Après avoir survécu au front russe, grande a été la désillusion de Victor Brunner en découvrant le sort réservé aux prisonniers – même français déserteurs de l’Armée allemande – par les Russes au camp de Tambow.
BASLER Martin
C’est au cours du RAD que Martin Basler épouse une jeune femme de Karlsruhe dont il attend un fils. Enrôlé dans la Wehrmacht en 1943, il ne reviendra pas du front de l’Est.
BALDENSPERGER Lisette
Lisette Baldensperger est incorporée dans le Reichsarbeitsdienst en avril 1943, puis, au mois de septembre, elle est versée dans la Luftwaffe. Télégraphiste, elle capte le code ultra-secret annonçant le Débarquement en Normandie. Le 17 avril 1945, elle obtient la permission de la dernière chance, celle qui lui permettra de gagner la Suisse, puis l’Alsace. En 1989, elle obtient la qualité d’incorporée de force dans l’Armée allemande et, en 1993, la carte du Combattant.
Mater la francophilie (Mai 1941)
Ce texte, adressé aux responsables de Quartiers et aux Chefs de groupe du district, dresse la liste des mesures prises pour l’action « anti-mœurs françaises>. Parmi elles, on trouve l’interdiction de porter un béret, de parler français, etc.
Sans titre
Les témoignages se divisent en trois parties. La première partie comprend des récits permettant de replacer l’incorporation de force dans le contexte de l’Annexion. La seconde partie rassemble des témoignages de Malgré-Nous et de Malgré-Elles qui mettent en lumière la diversité de leurs vécus respectifs. La dernière partie réunit des témoignages de déportés et révèle les risques encourus par ceux qui refusaient de se soumettre à l’ordre imposé par les Nazis. Ils expliquent pourquoi de nombreux jeunes n’ont pas été en mesure de s’opposer à leur incorporation dans l’Armée allemande.
A. Marcel
Soldat de l’Armée française en 1939–1940, puis époux d’une jeune Allemande, Marcel A. est incorporé d’office dans les SS et envoyé sur le front russe. De retour en Alsace, il est condamné à six ans de prison.
Marcel A. est né le 10.8.1917. Engagé volontaire dans les Chasseurs à Saverne, il est fait prisonnier par les Allemands en Belgique. Il est transféré dans le Sudetengau, à Mereditzklösterle. En tant qu’Alsacien, il sert de traducteur, mais participe également au creusement de tranchées de canalisation. Un jour, lors d’un éboulement, il est enseveli avec quatre autres camarades.
Un prisonnier français incorporé chez les SS
Pris en charge par le directeur d’une fabrique de liège, il fait la connaissance des deux filles de ce dernier. La première est infirmière, la seconde est secrétaire de l’usine ; c’est elle qu’il va épouser. C’est à partir de ce mariage
qu’il va intéresser les autorités allemandes. Beau jeune homme d’1m75, il est enrôlé de force dans les SS et suit une formation à Dachau, avant d’être envoyé en Ukraine. Il y est blessé par un partisan – un gosse d’une douzaine d’années. Une fois guéri, il est envoyé sur le front russe. Il perd son bras
droit en 1943.
Il est toujours hospitalisé quand les Russes investissent l’hôpital. Pour échapper à une mort certaine, il parvient à se cacher, puis à traverser, sous le tir des Russes, le fleuve tout proche. De l’autre côté, il est récupéré par les Américains qui le soignent. Il est renvoyé chez ses parents en 1946.
« Un SS est rentré! »
Au village, la nouvelle se répand rapidement : « Un SS est rentré ! ». Les gendarmes sont donc venus chercher Marcel A. et l’ont incarcéré à Saverne pendant près d’un an. A l’issue de son jugement, il a été condamné à 6 ans
de prison. Durant cette période, il était plus souvent à l’hôpital qu’en prison. Comme il lui était interdit de revenir en Alsace avant dix ans, il est allé à Stuttgart pour retrouver sa femme. Hélas! Celle-ci avait un nouveau compagnon, car elle ne voulait pas d’un manchot.
Ce sont les Anciens Combattants de Stuttgart qui l’ont aidé à trouver une place à la poste de cette ville. Il s’est ensuite remarié.
KOENIG Christiane
Le père de Christiane Mengus, après avoir combattu les Allemands en 1939–1940, est contraint d’endosser l’uniforme des Waffen SS. Pendant ce temps, à Strasbourg, la vie continue au Cercle nautique réquisitionné par les SS.
Christiane Koenig est née le 16 décembre 1934 à Strasbourg (Bas-Rhin). Ses parents résidaient au 12, rue des Dentelles. Sa petite enfance s’écoule, entourée de sa Grand’mère et de ses parents.
« De mon papa, pompier professionnel, dont le beau casque et l’uniforme me laissaient pleine d’admiration, j’avais de temps en temps le droit de contempler les photos où il posait en uniforme de Zouave. Il avait été appelé sous les drapeaux en 1930 et à sa demande intégra le 2e Régiment de Zouave stationné au Maroc. Très bon musicien (1er Prix au Conservatoire de Strasbourg) il fut admis à la musique du régiment et voyagea beaucoup. Je me l’imaginais d’ailleurs combattant des fauves et chevauchant d’étranges bêtes à deux bosses.
Ce n’est qu’en 1939 que mes souvenirs deviennent plus précis. J’allais sur mes 5 ans !
Premières frayeurs !
Le masque à gaz était une affreuse chose ressemblant à une tête de monstre et qui sentait mauvais. J’avais peur d’étouffer. Bon gré, mal gré, même en m’opposant farouchement, on réussi à m’affubler de cette chose immonde.
Nous devions quitter notre petit nid. Papa étant mobilisé au 23e Régiment de forteresse à Soufflenheim, c’est nous les femmes (pas de ministère de la condition féminine pour nous défendre) qui devions assurer notre évacuation.
Petite parenthèse, je vois encore Grand’mère chapeautée d’un petit bibi avec des fleurs séchées tordre le cou de notre petit canari adoré « Hansele ». Geste que je trouvais affreux, mais qui au fond à permis à notre petite boule jaune de ne pas crever de faim ou de mourir sous les dents des nombreux chats qui rodaient dans les rues.
Chargée chacune d’une valise, de nos masques à gaz et moi en plus de mon petit « Fritzele » (petit ourson en peluche), nous nous sommes lancées dans une cohue identique à celle des jours de grève du XXIe siècle. Nous avons été dirigés vers des wagons munis de banquette en bois. Une grosse bête noire soufflant de la vapeur et bouffant du charbon nous a menées vers notre destin. Tout cela était très impressionnant et sans l’inquiétude des adultes cela aurait pu être une grande aventure.
Après un voyage sans fin nous arrivâmes au but. Après une nuit passée sur la paille dans un hall immense, j’appris que nous étions à Châteauroux.
Pourquoi Châteauroux dans l’Indre et pas Perigueux ou Clairvivre ? Tout simplement parce que la Manufacture des Tabacs (SEITA) de Strasbourg y était déplacée et que Grand’mère y travaillait comme cigarière, puis comme téléphoniste. Maman, momentanément sans travail, l’avait suivie.
Dès le lendemain de notre arrivée, c’est à dire le 4 septembre 1939, nous prenions possession de notre petit logement réquisitionné chez des gens épatants, rue Jeanne d’Arc prolongée. C’était une grande pièce munie d’une cheminée, d’un placard et juste équipée d’un évier, d’une table et de trois lits (dont un lit cage)… La maison se trouvait entre un pont de chemin de fer et un bouilleur de cru… bonjour les odeurs !
Maman restait au foyer pendant que Grand’mère travaillait à la Manufacture de Tabacs. Noël 1940 fut toutefois tristounet pour nous, malgré les cadeaux reçus des voisins et des trois petits camarades : Papa nous manquait.
Avions italiens sur Châteauroux
Quelle joie de revoir Papa le 21 janvier 1940 ! Les voisins avaient même déposé des victuailles devant notre porte ! Vêtu de son uniforme kaki, il portait crânement son képi et surtout ses « wickelgammasche » (bandes molletières) J’étais toute fière de montrer à mes copains que j’avais aussi un papa. Il m’a même accompagné à mon école, dont je ne sais plus le nom. Par contre, je me souviens très bien de notre maîtresse Melle Violant : c’était une vraie caricature avec ses lunettes cerclées de noir.
Le départ de Papa pour Strasbourg, le 14 février 1940, nous laissa inquiètes et tristes.
Même à Châteauroux nous n’étions plus tranquilles. Pris pour cible par les alliés des Allemands, en l’occurrence les Italiens dont la cocarde sur les avions ressemblait à celle des Français, nous ne trouvions rien de mieux à faire que de nous abriter sous ce fameux pont de chemin de fer ! Quelle bonne idée ! C’est précisément ce pont qu’ils cherchaient.
Je vois encore très nettement les pilotes dans leur carlingue avec leur serre-tête sur le crâne… C’est là que j’ai vu les premiers blessés parmi des civils évacués et qui avaient pris place dans des trains mitraillés par les Italiens.
Quelque temps après, les soldats allemands en Feldgrau ont débarqué. Très gentils, ils tentaient d’amadouer la population en distribuant des friandises. Notre voisin, M. Caillaux, le bouilleur de cru, était très embêté, son âne ne voulait plus lui obéir : il s’appelait « Hitler ».
Plus de nouvelles de papa qui avait été fait prisonnier près de Haguenau. Mais, dès sa démobilisation en juillet 1940, il réintégra le corps des sapeurs-pompiers de Strasbourg.
Nous, de notre côté, sommes revenues à Strasbourg en août 1940. Voyage de retour angoissant. Qu’allions nous trouver dans cette Alsace annexée au Reich ? Choc plus grave encore pour moi qui avais perdu mon « Fritzele » (j’y pense encore maintenant après plus de 60 ans !).
A Strasbourg
C’était un soir de décembre, je me souviens vaguement avoir entendu, peu après le hurlement des sirènes, des détonations. Maman paraissait inquiète. C’était la première attaque aérienne de Strasbourg par les Anglais.
Avec papa nous faisions des figurines en plomb que nous jetions dans l’eau froide pour obtenir de drôles de forme. Malgré la présence des allemands, les jeux d’enfants reprenaient le dessus : les parties de glisse le long du chemin de halage, à côté du pont Saint-Martin, sur une luge datant de la fin du XIXe siècle furent épiques. Tout le monde se moquait de moi ! On se faisait également des frayeurs au bord de l’écluse, face à l’usine de chocolat Schaal… J’ai également souvenance des Kléberlé, sandales dotées d’une semelle en bois rigide avec lesquelles on se coinçait douloureusement les orteils ; en hiver, nous avions de vrais sabots dans lesquels on se tordait les chevilles tellement la neige restait collée aux semelles.
En août 1940, Papa, jugé politiquement incorrect au sein de la Feuerschutzpolizei, alla travailler dans une ébénisterie à la Krutenau.
En octobre 1940, vêtue d’un tablier noir à liséré rouge, Maman me traîna à l’Ecole Saint-Louis, quai de Finkwiller, et là, ô joie, je fus jugée trop malingre pour aller dans la première classe allemande… Mais, je n’y ai pas échappé l’année suivante.
Nous restâmes jusqu’en juin 1942 rue des Dentelles.
Sportgemeinschaft SS – Strassburg
De bouche à oreilles, Papa apprit qu’un bel appartement de concierge allait se libérer. Une des conditions pour l’obtenir : pouvoir réparer des barques et autres canoës en bois. Maman et Grand’mère, déclarées Franzosenkopf, donc indésirables, ne travaillaient plus, la décision fut prise de déménager vers les beaux quartiers de la ville, au 22 Illwallstrasse. C’était une solide maison de 1881 en grosses pierres taillées dans du grès des Vosges. Nous allions habiter un bel appartement au 2e. Quel luxe : nous avions toutes les commodités !
Au premier étage il y avait les vestiaires et une salle de réunion, pompeusement appelée « Casino » avec un « zinc » (bar). Au rez-de-chaussée, un immense garage abritait de nombreux bateaux de tout calibre avec, au fond, l’atelier de Papa. Avant la guerre, cela s’appelait le Cercle Nautique de Strasbourg et c’était le lieu de rencontre de la « jet set » de Strasbourg. Réquisitionné par les Allemands, il devint la « Sportgemeinschaft SS ». Malgré l’invasion des officiers SS pendant la journée, faisant claquer leurs bottes et hurlant des ordres, le soir, en catimini, de mystérieux personnages se rencontraient dans le fameux Casino : c’était des amis résistants… N’y avait-il pas de meilleure planque ?
Rencontre avec la Gestapo
En juin 1942, Papa est nommé Bootschreiner et travaillait encore dans l’ébénisterie de la Krutenau dont le patron était allemand. Lors d’un Kamaradschaftsabend, peut être un peu trop arrosé, notre « Alsacien » se révolta et insulta les Allemands en les traitant de Schwowepack. Dénoncé par un collègue, il fut convoqué à la Gestapo et cuisiné pendant 24 heures. C’est grâce à l’intervention d’un officier allemand, grand blessé de guerre, et qui avait assisté à cette fameuse soirée, qu’il fut libéré.
Scolarisée en octobre 1942 à la Gudrunschule (Institution Ste-Clothilde), je n’étais pas une élève très studieuse. Détestant royalement les Allemands, je ne participais que mollement au « Heil Hitler ! » matinal et les « Räder müssen rollen für den Sieg » me laissaient de glace. Je souffrais toutefois beaucoup pour un petit copain légèrement handicapé, un vrai souffre-douleur de notre maîtresse qui le frappait régulièrement avec une règle sur ces pauvres petites jambes couvertes d’eczéma.
Petite compensation extrascolaire : c’était les sorties que nous faisions à la campagne avec mes copains, les « Schageble » (leur nom était Jacob). Nous partions le matin dans la Schnerr, genre de navette, pour arriver à Lampertheim via Vendenheim. On nous lâchait dans les champs de pommes de terre, car nous avions pour mission de ramasser le maximum de doryphores, que nous mettions dans des cornets fabriqués dans du papier journal. Le soir, nous revenions avec notre cargaison de bestioles, je ne me souviens plus quelle fut notre récompense. En même temps, par bravade, nous composions de jolis bouquets avec les trois couleurs de la France (marguerites, bleuets et coquelicots). Nous avions un certain succès dans le tram qui nous ramenait ; une allemande a même voulu nous les acheter !
Waffen SS !
Le 23 avril 1943, Papa fut convoqué au centre de recrutement de Morhange. On lui annonça qu’il allait être incorporé dans la Waffen SS. Il eut même droit au fameux tatouage sous le bras, signe distinctif des SS. Je sais qu’il alla au front de l’Est, je n’ai malheureusement plus aucune trace à part un télégramme en provenance de Silésie Silberberg Eulengebrirg.
Dès le départ de Papa, Maman fut embauchée comme Hausmeisterin, mais vu le faible revenu elle travailla en même temps comme comptable dans une librairie de la Place Kléber, la « Buchhandlung Metzger » de Stuttgart (actuellement Librairie Kléber, le tout ayant était reconstruit après la guerre).
Grand’mère et moi étions donc seules. Dénoncées par une charitable voisine (alsacienne) de nous exprimer en français, on nous menaça de nous faire partir du jour au lendemain pour Karlsruhe en Umschlung. J’avais de sacrés problèmes pour l’appeler « Oma ».
Un jour un officier SS – de la pire espèce – hurla des ordres à Grand’mère qui, évidemment (elle était originaire de Paris) ne comprenait rien à son jargon, prit sa mine la plus ahurie et se fit passer pour sourde et muette ! Rageusement, l’Allemand se précipita sur un tableau d’affichage et le remplit d’une écriture gothique (Sutterlinschrift). Grand’mère prenait un air de plus en plus débile et l’officier, furieux, repartit en jurant !
Nous devions également nous débrouiller pour palier à une pénurie d’aliments frais, car le citadin mangeait de la vache enragée malgré les Ersatz et les tickets de ravitaillement. (étant enfant unique je n’avais droit qu’à un quart de lait frais entier par jour). Nous étions donc obligé d’aller Hamstere (se ravitailler). De bon matin nous partions, maman chevauchant un antique vélo, moi assise à l’arrière, destination Kolbsheim. Nous devions louvoyer car c’était « Streng Verboten » de s’approvisionner chez les paysans qui eux-mêmes étaient contrôlés et surveillés par les Bauernführer. De temps en temps, des actions de répression étaient entreprises. On était fouillé et les denrées transportées confisquées. Outre les amendes immédiatement perçues, la provenance des achats devait être déclarée.
Bombardements !
Dans notre maison il n’y avait pas de cave, donc aucun abri. Nous devions nous réfugier dans la cave de la maison voisine. C’était un abri précaire, pratiquement de plain-pied, sans aucun renforcement. Des étudiants d’avant 14/18 y avaient habités : les murs et les plafonds étaient remplis de dessins représentant des têtes de morts, des fantômes tenant des faux et des graffitis du style « In hundert Jahre wieder… » etc…. Vraiment macabre pour la gamine que j’étais. Toute la maisonnée, ainsi que d’autres voisins, s’y réfugiaient en cas d’alerte. Cet abri était meublé (lits, tables, chaises). Il y avait également une bassine remplie d’eau et des morceaux de chiffons qui devaient être mouillés et mis devant la bouche en cas d’effondrement de la maison. Les murs mitoyens des fondations étaient percés d’une porte en briques préfabriquées qu’on pouvait facilement enfoncer grâce à une masse à proximité et permettant le passage d’une maison à l’autre.
Le bombardement du 6 septembre 1943 n’était, parait-il, en aucun cas comparable aux Terrorangriff (attaques de terreur) effectuées sur les villes allemandes pour détruire et casser le moral de la population allemande. Celui-là ne devait toucher que des objectifs stratégiques limités, mais qui, du fait de la tactique employée par les Américains (un tapis de bombes lâchées très largement de part et d’autre de l’objectif), ont fait des dégâts importants, notamment dans toute la partie Sud de Neudorf, entre la rue Rathsamhausen et la ligne de chemin de fer. Beaucoup de Strasbourgeois pensaient d’ailleurs que l’aviation alliée ne s’attaquerait pas à une ville alsacienne. La population fut totalement surprise. Les bombardiers larguèrent quelques centaines de bombes dont des incendiaires. Une partie de Neudorf prit l’aspect d’un paysage lunaire. De nombreux morts et blessés furent à déplorer.
A partir du printemps 1944, l’offensive aérienne alliée sur une grande partie de l’Europe occidentale s’intensifia en prévision du débarquement. Les voies de communication furent particulièrement visées. Strasbourg allait à nouveau être sérieusement touchée à six reprises.
Le 1er avril 1944 la partie Sud de Neudorf a été touchée, ainsi que la Meinau. La population avait cette fois pris l’alerte au sérieux et s’était mise à l’abri. De ce fait, il y eut moins de morts et de blessés, mais de nombreuses maisons furent endommagées et détruites.
Lors du bombardement du 27 mai 1944, veille de Pentecôte, ce sont les usines d’aviation Junker et la voie ferrée qui étaient visées. La Meinau est à nouveau touchée ainsi que Schiltigheim et Bischheim. La maison de mes grands-parents, rue Henri Heine – pardon Chamisotstrasse – fut légèrement touchée. Grâce à un laissez-passer maman a pu se rendre sur les lieux.
Les bombardements des 19 juillet et 3 août 1944 avaient pour objectif la gare de triage de Hausbergen. Le bombardement a été efficace car ce sont surtout les installations ferroviaires qui sont touchées. Je pense que cela devait être l’aviation anglaise, beaucoup plus précise.
Le 11 août 1944, par une très belle journée, donc visibilité parfaite, le centre de Strasbourg fit l’objet d’une attaque massive. Les alertes étaient presque quotidiennes et il n’était pas rare de voir passer des formations de plusieurs centaines de bombardiers qui allaient attaquer le Sud de l’Allemagne. Les Strasbourgeois ayant toujours la conviction que leur ville ne serait pas attaquée durent déchanter. Les premières escadrilles lâchèrent leurs cargaisons sur Cronenbourg, Schiltigheim et Bischheim. Une autre vague d’appareils se dirigea vers le centre et, après le lancement d’un signal fumigène caractéristique, lâcha ses bombes. La cathédrale fut touchée avec l’Oeuvre Notre-Dame, le Palais des Rohan et l’Ancienne Douane. A la place Gutenberg et dans la rue des Veaux de violents incendies firent rage. Au Port au Pétrole, un réservoir fut touché. On voyait les flammes de chez nous : le ciel resta embrasé quelques jours. Strasbourg connaîtra encore de nombreuses alertes.
Le 25 septembre 1944, par une journée pluvieuse et sans visibilité, nous avons subi le plus violent bombardement. C’est le centre de la ville, place Kléber (Karl Roos Platz pour les Nazis), rue du 22 novembre, la Gare, la Poste centrale, le quartier de la Bourse ainsi que Bischheim, Lingolsheim et Ostwald qui furent touchés. Des milliers d’immeubles endommagés et détruits et beaucoup de morts et de blessés. Les pertes humaines furent surtout importantes dans le quartier de la Gare. Plusieurs trains venaient d’arriver (j’avais surpris une conversation d’un agent de pompes funèbres qui disait que les secouristes transportaient les têtes des morts).
C’est ce jour là que nous avons vu rentrer maman les genoux et les bras en sang, les habits déchirés, pleins de poussière de ciment, mais vivante ! C’était toujours une grande angoisse pour les familles : on ne savait jamais dans quel état on allait retrouver son habitation.
Il y eut encore trois attaques, les 28 et 3O septembre ainsi que le 17 octobre, provoquant des dégâts minimes.
Petit rayon de soleil pendant ces terribles journées, ce fut le jappement d’un petit chiot que j’avais récupéré après un bombardement. Je l’ai évidemment ramené à la maison et, en lui donnant le biberon, nous avons réussi à le sauver. Il nous resta fidèle pendant 13 ans.
Pendant les alertes et les bombardements, c’était l’horreur. J’avais une peur atroce, à tel point que j’avais comme un 6e sens. Je me précipitais sur ma petite valise bien avant que l’alerte se déclenche : je la sentais ! Les alertes de nuit étaient terribles pour moi : s’habiller en vitesse, descendre dans le noir, car on n’avait pas le droit d’allumer les lumières, etc….
Le soir, bien camouflées dans notre cuisine, maman me faisait lire les contes des Frères Grimm et, de ce fait, j’oubliais un peu ma peur. La journée, dès qu’il y avait une alerte, je descendais seule à la cave – Grand’mère ne m’accompagnant jamais –, les mains crispées sur le Luftschutzgepäck, petite valise qui contenait les papiers les plus importants et un minimum d’effets indispensables à une survie.
Pendant les bombardements, lorsque le sol tremblait sous vos pieds, que les murs bougeaient, dans le noir – la lumière s’étant bien sûr éteinte –, je m’accrochais désespérément aux basques d’une voisine allemande, Frau Otto, mère de quatre enfants, qui avait la gentillesse de s’occuper aussi de moi. Nous ne savions jamais si la prochaine bombe serait pour nous. Le bruit des avions, ainsi que le sifflement des bombes et leur détonation étaient insupportables.
A la fin des bombardements, lorsque la Entwarnung (fin d’alerte) des sirènes retentissait, on sortait hébété des caves. Au loin on voyait de la fumée et, au-dessus de la ville, un nuage de poussière s’élevait. J’étais seulement rassurée lorsque je voyais maman revenir ; pour elle aussi le cauchemar prenait fin puisque tout le monde était en bonne santé.
Pendant ce temps aucune nouvelle de papa. Accrochées à la radio, nous écoutions, clandestinement, des nouvelles de Londres qui nous informait sur l’avance alliée. Derrière la porte de la cuisine, maman avait fixé une grande carte de France sur laquelle elle déplaçait, au fur et à mesure, des petits drapeaux.
Drôle de visite !
Début septembre 1944, deux dames portant des habits de deuil, une jeune et une grisonnante, sont venues supplier maman de cacher respectivement leur frère et leur fils. C’était un membre du Cercle Nautique, déserteur de l’armée allemande. Venu en « perme », il avait réussi, lors d’un bombardement, à s’enfuir du train qui le ramenait au front de l’Est (les Allemands ramenaient automatiquement les permissionnaires alsaciens vers la Russie de peur qu’ils désertent !). Porté soi-disant disparu par les autorités militaires allemandes, il fallait à tout prix lui trouver un endroit où se cacher. Ne pouvant refuser, vu la détresse de la mère et de la sœur, il trouva donc refuge à la « SS Sportgemeinschaft » ! En cas d’une descente des Allemands, une cachette était prévue dans une chambre froide dont la porte était camouflée par un grand tableau noir. On risquait gros ! A partir du 30 août 1944, une prime de 100 à 500 Marks était accordée au délateur.
La menace grandissante d’une nouvelle offensive alliée entraîna la mobilisation générale de toute la main d’œuvre disponible qui devait être envoyée dans les Vosges et autour de Strasbourg. Dans toute la ville fut organisé le Schantzeinsatz (travail de retranchement). Maman fut donc convoquée, puisqu’elle était sans travail suite au sinistre de la librairie qui l’employait. Cela concernait d’ailleurs encore d’autres femmes n’ayant pas atteint 55 ans. C’était vraiment un travail de force. Mais cet effort fut tout à fait inutile et disproportionné par rapport aux résultats obtenus !
Toujours sans nouvelles de Papa, qui d’ailleurs n’aurait même pas eu le droit de venir puisque les permissions à destination de l’Alsace furent supprimées (Urlaubsperre) à daté du 6 septembre 1944, sauf pour les Alsaciens ayant fait preuve d’héroïsme… ou ceux concernés par le décès d’un des leurs.
Cependant nous remarquions à de multiples signes que l’armée allemande était en train de craquer. Les restrictions se faisaient nombreuses, des entreprises allemandes étaient transférées vers l’intérieur du Reich, des véhicules de toutes sortes passaient à travers la ville en direction de Kehl, etc… Des mesures énergiques étaient prises à l’encontre des troupes en retraite et des fuyards… Mais quelle joie pour nous !
Le 22 octobre 1944, le Gauleiter Wagner créa le Volksturm.
« Si kumme ! »
En novembre 1944, les derniers civils allemands partirent. Nous entendions tonner les canons au loin et, la nuit, le ciel était illuminé par des éclairs. « Si kumme ! » (« Ils viennent ! »). Ce petit mot passait de bouche à oreille. On était tout à la fois plein d’appréhension et de joie !
Dernière bravade de gosses : par petits groupes, on se tenait près du petit pont surplombant l’Ill, près du quai Rouget de l’Isle, et nous nous moquions de l’affolement des femmes allemandes qui nous demandaient la direction du pont de Kehl ! On leur indiquait cependant toujours le bon chemin.
Maman avait pris le risque d’informer notre voisine allemande de l’arrivée imminente de nos libérateurs. Elle croyait encore au « Grand Reich ». Elle fit quand même ses valises à temps et parti avec ses quatre enfants. Son mari était Hauptmann (capitaine) dans l’Armée allemande, sans être un nazi.
Le 23 novembre 1944 était une journée froide et brumeuse. Les détonations des canons se faisaient entendre de plus en plus fort. Munie d’un grand cabas en toile et mes tickets de rationnement, je me rendis encore chez le boulanger qui se trouvait allée de la Robertsau.
Personne ne s’attendait à une arrivée si rapide de la 2e DB. Maman, qui se trouvait au centre ville, rentra avec un des derniers trams encore en circulation.
C’est le lendemain que j’ai vu les premiers chars français déboucher au quai Rouget de l’Isle.
A la recherche d’aliments, les caves allemandes étant bien achalandées, les pillages étaient devenus monnaie courante ; les gosses imitaient les adultes. Ayant récupéré une soupière blanche remplie d’une poudre, genre bouillon gras, je me suis retrouvée toute seule au coin de la rue Stoeber. En voyant les soldats casqués, mitraillette au poing marchant à côté des chars, j’ai tout laissé tomber et j’ai pris la poudre d’escampette… Ils n’avaient pas l’air de rire, leur visage était sévère… Ils se sont arrêtés devant notre maison le « SS Truc.. » pensant sans doute y trouver des allemands. Notre déserteur était heureusement parti. Grand’mère, avec sa gouaille et son accent de titi parisien, les a rassurés. Les sourires sont revenus ainsi que les embrassades. Un drapeau français, sorti de sa cachette, flotta bientôt à notre balcon.
Epoque bénie pour les gamins. Nous recevions du « singe » (Corned Beef), du saindoux et du chocolat. Ensuite ce fut l’arrivée de l’armée américaine. Ils étaient stationnés boulevard de l’Orangerie. Nous leur apportions des drapeaux avec la croix gammée, en retour nous recevions des conserves et des… cigarettes.
Les Allemands reviennent
En janvier 1945, c’est la grosse panique ! Les Allemands reviennent ! Compromis par le déserteur que nous avions caché et dont tout le monde connaissait l’existence, nous avions naturellement peur des représailles. Nous n’avions aucune connaissance, ni les moyens d’aller nous réfugier de l’autre côté des Vosges comme certains ont pu le faire. A nouveau nous entendions les canons tonner. Des patrouilles allemandes parvinrent à franchir le Rhin et à s’infiltrer jusqu’en bordure de l’Orangerie.
Energiquement défendue par les troupes françaises et surtout les gendarmes, près de Kilstett, les Allemands n’ont pu reprendre Strasbourg, malgré de multiples efforts.
Le 11 février 1945, le Général de Gaulle, après s’être recueilli à la cathédrale de Strasbourg, édifice mutilé par les bombes et les obus, passa en revue les défenseurs de Strasbourg, place Broglie : tirailleurs algériens, FFI et Brigade Alsace-Lorraine. Les copains et moi étions évidemment au premier rang. Les tirailleurs algériens « Goumier », vêtus de leur djellaba, coiffés d’un turban, nous faisaient peur, malgré leur gentillesse et leurs sourires, parfois édentés !
Au cours du deuxième trimestre 1944–1945, ce fut le retour à l’école qui est redevenue l’Institution Ste-Clothilde. Les maîtres allemands furent remplacés par des sœurs de Ribeauvillé. Sur le chemin de l’école, nous devions souvent nous mettre à l’abri puisque Strasbourg subissait encore les tirs de l’artillerie allemande. Nous ramassions des éclats d’obus. Cela dura jusqu’au 15 avril 1945.
Maman alla proposer ses services à la Croix Rouge française et travailla au Centre de rapatriement du Wacken, dans l’espoir de voir revenir Papa via ce centre.
« Christiane s’ich diner Pape ! »
Juillet 1945. Pour nous les enfants, c’étaient les vacances scolaires. Nous profitions du beau temps pour nous baigner dans l’Ill qui n’était pas encore polluée. Sur la route, un homme très maigre et bronzé cheminait lentement, comme s’il hésitait à avancer. Il regardait anxieusement vers notre maison. Tout à coup une amie me cria « Christiane s’ich diner Pape ! ». Ne me reconnaissant pas, je n’osais venir à sa rencontre. C’est là qu’il m’a sourit et d’une voix enrouée m’a appelé.
