Après un premier colloque en 2010 autour de « Violence et religions », les Amis du Mémorial de l’Alsace Moselle ont proposé une deuxième réflexion sur « Mémoire et réconciliations » Plusieurs contributions ont été axées sur des exemples pris hier et aujourd’hui, en Europe, en Afrique, notamment en Israël et Palestine. Salle comble mercredi 14 novembre à l’Hôtel de Région Alsace pour entendre Roland Ries, sénateur-maire de Strasbourg et Raymond Frugier, maire d’Oradour sur Glane. Quelques éclairages.
Franz Stock, apôtre de la réconciliation franco-allemande
En préambule au colloque, l’auditorium de la Cité de la Musique et de la Danse accueille deux sujets liés à la guerre et à la réconciliation. Etienne François (de l’association Les amis de Franz Stock) présente le parcours de l’abbé Franz Stock qui fut l’aumônier des milliers de prisonniers de Fresnes, de la Santé et du Cherche-Midi, otages ou résistants, croyants ou non, entre 1940 et 1945. Pas encore canonisé alors que Jean-Paul II a dit « Franz Stock est parmi les plus grands des saints de l’histoire de l’Allemagne ». Né en 1904 en Westphalie, ce prêtre, rentré en contact avec Marc Sangnier, chrétien défenseur de la paix dans les années 20, décide de faire ses études de théologie à Paris. Curé de la paroisse allemande de Paris (fréquentée par des Alsaciennes employées de maison mais aussi par des réfugiés allemands fuyant le nazisme), il choisit d’être « sur la corde raide », intercédant auprès des autorités allemandes pour exercer au mieux son ministère et aider les familles de condamnés à mort. Après la Libération, il s’occupe de prisonniers allemands. Puis avec les encouragements d’évêques français et du nonce apostolique Angelo Roncalli (futur Jean XXIII) il forme des centaines de séminaristes et prêtres allemands prisonniers, dans le « Séminaire des barbelés » d’abord à Orléans puis à Chartres. Épuisé et isolé, il meurt à 44 ans, sous le statut de prisonnier à l’hôpital Cochin. Mais la cause qui semblait totalement désespérée alors, la réconciliation franco-allemande, et pour laquelle il avait tant œuvré, a avancé au fil des années… A noter que des rues ou places Franz Stock existent dans plusieurs villes, mais pas encore à Strasbourg, pourtant capitale européenne…
Katyn, drame humain, tragédie politique.
Même époque, autre cadre: le drame de Katyn, cette forêt en Biélorussie où en 1940 environ 4400 officiers polonais ont été exécutés par l’Armée Rouge. Un massacre nié après la découverte de fosses communes en 1943, quand le pouvoir communiste en rejeta la faute sur les nazis. Après 50 ans de négationnisme repris à l’unisson par les intellectuels des démocraties occidentales, Moscou ne reconnait sa responsabilité qu’en 1990. La Douma avoue en 2010 seulement que la tuerie avait été ordonnée par Staline lui-même.
Alexandra Viatteau, journaliste, docteur en lettres russes et polonaises, auteure de « Katyn, la vérité sur un crime de guerre » (André Versaille, 2009) expose remarquablement cette supercherie historique et son fondement: le pacte germano-soviétique en vertu duquel les deux totalitarismes, nazi et communiste, prirent en tenaille la Pologne. Si la France et l’Angleterre s’étaient engagées au secours de la Pologne, elles auraient probablement infligé, avec l’armée polonaise, de lourdes pertes à Hitler, changeant ainsi le cours de la Deuxième guerre mondiale. Un grand moment: la projection du film « Katyn » d’Andrzej Wajda dont le père fut tué à Katyn. Réconciliations polono-russe? Oui mais il reste à Moscou encore plus d’une centaine de dossiers soviétiques relatifs au massacre de Katyn, toujours inaccessibles! Et en plus « dans les programmes scolaires français, la guerre à l’Est commence toujours à partir de 1941…donc la tragédie de Katyn est à peine évoquée. » A noter le DVD (2010, éditions Montparnasse, 15€) de ce film (curieusement peu diffusé en France…) a été enrichi par Alexandra Viatteau, conseiller au Centre géopolitique de Paris.
Afrique et Europe: les difficultés des réconciliations
Autre espace, autre temps: Odile Goerg, professeur à l’Université René Diderot-Paris VIII, explique en quoi l’Afrique du Sud avec les commissions Vérité et Réconciliation fut pionnière pour apaiser les relations entre communautés après des années d’apartheid et d’exploitation. Leur processus ne fut pas parfait: les grandes firmes, par exemple, ne furent pas concernées par le processus et les grèves dans les mines suivies d’une violente répression durant l’été 2012 illustrent cette lacune. Mais grâce à deux personnalités aussi fortes que Nelson Mandela et Desmond Tutu, l’Afrique du Sud put s’engager vers l’avenir. Mieux que dans d’autres pays du continent africain (Guinée, Rwanda, Côte d’Ivoire, Ouganda, Libéria…) où le modèle des commissions était inexistant ou biaisé: « On veut de la réconciliation, sur injonction des bailleurs de fond, mais alors sans vérité… »
Bertrand Badie (Sciences Po-Paris) exposa lui la volonté de Realpolitik voire le cynisme dans les relations internationales où se sont joués durant des siècles des accords menant à la guerre entre États, réconciliations de pure connivence. Il faudra du temps pour que les puissants suivent les rares penseurs dénonçant les ravages de la guerre nuisant aux populations et au commerce…
Oradour sur Glane et l’Alsace
Entre Oradour et l’Alsace, il est difficile de parler en 2012 d’une mémoire apaisée, pourquoi? Pour introduire la thématique « Oradour depuis Oradour », l’historienne Marie-Claire Vitoux (Université de Haute Alsace) évoque comment, à travers la tragédie qui frappa le 10 juin 1944 la commune rurale du Limousin et ses 642 morts s’imposa « le mythe gaullien d’une France martyre et innocente ». Ce qui provoqua « l’invisibilisation de la résistance communiste alors que le Limousin était connu pour être « la petite Russie. De plus la résistance communiste était favorable à la lutte armée contre l’Occupant, avec des attentat et du sabotage. » relève l’universitaire, reprenant l’ouvrage de l’historienne américaine Sarah Farmer, la première à avoir essayé de comprendre les tenants et aboutissants du 10 juin 1944. A avoir relevé que ce qui disparaît aussi de l’écran, dans la présentation gaullienne, c’est la milice active à Limoges.
Une certitude, le PCF, qui dirigea la commune reconstruite de 1945 à 1953, « prit Oradour en otage ». Il s’en servit dans le cadre de sa politique étrangère, pour refuser tout rapprochement avec la RFA et dénoncer une Allemagne belliciste (« la RFA pas la RDA… »). Ensuite Marie-Claire Vitoux introduit un élément intéressant, suggérant que le PCF, hostile en 1953 à la CED, la Communauté européenne de défense et qui condamne « la renaissance de la Wehrmacht nazie » fait de l’Alsace « une victime collatérale » En effet, dans les années d’après guerre et encore aujourd’hui pour de nombreux Français, « il y a une confusion entre la germanité culturelle de l’Alsace et le nazisme ». De plus « La geste gaulliste nourrit cette confusion en englobant les trois conflits avec l’Allemagne dans le concept de la « guerre de 30 ans » (1914 –1944), ce qui gomme tout à fait la spécificité du nazisme ».
Deuxième élément selon l’historienne: le courant anticommuniste en Alsace dans les années 47/50. Vu que 9 incorporés de force sur 10 ont été expédiés sur le front russe et y furent confrontés à la guerre violente, leur sentiment en est que « ce que faisaient les communistes à l’Est , dans la guerre de partisans, c’est ce qu’ont fait les communistes, la résistance « rouge » en Limousin ». De plus, pour éviter la tentation autonomiste en Alsace, l’ADEIF, en théorie non politique, se positionne dès 1945 en faveur du gaullisme. » Résultat : « Oradour qui était le symbole de la barbarie nazie et de l’innocence française devient, avec le procès de Bordeaux le symbole d’une faille entre l’Alsace et le Limousin . » L’historien Jean-Laurent Vonau parle de « la déchirure dans la mémoire nationale » suite au procès, la Justice n’ayant pas su, ni avec l’organisation du procès ni après le jugement, conjuguer les deux interprétations différentes de l’Alsace et du Limousin.
