Trois ques­tions à Eugène Philipps, spécia­liste du bilin­guisme

Commentaire (0) Mémoire, Opinion

 

Vous êtes l’au­teur d’Une tragé­die pour l’Al­sace (1993/2001) qui évoque le drame des Malgré-Nous. Pouvez-vous reve­nir briè­ve­ment sur votre vécu d’in­cor­poré de force dans l’Ar­mée alle­mande ?

 

Photo L’A.M.I. Archives

Déjà bien avant d’être moi-même touché par la déci­sion arbi­traire du Gaulei­ter Robert Wagner d’in­tro­duire le service mili­taire obli­ga­toire en Alsace, je parta­geais avec tous les Alsa­ciens le senti­ment d’un incroyable viol de la conscience alsa­cienne. C’était à la fois une agres­sion poli­tique – les Alsa­ciens étaient toujours de natio­na­lité française – et une agres­sion au niveau de l’hu­main. Cette déci­sion faisait fi du senti­ment des Alsa­ciens qui, dans leur immense majo­rité, étaient anti-nazi et anti-alle­mands.

Lorsque les Alle­mands ont occupé Itters­willer, le village où j’étais alors insti­tu­teur, ils s’at­ten­daient sans doute à un accueil triom­phal de la part de la popu­la­tion. Mais hélas pour eux, ils ont trouvé tous les volets fermés et des gens qui faisaient grise mine. Cela les a irri­tés à tel point que l’ap­pa­ri­teur de la commune fut sommé de faire sa ronde habi­tuelle avec sa clochette et dire : « S wurd bekànnt gemàcht, dàss d Lit friend­li­cheri Gsich­ter selle màche  » (« que les gens devaient faire une mine plus réjouie ») !! Après deux ans de dicta­ture, l’in­cor­po­ra­tion de force n’a fait qu’ag­gra­ver ce senti­ment de viol des consciences.

Que ce fût en première ligne ou dans la lutte contre les parti­sans, c’était partout une lutte sans merci. Souvent, on ne faisait pas de prison­niers… Mais cette guerre impi­toyable était, à bien des égards, une expé­rience humaine excep­tion­nelle. Au front, face à la mort qui plane sur vous à chaque instant, il n’y a plus ni Alsa­ciens ou Mosel­lans, ni croyants ou incroyants, ni catho­liques ou protes­tants. Plus que des hommes qui veulent vivre et survivre ! L’une des consé­quences indi­rectes a sans doute été la fin de bien des préju­gés qui exis­taient avant la guerre entre catho­liques et protes­tants en Alsace.

Pour ce qui me concerne, je n’ai jamais pu oublier ce que j’ai vécu pendant les six mois passés dans les tran­chées de décembre 1943 à mai 1944. Cela me rappe­lait ce que j’avais lu sur Verdun, encore que, à Verdun, les soldats ne béné­fi­ciaient peut-être pas du « confort » rela­tif de nos bunkers (construits en bois, avec des couchettes super­po­sées, une table et un petit poêle). Il fallait beau­coup de confiance en soi et en l’ave­nir pour ne pas sombrer mora­le­ment lorsqu’on est condamné à vivre à 90 mètres des lignes des Russes qui menaient d’in­ces­santes attaques avec des comman­dos de choc. Un soir du mois d’avril 1944, notre compa­gnie a elle-même lancé une telle attaque dans un terrain complè­te­ment détrempé. Les pertes étaient lourdes de part et d’autres. C’était tout simple­ment inhu­main.

Puis, j’ai eu la « chance » d’at­tra­per la diph­té­rie. Soigné d’abord dans un Feld­la­za­rett (hôpi­tal de campagne), j’ai été évacué à Bori­sov, puis, à cause de l’avan­cée des Russes, à Uelzen en Basse-Saxe. J’ai traversé la Béré­zina sur le dernier pont intact et par le dernier train sani­taire.

A l’hô­pi­tal mili­taire – un hôtel situé dans au milieu d’un grand parc –, le Stab­sarzt (méde­cin capi­taine), qui avait déjà bien 70 ans, m’a d’em­blée mani­festé une sympa­thie que je m’ex­pliquais pas. Sachant que j’étais Alsa­cien, il m’a placé dans une chambre avec un prison­nier de guerre français atteint, lui aussi, de diph­té­rie. Il souriait chaque fois qu’il nous enten­dait parler français. Lorsque j’étais guéri, il m’a procuré un emploi au secré­ta­riat de l’hô­pi­tal.

Quelques jours après l’at­ten­tat manqué du 20 juillet 1944 contre Hitler, ordre a été donné aux mili­taires de saluer à la hitlé­rienne, le bras tendu. Mais, le Stab­sarzt conti­nuait à dire « Guten Morgen » (« Bonjour ») lorsqu’il entrait dans les salles. Un soir, il m’a invité chez lui dans son bureau. Il m’a fait comprendre – sans faire aucune critique ouverte du régime – qu’il n’était pas un adepte du natio­nal-socia­lisme et… qu’il me cache­rait lorsque le méde­cin chef effec­tue­rait son contrôle pour envoyer au front les patients guéris.

Après le décès du Stab­sarzt, suite à une courte mala­die, plus rien ne me rete­nait à Uelzen. J’ai passé deux semaines de permis­sion de conva­les­cence à Cons­tance. C’est à la fin du mois d’avril, près de Frie­drich­sha­fen, que je me suis évadé de la Wehr­macht en emme­nant six soldats alle­mands dans les lignes françaises, dont le chef de groupe. Et c’est en mai 1945 que je suis revenu à Itters­willer. Si j’ai attendu 45 ans pour publier le récit de mon évasion – sous le titre Le pont / Die Brücke (1991)–, c’est pour ne pas mettre dans l’em­bar­ras les soldats alle­mands pour qui c’était vrai­ment une déser­tion. Pour moi, au contraire, ce n’était qu’une évasion d’une armée dans laquelle on m’avait incor­poré à mon corps défen­dant et dans laquelle je n’avais rien, mais vrai­ment rien à faire.