Enfin je m’approchais et timidement embrassais ces joues creuses. Reprenant vraiment conscience de sa présence, je pris le vieux vélo de Grand’mère et, d’une seule traite, me rendis au Wacken chercher Maman.
Après une longue séparation la famille était à nouveau réunie. C’était le 2 juillet 1945. Il se reposa quelques jours et nous raconta enfin ses pérégrinations. Après la Silésie, il partit pour la Hongrie, à Budapest, où il fut chargé de s’occuper de la Feldküche (roulante). C’était un « vieux » de 34 ans… ses compagnons l’appelaient Vater. Le siège de Budapest commença. La ville fut encerclée par la terrible armée russe, les « Yvan ». Il y eut énormément de morts et de blessés parmi les Allemands. Toutefois, il réussit à s’en sortir avec un cheval et sa Feldküche.
Fait prisonnier par les Russes, il subit l’horreur d’un camp à ciel ouvert où les prisonniers étaient entassés, serrés comme des sardines et à même le sol. Traité moins que des chiens, la nourriture leur était jetée et il fallait se bagarrer pour un morceau de pain rassis et boueux.
Impossible de prendre contact avec les gardiens qui étaient de vraies brutes, surtout si on a été un Waffen SS.
Du jour au lendemain cela changea : transféré, bien entendu à pied, dans un camp américain en avril 1945, les conditions de survie s’améliorèrent. Après plusieurs tentatives pour prendre contact avec les gardiens, il trouva enfin un officier américain qui, ayant eut vent de l’incorporation de force des Alsaciens dans l’armée allemande, le sortit de ce camp de misère. Pensant bien faire, l’Américain lui enleva son tatouage en le charcutant avec je ne sais quoi ! Résultat : ce fameux tatouage s’était transformé en une vilaine cicatrice purulente ne laissant pas de doute sur son origine.
Fin du calvaire
Très diminué physiquement et moralement ( il ne pesait plus que 45 kg), il fut d’abord hospitalisé, puis dirigé sur un centre de rapatriement de Linz. Habillé proprement avec un costume brun rayé, identique à celui de tous ses camarades, il retrouva enfin son Alsace.
Il réintégra le Corps des sapeurs-pompiers de Strasbourg le 15 septembre 1945. Lavé de tout soupçon, les cinq années de « mise à pied » forcée de la Feuerschutzpolizei lui furent rendues.
La « SS Sportgemeinschaft » redevint le Cercle Nautique de Strasbourg.
Toutefois, dans la vie courante, nous rencontrions encore beaucoup de difficultés. Le gaz de ville ne fut rétabli qu’après le 26 juin 1945. Nous manquions encore cruellement de denrées fraîches ; tout était encore rationné. Le marché noir fleurissait. La partie la plus aisée de la population trouvait tout sur un « marché parallèle ». C’était encore une période bénie pour les commerçants et les paysans qui abattaient clandestinement le bétail.
C’est aussi le temps des règlements de compte, pas toujours justifiés. Il y avait une telle haine contre les délateurs. D’ailleurs, à la Meinau, il y avait un centre d’épuration dans lequel on retrouvait des Allemands n’ayant pu partir, ainsi que des alsaciens soupçonnés d’intelligence avec les Allemands.
Enfin les années noires s’estompaient. Je pouvais à nouveau dormir tranquillement, plus d’alerte, plus de bombardement.
Un mauvais rêve me poursuivait cependant ou plutôt un cauchemar : Je me trouvais dans la rue Mercière, face à la cathédrale, qui était un immense tas de gravats. Il ne restait que quelques pans, de la fumée se dégageait et on entendait une étrange musique. Il y avait des cadavres et, tout à coup, des squelettes revêtus de grands manteaux noirs se dirigeaient vers moi ! J’avais beau reculer, ils essayaient toujours de m’attraper… Heureusement, je me réveillais dans mon lit à côté de Grand’mère.
Après une colonie de vacances à Lourdes, spécialement destinée aux petits citadins les plus malingres et les plus touchés psychiquement, je retrouvais le train-train de tous les écoliers. C’est là que s’arrête mon long récit sur une petite enfance sous l’annexion allemande ».
MENGUS Paul
Paul Mengus rassemble ici ses souvenirs de l’évacuation à Limoges, d’un père combattant dans les Vosges, de sa scolarité en Alsace annexée, de l’incorporation forcée de son frère aîné ou encore de la Libération.
« Pour le gamin de 6 ans que j’étais, la vraie guerre commença par l’évacuation, le 3 septembre 1939, à Limoges. Maman, fonctionnaire des PTT était affectée dans ce chef-lieu de la Haute-Vienne et devait donc s’expatrier avec ses trois enfants en emmenant sa mère, Papa ayant été incorporé depuis quelques semaines dans l’Armée française. Après de rapides préparatifs, nous voilà dans le train – Maman, Grand’Mère, Jean-Pierre (15 ans), moi-même (6 ans) et Claude (4 ans) – avec seulement quelques bagages à main.
Ce départ faisait suite à un premier « exercice », en 1938, où nous avions été évacués, de nuit, à Still (vallée de la Bruche) sur une charrette tirée par deux chevaux.
Entre-temps, nos parents mirent les objets de valeur (tels que tableaux, vaisselle en porcelaine, couverts en argent, etc.) en sûreté chez des viticulteurs de Blienschwiller. Bon réflexe au demeurant. Hélas, après guerre, ces gentils paysans leur déclarèrent que tous leurs biens avaient été volés (après enquête auprès de voisins, il apparut que rien d’autre n’avait disparu, ce qui peut corroborer la thèse du doute). Le dossier « Dommages de guerre » constitué en vue de remboursement fut rejeté. Pour quelles obscures raisons ce dossier n’était-il pas conforme pour répondre aux critères de spoliation ? Nous l’ignorons toujours.
Mais, revenons à Limoges où l’accueil fut mitigé. Mais peut-on en vouloir à des autochtones, sans doute peu au fait des questions de géographie et d’histoire de France, de ne pas accueillir à bras ouverts cette masse de « Teutons » ?
La Noël 1939 nous permit de revoir Papa venu en permission pour quelques jours en uniforme français. Il rejoignit ensuite son unité sur un front furtif et fut fait prisonnier par les troupes allemandes dans les Vosges, dans la région du Donon.
Volkschule et bombardements
Arrivé à la maison (au 14, rue Edouard Teutsch, rebaptisée par les Allemands « Lützelsteinerstrasse »), la vue de l’uniforme français de Papa accroché au porte-manteaux, dans l’entrée, me rassura. Papa ne tarda d’ailleurs pas à nous rejoindre. Il avait trouvé un travail de vendeur/acheteur chez son frère aîné, Eugène, qui dirigeait une coopérative de cordonniers (cuirs et outillages), en attendant de trouver un emploi définitif.
A partir de ce moment se mit en route une vie que chacun accommoda à sa façon, selon qu’il se sentait fort, faible ou simplement équilibré, selon qu’il était enfant, adolescent ou adulte.
Le sujet traité étant l’enfance, je me bornerais à l’évocation de quelques « souvenirs » restés en mémoire après presque six décennies.
Dès les premiers jours d’école – la Volkschule –, il fallut se rendre à l’évidence que la langue apprise à Limoges appartenait désormais au passé : le Hochdeutsch se substituait au français. Chaque matin, le premier quart d’heure était réservé aux commentaires du maître sur les victoires de l’Armée allemande sur les différents fronts ; la géographie n’avait plus de secret pour les petits Alsaciens. Si la majorité des membres de l’équipe enseignante était « sympa », il y avait tout de même un quarteron de Nazis qui, lors des différentes fêtes ou commémorations, assuraient leurs cours revêtus de leur uniforme du parti, la NSDAP (National Sozialistiche Deutsche Arbeiter Partei). Lors de ces cérémonies, la montée du drapeau à croix gammée, au mât planté au centre de la cour de récréation de la « Schoepflinschule », était effectuée en présence de l’ensemble des personnels et des élèves, le bras droit levé.
Les cours étaient bien souvent interrompus par le hurlement des sirènes annonçant le passage d’avions alliés, parfois accompagnés de bombardements, avec des rafales de mitrailleuses anti-aériennes lourdes et des détonations offertes par la DCA (Défense contre les avions) allemande implantée autour de la ville, notamment dans la ceinture des fortifications de Vauban comme, par exemple, près de la place de Bordeaux, à l’emplacement de l’actuel Lycée Kléber.
Au cours de ces « récréations impromptues », tout le monde se retrouvait dans les caves de l’école, le mouchoir humidifié comme protection éventuelle contre la poussière en cas de bombardement du bâtiment, ce qui heureusement ne s’est jamais produit. Pendant la durée de l’alerte, tout ce petit monde était obligé de chanter pour atténuer le bruit des détonations et évacuer la peur des plus sensibles.
Il va sans dire que nous subissions aussi des alertes aériennes nocturnes. Il nous fallait descendre, encore à moitié endormis, les quatre étages de notre immeuble pour nous réfugier dans la cave que mon père, avec l’aide d’un voisin – M. Kuntz, dont un fils incorporé de force fut tué sur le font russe –, avait étayé avec de gros madriers en chêne (Ces madriers en chêne provenaient des maisons détruites par les bombardements et étaient distribués à cet effet. Mon père travaillait alors au service Wiederaufbau (Reconstruction) auprès du « Chef der Zivilverwaltung » (Administration civile), implanté à l’époque dans les bureaux des bâtiments de la rue Brûlée (« Brandgasse ») contigus à l’Hôtel de la Préfecture et résidence du Gauleiter Wagner.) . Cette charpente massive était rassurante, car la peur d’un effondrement était permanente. A la fin de l’alerte – que nous, gamins, souhaitions qu’elle eût lieu à minuit passé, car les cours étaient, dans ce cas, reporté à 9 heures –, nous remontions nous coucher après avoir scruté le ciel direction nord/nord-est qui, lors des bombardements de Karlsruhe, se teintait d’une couleur rosâtre.
Lors de l’attaque aérienne du 11 août 1944, je me trouvais, avec mon frère Claude, place de la Cathédrale. Les bombes tombaient drues (chiffrées à 1544 d’après les rapports d’après guerre). La coupole de la cathédrale était détruite – elle eut d’autres impactes –, le Palais des Rohan fut fortement touché et un immeuble, coté Maison Kammerzel, rasé. Ce fut la première fois que je me trouvais au centre d’un tel séisme : les fenêtres et les volets furent projetés dans la rue, soufflés par l’explosion, suivis d’une fumée grise, puis la façade entière bascula. Les étages de la maison s’affalèrent pour ne former qu’un grand amas de gravats dans un nuage de poussière.
Un adulte nous poussa sans ménagement à l’intérieur de la pharmacie du Cerf devant laquelle nous nous trouvions et nous fit descendre dans la cave qui est incroyablement profonde dans cette très vieille bâtisse médiévale. Lorsque le vacarme des explosions cessa, il devait être aux environs de 11 heures. Sans attendre la sirène de fin d’alerte, nous remontions de la cave pour prendre le chemin de retour à la maison. Un grand nombre de cratères, laissés par les explosions de bombe, et les maisons effondrées entravaient notre parcours : rue du Parchemin, près de la Poste centrale – qui était, elle aussi, touchée (le central téléphonique au milieu du bâtiment, heureusement que Maman n’était pas de service !) –, rue des Arquebusiers…. Partout régnait une forte odeur de gaz, d’eau mélangée au plâtre et aux gravats, qui prenait à la gorge. Le cratère, au milieu de la rue des Arquebusiers, commençait déjà à se remplir d’eau à la suite d’une rupture des canalisations.
Arrivés rue Ohmacht, nous découvrîmes que la Clinique Béthesda avait été touchée. La salle d’opération était détruite, des sœurs blessées et la sœur-infirmière du Bloc opératoire, qui m’avait déjà soigné pour de petits bobos, tuée. Quelle tristesse !
Enfin la « Lützelsteinerstrasse » ! Maman nous attendait. On comprend son soulagement quand elle nous a vu débouler à l’entrée de la rue. Contrairement à ce que l’on nous montre actuellement à la télévision, les gens restaient calmes et dignes dans la douleur ; pas de cris hystériques, pas de grande gesticulations théâtrales, mais un stoïcisme impressionnant pour moi, surtout avec le recul.
Papa rentrait lui aussi aux environs de midi. Le repas préparé restait froid. La faim habituelle à cette heure avait disparu.
Le nombre des victimes décédées lors de ce bombardement se monte à plusieurs centaines. Mais la vie reprenait. Jean-Pierre, le grand-frère, était dans la Wehrmacht, enrôlé de force comme des dizaines de milliers d’Alsaciens-Mosellans (depuis le 17 février 1943) .
« Me voilà donc Pimpfe »
Un petit retour dans le temps s’impose. Ma scolarité se passait plutôt bien et il fut envisagé que j’accèderai, à la rentrée prochaine, dans le secondaire, ce qui n’était pas chose acquise à cette époque. Pour entrer en 6e, il fallait passer un examen – qui fut maintenu après guerre et qui aurait dû être pérennisé par la suite –, mais il fallait en plus adhérer au Jungvolk (JV).
Compte tenu de mon projet scolaire, me voilà donc Pimpfe, nom donné aux jeunes de moins de 14 ans, avant de passer dans la Hitlerjugend (HJ), ce qui était obligatoire pour pouvoir envisager des études secondaires, voire supérieures. Le Pimpfe ne portait pas le Dolch (poignard) comme le HJ, mais se devait d’assister aux rassemblements les mercredis après-midi, de participer aux multiples quêtes dans la rue, avec les fameuses Sammelbüchse, pour le WHW (Winterhilfswerk), pour les soldats du front (Frontkämpfer) , pour le parti, etc. Il en fut de même pour les opérations de collecte de vieux chiffons, papiers, vieilles ferrailles, ainsi que de la cueillette de différentes plantes médicinales telles qu’orties, plantain, etc.
Certains événements ponctuaient cette vie devenue, par la force des choses, somme toute normale pour des enfants. Par exemple, la condamnation à mort par le Volksgerichtshof de mon cousin René, neveu de Papa, jeune ingénieur des mines mêlé à un réseau de résistants (René Mengus fut condamné en 1942. Comme il ne fallait surtout pas en parler devant les « enfants », je n’ai pas de détails concernant cet épisode. Ce que je sais, c’est que René entra, après la guerre, au Lycée technique (actuellement Lycée Couffignal, à la Meinau) en tant que professeur de Construction. Il décéda dans les années 1960 des séquelles de son incarcération) ou encore l’arrestation de Papa par la Gestapo et interrogé pendant trois jours et deux nuits sur dénonciation du Blockleiter Heidt : « Vos fils sifflent la Marseillaise dans la cage d’escalier (tous les membres d’une famille dont un élément était déporté et interné dans un camp de concentration devenaient suspects. Je suppose que la rétention de mon père au siège de la Gestapo, rue Sellénick, est en partie liée à cet événement et que le comportement des deux enfants ne servit que de prétexte.) !! » .
Comme les cours devenaient de plus en plus aléatoires, les écoles furent fermées. Pour nous occuper, nous aidions Madame Wassmer, l’épicière du coin de la rue (dont le mari était, lui aussi, incorporé de force, et qui avait un fils de mon âge prénommé Jean-Pierre), dans son magasin : rangement des denrées, distribution de lait (contre tickets de rationnement), approvisionnement au marché, livraisons aux personnes âgées, etc.
Le Volksturm
Puis, vint le 23 novembre 1944. Une journée froide et maussade. Le matin, on entendait le canon tonner au loin. Mon père était absent de la maison depuis quelques jours. Lui aussi avait été, à 44 ans, incorporé dans le Volksturm (la « tempête populaire » !). Le grand Reich voulait lui apprendre le maniement de la Panzerfaust (bazooka allemand) pour arrêter les chars de la 2e DB du général Leclerc ! Quelle aberration ! En compagnie de jeunes vieux ou de « vieux » tout court, rassemblés au Quartier Lizé au Neuhof, son enthousiasme peut se deviner aisément.
Ce matin donc, nous n’avions pas le droit de « descendre » dans la rue ! Mais les rumeurs s’amplifiaient de maison en maison, d’étages en étages : ILS sont à l’entrée de Koenigshoffen, ILS viennent par Cronenbourg, à 3 ou 4 kilomètres à vol d’oiseau.
Les rafales de mitrailleuses lourdes et les coups de canon des chars devenaient de plus en plus forts. Malgré cela, nous nous risquions à descendre dans la rue d’autant que nos copains y étaient. De petits groupes de personnes s’étaient formés et discutaient, grands gestes à l’appui.
En début d’après-midi, je vis un clochard au bout de la rue qui s’avançait d’un pas décidé. « Mais c’est ton père ! » s’exclama une copine. Je n’en croyais pas mes yeux : l’homme portait un vieux feutre enfoncé sur la tête, une veste brune en velours côtelé qui, à l’arrière, n’avait plus que la doublure, un pantalon trop court. Peu importait : il était de retour, ayant réussi dans la débâcle, non seulement à s’échapper, mais aussi à passer entre les colonnes de la 2e DB qui reprenait notre ville quartier par quartier (au moment de son évasion du Quartier Lizé, mon père portait l’uniforme allemand, ce qui interdisait tout déplacement dans Strasbourg en ce jour historique. Il se réfugia dans un immeuble, route du Neuhof (l’équivalent des « SIBAR » actuelles, logements réservés aux fonctionnaires), qui était occupé en majorité par des familles de la Police municipale. Ce sont des épouses compréhensives qui lui trouvèrent cet accoutrement qui lui permit de traverser la ville.) !
Peu de temps après, enhardis, nous poussions nos expéditions vers le centre-ville après avoir croisé le premier half-track (camion blindé tout-terrain chenillé à l’arrière) près du parc des Contades. Arrivés à la hauteur de l’avenue des Vosges, nous dûmes rebrousser chemin. Danger ! ! Des colonnes de chars, comme au défilé, dévalaient cette large avenue qui mène au Pont du Rhin. Au carrefour, sur le trottoir, se trouvait une petite Simca 5 verte dont la vitre arrière et le pare-brise étaient en éclats. Sur le siège du conducteur, affalé sur le volant, un officier allemand, la nuque ensanglantée, était mort. Cet Allemand avait essayé de fuir devant l’avancée des troupes de Leclerc, dans la direction du Rhin, mais fut atteint par des balles de 12,7 des armes alliées et son véhicule percuta le mur en grès rouge d’une maison de la rue du Général Gouraud. Ce fut, à l’âge de 11 ans, le premier cadavre que j’eus devant les yeux. Hélas, il y en eut d’autres.
Deux jours après ces événements, en repassant à l’endroit décrit plus haut, la petite Simca 5 avait été poussée sur la pelouse du Contades et le malheureux était couché à même le sol, au bord du trottoir. Sa tête était recouverte d’un « chiffon » et ses chaussures avaient été volées. Personne n’avait songé à enlever cette dépouille mortelle, nos responsables municipaux avaient certainement d’autres priorités. Et, après tout, ce n’était qu’un « Schleu ». Pauvre humanité ! C’est beau, la guerre ! !
Un pendu
Nos « pérégrinations » nous emmenaient à traîner un peu partout. Nous visitions les appartements qu’avaient occupés les partis nazis (Orstgruppe, NSDAP, NSKK, etc.), les casemates où étaient encore stockés le ravitaillement et autres subsistances des Allemands. Nous n’étions de loin pas les seuls : ces lieux étaient prisés notamment par d’innombrables individus dont certains arboraient un brassard bleu-blanc-rouge, armés de pistolets, de fusils ou de pistolets-mitrailleurs, et qui nous chassaient afin de s’approprier les victuailles abandonnées par l’armée allemande en déroute.
Le troisième jour après la Libération, nos expéditions nous menèrent derrière les casemates de la rue Jacques Kablé (actuel Lycée Kléber). Une information nous était parvenue : il y a un officier allemand mort, pendu dans le bunker. Arrivés sur les lieux, il y avait effectivement un homme en uniforme d’officier pendu, la langue coincée entre les dents, la bouche entrouverte. Ce qui me choqua, c’est que l’annulaire droit avait été sectionné pour lui voler son alliance. Personne, dans ce cas aussi, n’avait pensé à le décrocher. Décidément, c’est beau la guerre !!
Plus tard, à la fin de l’hiver, les cours reprenaient et je pus enfin entrer en 6e, année forcément écourtée, après ce fameux examen où l’épreuve de mathématiques portait sur le prix de revient des pommes de terre. Je ne connaîtrais jamais le nom de l’auteur imbécile de ce sujet, mais ce qui est sûr, c’est qu’il ignorait que l’alimentation était rationnée, que le marché noir fleurissait et qu’il fallait des tickets pour subsister.
Mes parents reprirent leur travail respectif dans la fonction publique (Ma mère réintégra, après avoir bénéficié d’un congé parental pour élever ses deux plus jeunes enfants, les PTT en qualité de surveillante au Central téléphonique. Mon père intégra le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme à Strasbourg, en 1945, en qualité d’attaché. Son expérience au Wiederaufbau allemand lui permit d’être au fait des dossiers immédiatement. Il n’existait pas un village dans le Bas-Rhin dont il ne connaissait l’étendue des dégâts.) . Mon frère Jean-Pierre, libéré enfin, ne tarda pas à se marier et nous quittait à nouveau. Quant à Claude, il reprenait lui aussi ses études.
Une page de la vie d’un gamin était tournée, mais le livre ne sera jamais fermé définitivement ».
KIRCHHOFF Denise
Scolarisée à Strasbourg, Denise Mengus se souvient des bombardements et des dangers auxquels les élèves s’exposaient en répondant de façon irréfléchie aux questions de leurs professeurs.
« Lorsqu’éclata la guerre, à la fin de l’été 1939, j’avais 14 ans, et j’étais immergée dans le monde du sport, de l’athlétisme en particulier. Je venais de gagner la « triple épreuve » et rêvais… des prochains Jeux Olympiques!!!
Avec l’évacuation des Strasbourgeois, je restais éloignée des stades durant un an. Puis, je me suis retrouvée émerveillée par ce que les « envahisseurs » d’Outre-Rhin nous offraient au niveau sportif: toutes les disciplines dans le cadre scolaire, des facilités à les pratiquer dans des clubs (ASS-ASPTT).
A 15/16 ans, on ne se sentait pas concernés du tout par les questions politiques qui préoccupaient sérieusement les adultes. La camaraderie se développait autour des stades, des sorties dans les Vosges, les baignades au Bain Weiss, Baggersee, Bad Mathis, etc.
Que l’on nous obligeait à porter souvent l’uniforme, nous incitait à braver l’interdiction de la langue française. Tout cela me laisse un souvenir d’insouciance, que les adultes traitaient d’inconscience: „Wie ein Blitz aus heiterem Himmel“. Ce château de cartes s’effondra lors de l’introduction du Reichsarbeitsdienst (RAD), tant pour les filles que pour les garçons.
Ensuite, lorsque nos copains ont dû revêtir l’uniforme de la Wehrmacht, nous avons vite compris ce que signifiait le mot « guerre » et comme un régime totalitaire débouche dans l’horreur: la mort ou la déportation pour les récalcitrants.
„Volksdeutsche Elsässer“
Me destinant à l’enseignement de l’EPS, j’ai réussi à échapper aux contraintes des différents „Kriegshilfsdienst“ (Service auxiliaire de guerre). J’ai été une « privilégiée ».
Avec la mobilisation de mes copines et leur transfert en Allemagne, nos parcours se sont séparés. Les liaisons avec les copains engagés sur le front de l’Est étaient rompues. A la Libération, peu de couples d’amoureux avaient survécu à cette période tragique.
De nouveaux groupes d’amis se forgèrent car on ne portait pas le deuil des disparus, on gardait espoir. Les tristes anecdotes s’oublient, telle la disparition d’une copine de classe, lors d’un des bombardements de la ville, qui a même donné lieu à une méprise typique du régime: le lendemain, lors du pointage des présentes en classe, le prof m’engueule d’un sec „Wo ist Anna?“ (« Où est Anna? ») et je réponds un peu naïvement „Sie ist tot“ (« Elle est morte »). Et me voilà accusée d’outrance à un dignitaire du parti. Aujourd’hui, on ne peut plus s’imaginer jusqu’où pouvait conduire une réponse candide.
Plus grave fut la question pernicieuse d’un prof alsacien particulièrement zélé dans l’enseignement politique : „Was sind wir ? “ (« Que sommes-nous ? »). Une élève croit bien faire en répondant „Deutsche “ (« Allemands »). Un tonitruant „Nein !“ du prof laisse la salle perplexe. La réponse „Elsässer“ est également rejetée par le prof. Pour ma part, j’avais eu connaissance d’un cas de mariage entre une Alsacienne et un Allemand du Nord. Je lève le doigt… „Ja, sag es ihnen !“ (« Oui, dis-leur! »). Toute décontractée, j’annonce „Franzosen !“. Sur ce, on entendait une mouche voler, le temps de me conduire chez le directeur de l’établissement pour engager les poursuites! Ce n’était pas facile de leur prouver que je ne répétais que l’avis d’un fonctionnaire d’Etat Civil du IIIe Reich qui faisait des difficultés à cet Allemand du Nord qui s’imaginait pouvoir épouser une « Française de naissance ».
La bonne réponse au prof devait bien sûr être: „Volksdeutsche Elsässer“. Est-il nécessaire de préciser que toute contestation était passible d’un séjour au camp de Schirmeck? ».
Les archives russes de Tambow bientôt en Alsace ?
Le camp n°188 de Tambow est l’emblème des souffrances de l’ensemble des incorporés de force alsaciens et mosellans. Il résume à lui seul toute la complexité de la situation des Malgré-Nous. Plus de 60 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les archives russes sont sur le point d’être transférées dans notre région grâce à l’Association des Anciens de Tambow et autres camps1.
C’est en 1996 que Charles Klein, président de l’Association du Pèlerinage de Tambow, a pu accéder aux dossiers concernant le camp n°188 et l’hôpital de Kirsanow. Grâce aux nombreux contacts amicaux noués depuis des années entre l’Alsace et l’oblast (région) de Tambow, le maire de cette commune a proposé à Charles Klein d’en effectuer des copies et de les expédier en Alsace.
Une chance pour les familles…
L’ensemble de ces dossiers représente sept mètres linéaires d’archives. Leur contenu exact n’est pas connu, mais l’on sait qu’il s’y trouve des listes d’Alsaciens et de Mosellans qui ont
été internés ou qui sont morts à Tambow entre 1943 et 1945. L’une d’elles recense plus de 1000 Alsaciens et Mosellans décédés entre juin 1944 et août 1945.
Jean Benoît et Emile Roegel, respectivement président honoraire et vice président de l’Association des Anciens de Tambow et autres camps, qui suivent également ce projet de rapatriement, rappellent que le taux de mortalité dans le camp était énorme : entre janvier et mai 1945, on a dénombré 1752 décès. D’autres listes font mention des maladies dont souffraient les incorporés de force, mais probablement aussi des déplacements vers d’autres camps ou des commandos de travail.
Leurs souvenirs du camp ont alors afflué. Ils se sont souvenus de tout jeunes incorporés de force : l’un, de Weyersheim, était né en 1927 ; un autre originaire de la vallée de la Bruche, né
en 1928, avait été enrôlé peu avant le 22 novembre 1944 ! E. Roegel rapporte que les nouvelles arrivaient à Tambow par le biais de « nouvellistes » qui disposaient d’une radio. Ces derniers passaient de baraques en baraques pour diffuser les nouvelles. C’est ainsi qu’E. Roegel a pu se constituer une carte où figuraient presque toutes les poches de combats le long du Rhin. Ils se souviennent aussi que le général De Gaulle, en visite à Moscou, est passé en train à Tambow sans pouvoir s’y arrêter. Un sentiment d’abandon gagne les trois hommes : « Il savait bien que nous y étions… ». Ce sentiment perdurera après la guerre où « il ne fallait pas fraterniser avec tout ce qui était allemand ». Et J. Benoît, un des 1500 libérés en juillet 1944, a rappelé que François Mitterrand, alors ministre des Anciens Combattants, a été le premier à parler officiellement des « 1500 » en France.
Une question taraude toujours les trois hommes : « Pourquoi les incorporés de force étaient-ils moins bien traités à Tambow que les Allemands ? »
Les trois hommes ont aussi évoqué la récente disparition du peintre Camille Claus qui fut, lui-aussi, captif au camp n°188. Ce dernier avait fait don aux Anciens de Tambow d’un diptyque à la mémoire des incorporés de force décédés pendant la guerre. Cette oeuvre a ensuite été donnée au Mémorial d’Alsace-Moselle de Schirmeck, mais elle n’a pu être intégrée dans la muséographie.
… et pour les historiens
L’acquisition de la totalité de ces archives représente une chance pour les familles qui recherchent la trace d’un proche porté disparu et pour les historiens qui s’intéresseront à cette tragédie. En effet, les archives WASt de Berlin n’ayant pas encore été étudiées dans leur globalité, il n’existe aucune liste recensant tous les incorporés de force, ni de synthèse sur les disparus. Les chiffres officiels avancent le nombre de 40.000 Malgré-Nous décédés ou disparus, or seuls la moitié d’entre eux ont été officiellement déclarés morts. Et ces chiffres ne sont que des estimations. Par ailleurs, il est regrettable que notre pays ne se soit pas doté d’une organisation comme le Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge e.V. allemand spécialisé dans la recherche des lieux de sépulture.
Devant l’intérêt manifeste des Russes pour ce drame humain que représente Tambow, MM. Benoît, Klein et Roegel – qui ont par ailleurs été interviewés en Alsace, il y a quelques semaines, par la première chaine de la télévision russe – ont un autre regret : que les archives françaises ne soient toujours pas accessibles. En tout cas, il ne fait aucun doute que « ce transfert de documents permettra d’éclaircir la situation encore floue et peu chiffrable en l’état actuel sur l’occupation du camp à l’époque, sur le nombre de personnes ayant transitées par ce camp […]. Ce serait impardonnable de ne pas saisir cette chance ».
Les dossiers, une fois photocopiés, seront traduits et exploités en Alsace. Il restera ensuite à définir les modalités de leur consultation par le public. Mais, pour le moment, il s’agit d’obtenir le concours des instances régionales et des collectivités départementales d’Alsace et de Moselle. L’assistance de la Fondation « Entente Franco-Allemande » sera également sollicitée, les associations ne disposant pas des moyens nécessaires ; le prix du traitement d’un dossier est estimé à 27 ou 30 roubles (soit un peu moins d’un euro/dossier) et l’ensemble pourrait être évalué à 5000 euros. L’opération devrait être lancée au début de l’automne 2005.
Nicolas Mengus
1. Association des Anciens de Tambow et autres camps 11, rue Kuhn 67000 Strasbourg.