Des conditions à la réconciliation Alsace-Limousin
Pour Marie-Claire Vitoux, l’Alsace et le Limousin revendiquent chacune « la qualité de victime »…Quels sont les préalables pour une réconciliation? « La réconciliation viendra d’un acte politique. Elle ne viendra pas que de la vérité historique ni de la justice républicaine. » Où se tourner alors? « Vers la façon dont la France antisémite s’est réconciliée avec elle-même, quand le président Chirac le 16 juillet 1995 a reconnu la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs. Il faudrait donc un immense travail d’histoire qui puisse mettre en perspective la complexité de la situation J’appelle de mes vœux des études sur la résistance alsacienne et sur l’histoire alsacienne. Il faut aussi oser poser la question des relations de l’Alsace avec l’autonomisme et l’anti-judaïsme Il faut également évoquer la sur-représentation des Alsaciens dans la résistance intérieur et le refus des catholiques face au paganisme et à l’antisémitisme nazi »
Prendre l’exemple de l’Alsace pour étudier le nazisme
L’universitaire mulhousienne s’adresse à ses collègues historiens de toute la France: « Dans les collèges et les lycées, pour présenter le totalitarisme nazi, il faudrait prendre l’Alsace annexée. Visiter le camp de concentration du Struthof, parler du camp de Schirmeck, de l’introduction obligatoire de la BDM iou de la HitlerJugend chez les jeunes…Il faut percoler la connaissance historique (ndlr: au sens d’un percolateur, cet appareil qui diffuse goutte à goutte le café), insister sur les différences entre le sort de l’Alsace-Moselle en 40–44 et celui de la France de l’intérieur. »
La classe politique a fait du chemin: « Le 8 mai 2010, le président Sarkozy à Colmar a reconnu la spécificité du sort des Alsaciens-Mosellans, notamment des incorporés de force. Cet été, Kader Arif, Ministre délégué aux anciens combattants est venu pour la cérémonie de commémoration du décret d’incorporation de force du 25 aout 1942. Ce sont des actes fondateurs. Mais je pense que le discours du chef de l’État devrait être prononcé à Paris » pour que son écho arrive mieux dans tout le pays, en particulier dans le Limousin.
Oradour-Strasbourg: tendre la main
Une nouvelle fois, Raymond Frugier, élu depuis 41 ans à Oradour, adjoint durant 24 ans et maire depuis 1995, est en effet venu seul en Alsace… Sans responsable associatif, autre élu municipal voire de simples citoyens de la commune… Le dialogue avec l’Alsace entamé depuis 14 ans, le maire en remercie Charles Gantzer, un des fondateurs de l’association Pélerinage Tambov aujourd’hui décédé qui était venu le trouver pour nouer des contacts, puis le groupe de jeunes de cette association venu à Pâques 1998 et qui a rencontré sans problèmes des jeunes d’Oradour. Les deux maires, tous deux anciens professeurs, sont devenus « de vrais amis », s’invitent régulièrement lors de cérémonies à Strasbourg ou Oradour. Raymond Frugier salue le maire de Dambach-la-Ville et des amis allemands qui lui ont facilité le contact avec Dachau. De son côté, Roland Ries qui rappelle « qu’il est venu tendre la main » en 1998 à Oradour n’oublie néanmoins pas les « trois statues brisées »: en effet, des sculptures d’artiste offertes par la ville de Strasbourg et installées devant la mairie d’Oradour ont fini par terre… « Une par la tempête de 1999 assurément, la deuxième probablement aussi et la troisième, oui, ce fut un acte de vandalisme » explique Raymond Frugier. Le cadeau suivant de Strasbourg, une reproduction d’une statue de la cathédrale, est intact: il est placé à l’intérieur de l’église….