L’hor­reur de la guerre, telle que je l’ai vécue, m’a profon­dé­ment marqué ainsi que ma femme. L’an­xiété nous a rongé pendant près de deux ans. Et, pendant six mois, nous n’avions aucune nouvelle l’une de l’autre. Ceux qui n’avaient pas dû faire cette terrible expé­rience, même parmi nos proches, ne pouvaient pas comprendre un certain nombre de nos réac­tions après la guerre. Parfois, il m’ar­rive encore aujourd’­hui de me deman­der pourquoi mon épouse et moi en avons réchappé, contrai­re­ment à nombre de nos amis et connais­sances. Quoi qu’il en soit, cela nous a conduits à prendre des enga­ge­ments, comme si nous avions eu une dette envers ceux qui ne sont plus reve­nus, ne fût-ce qu’un devoir de mémoire.

L’an­nexion et l’in­cor­po­ra­tion de force a été pour l’Al­sace-Moselle un drame poli­tique et, on ne le souli­gnera jamais assez, un drame profon­dé­ment humain. Imagi­nez toute cette jeunesse contrainte de servir dans une armée qui était celle d’un régime dont on subis­sait une impi­toyable dicta­ture.

 

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, on trou­vait des Alsa­ciens partout en Europe et bien au-delà, que ce soit comme incor­poré de force, comme résis­tant, comme soldat allié ou comme prison­nier de guerre. Le dialecte alsa­cien était certai­ne­ment la langue la plus répan­due à cette époque : on pouvait l’en­tendre partout. Lorsque vous étiez dans la Wehr­macht, parliez-vous alsa­cien ou unique­ment alle­mand avec les Alle­mands ?

 

Je parlais unique­ment alle­mand (Hoch­deutsch) avec les Alle­mands. Mais, entre Alsa­ciens et Mosel­lans, nous utili­sions exclu­si­ve­ment le dialecte alsa­cien.

 

Aujourd’­hui, en 2004, seule une mino­rité d’en­fants d’Al­sace parle encore alsa­cien. Pensez-vous qu’il s’agit d’un héri­tage de la dernière guerre mondiale et de l’époque qui a suivi où il était « chic de parler français » ?

 

Non, je ne le pense pas. Avant la guerre, bien des Alsa­ciens avaient été hostiles à la poli­tique française pratiquée en Alsace. Pour cette raison, certains n’ont pas vu d’un mauvais œil le retour de l’Al­sace dans le « giron » alle­mand. On oublie trop souvent que l’al­le­mand n’est pas unique­ment la langue de Goethe, de Schil­ler ou de Karl Marx, mais égale­ment celle de Martin Luther et d’Al­bert Schweit­zer. Il ne faut pas non plus oublier que pour les protes­tants luthé­riens d’Al­sace, l’al­le­mand a une conno­ta­tion reli­gieuse qu’elle n’a pas pour les catho­liques.

Mais, confron­tés à la pesante réalité de la dicta­ture nazie, presque tous ont vite déchanté, même ceux qui avaient connu les Alle­mands d’avant 1918. Dans la Wehr­macht, je n’ai rencon­tré qu’un seul Alsa­cien se décla­rant ouver­te­ment pour les Alle­mands. C’était un jeune aspi­rant offi­cier. Il y a long­temps que le senti­ment natio­nal des Alsa­ciens était français. C’est ce que les Alle­mands ne pouvaient pas comprendre de la part de gens « die doch deutsche Fami­lien­na­men haben und « deutsch » spre­chen  » (« qui avaient donc des noms de famille alle­mands et parlaient « alle­mand »), comme ils disaient.

La dernière guerre n’a fait qu’ag­gra­ver la situa­tion. Deux phéno­mènes y ont contri­bué : d’une part, la volonté du gouver­ne­ment français de faire du français la langue de commu­ni­ca­tion courante dans la société alsa­cienne à la place du dialecte et, d’autre part, l’af­fai­blis­se­ment de la résis­tance des Alsa­ciens à cette poli­tique.

On dit souvent que si les Alle­mands ont annexé l’Al­sace, c’est parce que ses habi­tants parlaient un dialecte germa­nique. C’est une vision étriquée des choses. Pour les Nazis, ce n’était qu’un prétexte. Mais le fait est que, au lende­main de la guerre, les Alsa­ciens n’avaient plus aucune envie de faire quoique ce soit pour « sauver » l’al­le­mand en Alsace. Ils ne voulaient pas que le dialecte se perde pour autant. Mais le dialecte alsa­cien allait progres­si­ve­ment perdre sa fonc­tion sociale, indis­pen­sable pour la vie d’une langue. Vers les années 70, il n’était déjà plus la langue prin­ci­pale comme il l’avait été avant la guerre. L’in­ter­dic­tion de le parler à l’école, si elle n’ex­plique pas à elle seule le recul du dialecte, avait bien pour but de réduire son champ d’ac­tion et, si possible, de le faire dispa­raître à terme. En plus, l’image néga­tive de « l’Al­le­mand » et, partant, de la langue alle­mande, qu’ont laissé les Nazis dans le monde entier a forte­ment marqué la psyché alsa­cienne et a contri­bué au déclin de l’al­le­mand en Alsace.

 

Propos recueillis par Nico­las Mengus (2004)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *