a incité à fonder l’OPMNAM ?

Chaque Pays honore ses soldats, ses fils qui
sont tombés pour défendre la Patrie ou préser­ver
la vie des membres de leurs familles.
Rien de semblable en Alsace-Moselle ; point
de lieu de recueille­ment rassem­blant la Mémoire
des 40.000 tués et portés dispa­rus, « 
de ses enfants que la France n’avait pas su
proté­ger », un euphé­misme employé à deux
reprises par le Président de la Répu­blique
pour stig­ma­ti­ser l’aban­don par l’Etat français
des Juifs (1995) et des Harkis (2001).

En 1940, 1942 et jusqu’au dernier prison­nier
libéré en 1955 des horribles camps russes, ces
autres enfants que la France avait aban­don­nés
portaient aussi le nom d’Al­sa­ciens et de
Mosel­lans ! Mais, pour nos pères, livrés pieds
et mains liés aux barbares nazis, dégra­dés
dans leur honneur, aucune parole n’a jamais
été pronon­cée en leur faveur, par aucun président
de la Répu­blique, alors que cela a pour­tant
été fait pour un autre Alsa­cien, le
capi­taine Drey­fus. C’est donc à nous, leurs fils
et leurs filles, de leur rendre hommage.

L’ab­sence d’un père est d’au­tant plus cruel­le­ment
ressen­tie lorsqu’il s’agit d’une mort
inex­pliquée, injuste, inhu­maine, program­mée
par d’autres, par un pays alors ennemi et dont
les Alsa­ciens et Mosel­lans ne parta­geaient en
aucune façon la folie meur­trière et l’idéo­lo­gie
raciste.

Toutes les recherches sur Inter­net ou ailleurs
d’une asso­cia­tion spéci­fique n’ayant rien
donné, nous avons décidé de créer la nôtre, loi
1901 dont le champ d’in­ter­ven­tion se limi­te­rait
aux seuls Orphe­lins de Pères Malgré-
Nous d’Al­sace-Moselle, hors influences
d’ins­tances natio­nales dont ne peut pas dire
qu’elles se soient jamais réel­le­ment préoc­cu­pées
de nous. Ceci nous auto­rise une liberté
de ton et d’ac­tion n’ayant pas à en réfé­rer en
haut lieu, pour faire abou­tir nos projets et nos
justes reven­di­ca­tions.

Je me dois de préci­ser que l’OPMNAM est davan­tage
orien­tée sur les recherches, le rappel
à l’His­toire et aux respon­sa­bi­li­tés propres de
chaque pays. En effet, ayant fait l’amère
consta­ta­tion que les oubliés de l’His­toire en
France, en Alle­magne, y compris en Alsace-
Moselle, étaient davan­tage encore que les
Malgré-Nous qui se sont struc­tu­rés en diverses
asso­cia­tions, les orphe­lins de pères
tués ou portés dispa­rus bien trop discrets ces
60 dernières années.

La ques­tion que nous nous posons est la suivante
 : avons-nous été oubliés ou volon­tai­re­ment
mis au banc ? En effet, depuis 2002,
nous cher­chons à connaître le nombre d’or­phe­lins
ou de pupilles de la Nation. Or nos recherches
sont restées infruc­tueuses, bien que
nous ayons contacté de multiples orga­nismes
dont le Minis­tère des Anciens Combat­tants ou
l’ONAC. Cette situa­tion d’échec nous paraît
curieuse lorsque l’on sait que les juge­ments
d’adop­tion sont réper­to­riés au Tribu­nal d’Ins­tance
des trois dépar­te­ments.

Quels sont les buts de l’OPMNAM ?

Orphelins de Malgré-Nous au MAMJusqu’en décembre 2005, notre asso­cia­tion
était en fait une amicale qui, dès 1998, a proposé
aux conseils géné­raux de la Moselle, du
Bas et du Haut-Rhin de mener une grande enquête,
à l’in­di­vidu près, pour établir la liste
des Malgré-Nous tués ou portés dispa­rus.
Celle-ci devait servir à la créa­tion du « Mur
des Noms » que nous avons déjà évoqué.
Outre la réali­sa­tion de ce « Mur », l’OPMNAM
a pour but essen­tiel de veiller à ce que la
mémoire de nos pères ne soit pas bafouée par
des propos diffa­ma­toires, néga­tion­nistes et
révi­sion­nistes récur­rents qui sont large­ment
propa­gés par certains de nos conci­toyens. Le
Minis­tère des Anciens Combat­tants fait
fausse route lorsqu’il revi­site l’His­toire, trans­for­mant le crime de guerre de l’In­cor­po­ra­tion
de force en « un strict conflit entre Etats » où
nos pères « seraient morts aux combats ».