Des projets pour 2013? « Nous pensons à un échange de classes avec Schirmeck, Strasbourg et Oradour » avance M. Frugier. Une bonne idée mais qui a été déjà souvent évoquée….Le maire d’Oradour, interpellé sur l’affaire du terme « soi-disant Malgré-nous » dans un livre et sur laquelle la Cour d’appel a statué, donne sa version: « J’ai été moi même à l’origine de la modification de la phrase malheureuse dans une nouvelle édition. Malheureusement l’éditeur, qui est d’ailleurs en train de faire faillite, s’est trompé et a repris l’ancienne édition alors que Robert Hébras n’avait pas donné de bon-à-tirer… » Dommage quand même que la phrase litigieuse, imprimée depuis plus de 10 ans et dont la modification avait été vainement demandée par des courriers venant d’Alsace, ne l’ait pas été pendant de si longues années….
Le voyage à Auschwitz: interrogations sur un lieu muséifié
Autre cadre: celui de l’église Saint Thomas et de son prestigieux orgue Silbermann. Annette Wieviorka (historienne de la déportation, de l’histoire des Juifs au XXe siècle, de la Shoah et de sa mémoire,CNRS) est l’auteure de nombreux livres dont « Auschwitz expliqué à ma fille » et « L’heure d’exactitude » où elle analyse le voyage à Auschwitz. En 2010, 1,3 millions de visiteurs, en 2011, 1,4 millions, soit un visiteur toutes les deux secondes passant sous le porche avec son célèbre panneau « Arbeit macht frei ».
Depuis le 60e anniversaire de la libération du camp, en 2005, le chiffre ne cesse d’augmenter alors qu’il était de 500 000 auparavant…A l’époque, plus de la moitié des visiteurs étaient Polonais, moins de la moitié aujourd’hui. Environ 35 millions de visiteur ont vu ce site depuis que le camp a été transformé en musée d’État en 1947, quelques années après qu’il ait cessé d’être un camp communiste pour les collaborateurs (ou supposés collaborateurs) des nazis. « De 1940 à 42, il n’y avait que des Polonais internés à Auschwitz. La première mémoire d’Auschwitz est donc catholique et polonaise avant qu’une nouvelle mémoire ne soit antifasciste ou communiste, transformant tous les internés en combattants antifascistes. » Sur les 1,1 million de morts à Auschwitz, l’immense majorité des victimes est juive, contre 100 000 Polonais et 20 000 Tsiganes. Annette Wieviorka regrette que lors des visites, on ne parle pas des différentes strates d’occupation du camp. Elle regrette aussi qu’on se taise sur la muséification de l’espace: « La chambre à gaz n’a rien d’authentique, c’est une reconstitution » En soi, rien de choquant vu la vétusté des lieux et les changements de régimes politiques mais des explications s’imposeraient. Auschwitz est très visité, car ce camp est devenu un symbole de tous les camps nazis. Annette Wieviroka suggère une enquête sur le ressenti des élèves participant aux nombreux voyages scolaires depuis une vingtaine d’années: « On part du postulat que tous les élèves sont des nazis en puissance et que si on ne les édifie pas, ils vont commettre des crimes de guerre! » ironise l’ancienne professeure d’histoire… La visite est d’ailleurs imparfaite car « nulle part dans le parcours, on ne voit les bourreaux ». Actuellement, les élus locaux subventionnent assez facilement le déplacement d’une journée en avion Paris-Cracovie avec bus jusqu’à Auschwitz-Birkenau car « ils en retirent une certaine notoriété positive, avec les articles dans les médias au retour ». Quant aux jeunes, que retirent-ils de cette « éducation par le négatif? Personne ne se soucie de l’effet sur les lycéens de ce voyage à Auschwitz…Très souvent les élèves sont déçus de la visite trop rapide. » Une étape finalement pas si indispensable que ça, livres et films de témoignages pouvant la remplacer pour l’enseignement de la Shoah.
Marie Goerg-Lieby