Cette version offi­cielle des faits doit sans
doute permettre à l’Etat
d’échap­per aux respon­sa­bi­li­tés
qui lui sont propres.
Cette atti­tude est
inac­cep­table. Elle est
condam­nable par les lois
de notre pays et par la
Cour Euro­péenne des
Droits de l’Homme de
Stras­bourg. Nous en
avons déjà fait part au Ministre
délé­gué aux Anciens
Combat­tants.
Nous oeuvrons aussi pour
la défense des orphe­lins
de Malgré Nous qui ont
connu les mêmes trau­ma­tismes
que les autres,
mais pas le même degré
de recon­nais­sance de la
part de l’Etat français ou
de l’Al­le­magne. Ainsi,
nous avons été écar­tés,
sans grande réac­tion de
nos élus, de toutes mesures
de répa­ra­tions y
compris celles alle­mandes,
accor­dées à d’autres caté­go­ries d’or­phe­lins. Nous en igno­rons
la raison.

Aussi, les doulou­reux souve­nirs de nos pères
tués ou dispa­rus, offi­ciel­le­ment « morts pour
la France », remontent à la surface face à
l’amné­sie et à l’aban­don à notre triste sort par
l’Al­le­magne qui a fait de nous des Orphe­lins
et par la France qui nous a igno­rés, voire spoliés
de certaines indem­ni­sa­tions ou mesures
de répa­ra­tions nous relé­guant, comme nos
pères et tous leurs cama­rades incor­po­rés de
force, au rang de parias.

En effet, ni l’Al­le­magne (que je quali­fie­rais de
Ponce Pilate), ni la France (toujours frap­pée
d’Alz­hei­mer pour les ques­tions qui ne lui font
pas honneur) n’ont daigné s’in­té­res­ser à notre
projet d’un lieu de recueille­ment avec un
« Mur des Noms » que nous avons plusieurs
fois présenté depuis le 28 juin 2000. Ce
« Mur des Noms », qui me tient parti­cu­liè­re­ment
à coeur, sauve­gar­de­rait la Mémoire de
nos 40 000 fils, époux, pères, frères, cousins,
amis, tués ou portés dispa­rus dont les iden­ti­tés
seraient regrou­pées côte à côte par commune
d’ap­par­te­nance. Il serait preuve de leur
exis­tence et du sacri­fice ultime de leur vie
pour proté­ger les membres de leurs familles.
C’est l’hon­neur de nos pères ! Quelle plus
belle preuve d’amour ?

Pour en reve­nir au « Mur des Noms »,
c’est bien un recen­se­ment à la vie près
qui est envi­sagé ?

mur-noms.jpgTout à fait. Le recen­se­ment de nos 40 000
tués et portés dispa­rus – un nombre commu­né­ment
admis -, outre l’im­por­tance qu’il revêt
pour le « Mur des Noms », sera la dernière occa­sion
de mieux connaître le destin tragique
de nos fils, époux, pères, frères, cousins, amis,
grâce à la parti­ci­pa­tion des anciens Malgré-Nous et des orphe­lins au sein de leurs communes
respec­tives.

L’Ami hebdo, qui s’est spon­ta­né­ment proposé
pour nous consa­crer son portail Inter­net (« 
Compren­dre… l’in­cor­po­ra­tion de force »,
www.malgre-nous.eu) recueille­rait les fiches
de recen­se­ment non seule­ment des 40 000
morts et portés dispa­rus, mais aussi des 130000 incor­po­rés de force. Un travail de titan…

Je pense qu’il serait souhai­table qu’une fiche
de rensei­gne­ment soit publiée dans l’en­semble
des organes de presse de la région.
Dès à présent, il convient de recueillir le maxi­mum
d’in­for­ma­tions sur les iden­ti­tés et les
parcours mili­taires des Malgré-Nous et des
Malgré-Elles de chaque famille. J’es­père que
jeunes et moins jeunes se mobi­li­se­ront pour
que cette grande enquête histo­rique soit un
véri­table succès.

Deux asso­cia­tions sont déjà asso­ciées à ce
projet : l’ANPNOGD (Asso­cia­tion Natio­nale
des Pupilles de la Nation, Orphe­lins de
Guerre ou du Devoir – 03.83.22.84.72) et les
Fils de Tués (03.88.33.26.09).

Par ailleurs, le président de la Répu­blique,
Jacques Chirac, nous a fait savoir, le 27 juillet,
« qu’il était sensible à notre projet d’un « Mur
des Noms » consa­cré aux Alsa­ciens-Mosel­lans
portés dispa­rus lors du dernier conflit
mondial ». Enfin, le ministre délé­gué aux Anciens
Combat­tants, Hamlaoui Méka­chéra,
nous a précisé, le 28 août dernier, « que le devoir
de Mémoire, notam­ment à l‘égard des
Malgré-Nous, consti­tue une des prio­ri­tés de
son action ».

Souhai­tons – et nous avons de très bons échos – que toutes les compo­santes terri­to­riales et
poli­tiques, dont nos conseillers Géné­raux et
leurs prési­dents respec­tifs, les dépu­tés et Séna­teurs,
la société civile,dont les écoles, les
médias, nous soutiennent pour que 2007,
préfi­gu­rant le « Mur des Noms » devienne
l’an­née de la Mémoire alsa­cienne et mosel­lane.

Propos recueillis pas Nico­las Mengus

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